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MILLE TROIS CENT CINQUANTE SEPTIÈME LETTRE

Chère Maman,

Nous avons fait la rencontre de gens particulièrement intéressants aujourd'hui. Des survivants qui, comme nous, préféraient vivre en dehors d'une communauté à proprement parlé. Ils sont pourtant une dizaine, mais ne se voient pas comme un groupe à part entière. Disons qu'à leurs yeux, bien qu'ils ne partagent pas tous le même sang, ils sont comme une famille.

Et quelque part, ils partagent tous un trait physique (leurs yeux d'un marron pigmentés de tâches vertes) qui poussent à se demander s'ils n'ont vraiment aucun lien de parenté. Le plus vieux membre de leur clan est âgé d'une soixantaine d'années, bine qu'ils paraissent en avoir bien plus. Je peine toujours à croire qu'il soit aussi énergique. Pourtant, il n'arrête pas de bouger dans tous les sens, houspillant ses compagnons quand ceux-ci disent des choses étranges.

Papa aussi ne comprend pas tous les mots qu'ils emploient. On dirait qu'ils parlent une autre langue, qu'ils mélangent à la notre juste pour le plaisir de nous embrouiller l'esprit.

Dans tous les cas, ces gens sont apparus alors même que nous tentions de sortir de la chambre du motel après une longue période où j'ai tant bien que mal, récupéré de ma fièvre. Sans armes, sans avoir l'air animé par une quelconque animosité. Ils avaient l'air étonnés de nous voir là, et nous ont brièvement expliqués que cela faisait un certain temps qu'ils vivaient ici.

D'après eux, c'est un endroit tranquille, assez reculés pour éviter que des hordes de Mort ne viennent nous embêter. Ils ont également rapporté que les survivants ne s’arrêtaient pas non plus en ces lieux, bien que les concernant, cette tribu d'hommes n’avait aucune idée de la raison de cette réserve à l'égard d'un endroit qui possédait tout ce dont on pouvait rêver : un lit, de la nourriture et de l'eau.

Quand Papa, tremblant comme une feuille, leur a demandé si nous pouvions rester, ils nous ont observés avec un air amusé. Avant de nous annoncer que de toute manière, ils n'étaient pas les propriétaires et qu'un peu de compagnie pourrait leur changer de leur morne routine. Un « oui » aurait aussi pu suffire, mais ils avaient l'air de se divertir face à nos réactions. Ils ne devaient, je pense, pas souvent sortir de ce motel pour comprendre que tout cela n'avait rien de comique. En d'autres lieux, on nous aurait lynchés pour bien moins.

Mais Papa est retombé au plus bas dans mon estime en se contentant de rire avec eux, comme si de rien n'était. Je n'ai pas ri. Mais je n'étais pas la seule. Deux autres personnes se contentaient de m'observer d'un air critique que je leur ai rendu.

Plus tard, autour d'un repas guilleret où l'alcool était présent (apparemment il en restait encore dans ce monde), nous avons appris les noms de la plupart des gens. Je ne les ai pas tous retenu, ce n'était pas ce qui m'intéressait le plus. Il y a donc un certain Phan, qui semble être le Meneur du groupe. Je dirai qu'il a à peu près le même âge que Papa. Tous les deux semblent d’ailleurs s'entendre à merveille. Pour combien de temps, je n'en sais rien. Les différents arrivent si vite quand la tension est monnaie courante.

Bref.

Pour en revenir à Phan, il nous a avoué que ce n'était qu'un surnom, qu'il ne voulait pas utiliser son ancien prénom qui lui rappelait une vie passé qu'il préférait oublier. Son père, le vieux monsieur énergique, a pour nom Émile.

D'après ce que j'ai cru comprendre, ils ont tous abandonné leur ancienne identité (sauf Émile), pour prendre un nouveau départ et évoluer sans ressentir le poids de leur passé. Alors imagine leur tête quand Papa a parlé de mon larcin, ainsi que du but que je m'étais fixée avec le journal. On aurait pu croire que j'étais un extraterrestre. Pour eux, c’était sûr que je n'avais rien de normal. Une fille qui préfère rester attachée à ceux qu'elle a connu, à sa vie d'avant. Une fille qui ne veut pas abandonner les valeurs et le monde qu'elle avait connu. Une fille qui sortait du lot. Imagine un peu !

J'ai préféré les laisser parler et j'ai continué de manger lentement. Bien que la faim m’avait déserté comme on fuit la peste. J'en voulais à Papa pour m'avoir dénigré de la sorte face à ces inconnus. On aurait pu croire qu'il se vengeait du nombre de fois où il avait été recalé et pas moi. Comme pour me provoquer et m'énerver encore plus, les deux autres n'ont pas arrêté de me regarder jusqu'à ce que je finisse par leur faire un doigt d'honneur (cela fit rire le plus robuste des deux).

Ils se sont rebaptisés Raphaël (celui qui a ri) et Touma. Va savoir pourquoi. Ils ont l'air d'avoir le même âge que moi. Ils sont très grands, en comparaison j'ai l'air d'une gamine malingre qui porte des vêtements trop petits pour elle. Le premier est un homme, mais l'autre est une femme qui préfère qu'on la voit comme un individu de la gente masculine. J'en ignore les raisons mais cela semble être un sujet de plaisanterie au sein du clan, au grand damne de l'intéressée qui soupire à tout bout de champ quand ce sujet est abordé. Ils ont l'air complice tous les deux, surtout quand il s'agit de m'observer avec insistance. Mais ils ne semblent pas du tout issus de la même famille. Il est brun et elle est une belle rousse comme on en croise très peu de nos jours. Les gens sont tellement idiots qu'ils pensent qu'une couleur de cheveux est la source de tous nos problèmes.

J'ai préféré m'enfermer dans la chambre après le repas. Je n'ai aucune envie de tous les revoir. J'espère juste que nous partirons bientôt, bien que je soupçonne papa d'avoir trouvé le groupe qu'il cherchait tellement. Une communauté qui ne le reléguerait pas au second plan. Moi, je ne compte pas m'éterniser ici. Avec ces gens qui nous ont pourchassés comme si nous étions des animaux, comme si nous étions leurs proies. Car oui, ce sont bien eux, sur leurs bécanes, qui nous ont poursuivi sur l'autoroute.

Papa l'a compris aussi. Les engins de ces gens sont exposés aux yeux de tous comme des trophées. Et ce serait dur d'oublier de pareilles machines après la peur bleue qu'elles nous ont infligé. Ils ont beau prétendre avoir de bonnes intentions, n'avoir voulu que notre bien en nous demandant si nous avions besoin d'aide ce jour-là, je reste sur mes gardes. Tout ne peut pas être tout beau, tout rose. Je me demande juste quand est-ce que tout ça va nous tomber dessus, comme une tour qu'on aurait élevé trop haut, qu'on aurait bâti avec de trop grands espoirs et qui s'en retrouve avec une structure fragilisée. J'ai bien vu leur regard quand Papa a parlé du journal, quand je n'ai pas ri avec tous les autres. Ils ne sont pas nets.

Et puis, pourquoi changer et renoncer au nom que nos parents nous ont donné ? C'est une démarche que je ne comprends pas. On ne peut pas renoncer aussi impunément à ses racines.

Ta fille qui se méfie.

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