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MILLE TROIS CENT CINQUANTE TROISIÈME LETTRE

Chère Maman,

Nous avons de nouveau pris la route. Nous avons fuit précipitamment notre ancienne planque aux aurores, comme si nous étions des voleurs qui risquaient de se faire prendre. J'ai emmené avec moi quelques vêtements de rechange ainsi que le journal intime d'Eva, dans lequel j'ai glissé la photo de cette-dernière avec sa famille. Contrairement à mes lettres, le carnet n'est pas passé inaperçu aux yeux de Papa. Il m'a posé plein de questions, et n'a pas pu s'empêcher de me dire à quel point il était mécontent de mon larcin. Comme si cela allait me pousser à renoncer à ce livret. Je comptais bien terminer d'écrire l'histoire de ce monde, plus seulement à travers nos lettres, mais également dans le journal.

L'écriture n'est plus seulement une passion, c'est un besoin urgent et irrépressible.

Durant toute la matinée, Papa a conduit prudemment, respectant encore un code de la route que plus personne n'utilisait de nos jours. Assise sur la banquette arrière du véhicule, je ricanais doucement en priant pour qu'il ne le remarque pas. Ça ne doit pas te plaire de me voir aussi insolente avec lui, mais je n'y peux rien, c'était plus fort que moi.

Je ne l’aime pas. Je ne le comprends pas. Je ne vois pas pourquoi il serait revenu après tant d'années. Il doit bien y avoir une raison, non ? Alors pourquoi ne jamais me l'avoir confié ? Tu ne me faisais pas assez confiance ?

Savais-tu, d'ailleurs, qu'il avait une voix magnifique ? Alors que nous faisions une pause sur l'autoroute, je l'ai surpris en train de fredonner un air. Très légèrement, au point qu'il m'avait presque fallu tendre l'oreille pour pouvoir l'écouter. Il me tournait alors le dos mais quand il s'est retourné pour me découvrir avec une mine complètement ahurie, il s'est empressé de m'expliquer. Tout en rougissant comme si il avait honte d'avoir été pris sur le fait.

Et toi Maman, l'as-tu connu quand il était chanteur dans un groupe ? Ou bien, est-il devenu un artiste alors que tu te retrouvais obligée de m’élever seule ?

Après cela, nous sommes repartis et aucun de nous n'a relancé le sujet. Il semblait mélancolique et moi, par respect pour lui (oui ça peut m’arriver d’en avoir à son égard), j'ai préféré ne pas insister. Alors le silence a jeté son voile sur nous et chacun s'est plongé dans ses réflexions. J'ai passé le reste de la journée à regarder le paysage par la fenêtre. Il n'y avait rien de particulièrement intéressant, mais du moins, cela me permettait d'oublier les Morts. Et je dois avouer, honteusement, de t'oublier toi aussi.

Mes pensées étaient focalisées sur la course du Soleil, qui avait tellement peur du spectacle qui se déroulait sur Terre, qu'il semblait plus pressé de retourner se coucher pour laisser sa place à la majestueuse Lune. Celle-ci, en revanche, prenait son temps avant de céder sa place à son compère. A croire qu'elle aimait voir la mort et la tristesse sous toutes ses formes.

La Lune, d'après moi, veillait sur ses enfants et les couvait d'un regard bienveillant. Elle handicapait les vivants qui ne voyaient pas dans le noir et favorisait les Morts, qui se déplaçaient plus aisément quand l’obscurité gagnait le monde.

A un moment donné, la conduite de Papa s'est accélérée, au point que je n'ai pas pu m’empêcher de lui jeter un coup d’œil intrigué. Il semblait alerte et alors que je m'étais redressée sur mon siège, il m'a hurlé de me baisser et de m'allonger. Je ne l'avais jamais vu comme ça, en train d'imposer sa volonté aussi brusquement. D’habitude, il est une personne passive mais là, il donnait l'impression d'être à la tête de ce groupe et de le mener d'une poigne ferme. Je suis restée clouée sur place et même maintenant, alors que je t'écris tout ça à tête reposée, je ne sais pas où est-ce qu'il a trouvé comment mettre autant de force dans sa voix. On aurait presque dit un étranger.

Quand je lui ai demandé ce qu'il se passait, il m'a expliqué que nous étions suivis par un groupe de motards. Digne d'un film d'action, tu ne trouves pas Maman ? Dans tous les cas, ça n'avait pas l'air d'amuser Papa qui a tellement appuyé sur l'accélérateur que j'ai bien cru qu'il allait casser la pédale. La voiture cahotait sur la route couverte de bosses et de trous. Il fallait, en plus de ça, slalomer entre les véhicules abandonnés ici et là, dispersés selon le bon vouloir du hasard et de la panique qui avait touché les anciens occupants. Un cimetière d'épaves, voilà à quoi cela me faisait penser. Bien que nous allions vite, je pouvais voir qu'à l’intérieur de ces engins désertés par leurs propriétaires, se trouvait une tonne d'affaires personnelles. Peut-être y avait-il des vivres...

A ma fenêtre, la tête d'un motard apparu dans l’encadrement de la vitre. Je n'ai pas pu m'empêcher de pousser un cri de surprise qui fit paniquer Papa : il perdit, durant quelques instants, les commandes de notre voiture qui commença à partir dans tous les sens. Cela n'a pas découragé les autres gens, le motard étant toujours au niveau de ma fenêtre. Ce-dernier me jeta un coup d’œil et s'aperçut enfin de ma présence.

Comprend bien Maman, je sais faire face aux Morts mais il m'est arrivé d’oublier que les Hommes peuvent être bien pires. J'ai commencé à paniquer. J'ai fouillé dans les affaires qui se trouvaient près de moi, et j'ai trouvé quelques objets inutiles que j'ai commencé à balancer sur l'inconnu, une fois ma fenêtre ouverte.

L'un d'eux le toucha au casque et il partit soudainement sur le côté, avant d'entrer en collision avec une des épaves désertes, dans un bruit sourd qui me fit frémir de dégoût. J'ai grimacé tout en remontant ma vitre. Je tremblais comme une feuille et Papa n'en menait pas large non plus. Heureusement pour nous, quand je regardais ce qu'il se passait derrière, je remarquais qu'ils étaient tous en train de s'arrêter pour venir aider leur compagnon que j'avais blessé plus ou moins indirectement.

Nous avons continué notre chemin, avant de nous arrêter dans un coin en espérant passer inaperçu. Nous avons attendu longtemps. Très longtemps, sans faire de bruits.

Je n'ai jamais eu aussi peur. J'en tremble toujours et je te prie de m'excuser si mon écriture, sur cette lettre, est pratiquement illisible. La nuit est tombée depuis un moment déjà. Papa s'est endormi dans son siège, à l'avant. J'ai préféré rester à l'arrière pour être tranquille. Les Morts errent autour de nous. Ils grouillent. Ils marchent ou boitent, selon s'il leur manque un bout de corps ou non. Tu n'es pas parmi cette horde, heureusement. Je ne sais pas ce que j'aurai fait si je te voyais parmi eux. Mais une chose est sûre, je n'aurai pas pu retenir mes larmes et mettre fin à ta deuxième existence. Ça aurait été au-dessus de mes forces. Et je n'aurai pas pu demander à Papa de le faire à ma place, puisque lui non plus n'a pas pu te faire quitter ce monde quand tu t'es transformée.

Il ne m'a jamais dit en détail ce qu'il s'était passé dans cette chambre ce soir-là.

Mais je me souviens que tu y étais rentrée en larmes et avec beaucoup de difficultés puisque ton corps commençait déjà à perdre ses forces. Tu boitais toi aussi, comme certains des Morts qui se tiennent non loin de ma vitre. La morsure que tu arborais à la jambe était visible, comme s'il fallait rappeler à tout le monde que tu ne tiendrais plus longtemps. Tu saignais. Et lorsque tu as posé ton regard sur moi, juste avant d'entrer, tu as pleuré des larmes de sang. Comme je ne comprenais pas comment cela était possible, que je voulais te rejoindre pour faire disparaître ces traînées rougeâtres, Grand-père a posé sa main sur mon épaule pour m'empêcher de faire un pas de plus. Les larmes de sang sont le premier signe de la transformation et avec elles, vient le regard qui se vide peu à peu de toute émotion, de toute vie, de toute couleur.

Quelques minutes plus tard, Papa est sorti. Seul. Le visage fatigué. Il m'a à peine regardé et est parti dans sa chambre ou durant toute la nuit, on l'a entendu pleurer. Grand-père m'a expliqué, bien plus tard, qu'on n'avait pas pu te tuer. Mais qu'on t'avait empêché de faire du mal aux autres. Je n'ai jamais su ce que cela voulait vraiment dire.

Ta fille qui a encore trop de questions en tête, sans aucune réponse.

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