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MILLE TROIS CENT CINQUANTE DEUXIÈME LETTRE

Chère Maman,

Ce matin, je me suis réveillée en étant complètement désorientée. Pendant un instant, j'ai cru sentir l'odeur de tes pancakes. J'ai cru t'entendre fredonner cet air que tu ne parvenais jamais à te retirer de la tête. Puis je me suis rendue compte que ce que mon odorat et mon ouïe percevaient, n'avait strictement rien à voir avec ces fragments du passé. Quelqu'un criait tandis que des émanations nauséabondes commencer à me faire tousser frénétiquement. Je n'ai pas attendu plus longtemps pour sortir du lit et descendre les marches à toute vitesse afin de voir ce qui se passait.

Papa était assis à la table, l'air mal en point. Il était blême et durant un court instant, j'eus peur d'apprendre qu'il avait été contaminé. Je pense qu'il avait compris ce qui se passait dans ma tête car, dès que son regard se posa sur moi et rencontra le mien, il me rassura en disant que cela n'avait rien à voir. Son sourire m'indiqua que ma réaction lui avait fait plaisir. Mais avais-je eu peur de le perdre, ou de me retrouver seule face à ce monde qui partait dans tous les sens ? Je n'en savais rien. J'imagine sans peine que, le simple fait que je me sois posée cette question, te déçoive beaucoup. J'ai tendance à croire que je ne sais faire que cela : blesser les gens que j'aime avec mes réactions puériles.

Pour en revenir à l'homme que tu aimes, il m'a annoncé que les rues grouillaient de morts et qu'ils étaient d'une humeur inquiétante. D'après lui, notre arrivée les avait attirés comme des mouches. Il s'est levé et a fait les cent pas avant de se planter face à la vitre pour inspecter l'extérieur. Tu aurais dû voir son visage Maman, sa mine quand il a regardé par la fenêtre, tous ces corps qui se mouvaient avec une démarche cocasse, mal assurée. Tous ces gens qui se retrouvaient dans les rues alors que leurs enveloppe charnelle aurait dû se trouver six pieds sous terre. Je suis prête à parier qu'à travers eux, c'était toi qu'il voyait. J'avais fait pareil au départ. Puis j'avais fini par comprendre qu'à part me faire du mal, transposer ton visage sur tous ces gens ne servait à rien.

Je pourrais dire ce que je veux sur lui, je ne peux pas lui enlever le fait qu'il t'aime toujours d'un amour inconditionnel.

Je suis retournée dans la chambre après ça. J'ai repris mes fouilles, notamment dans l'armoire. Eva était légèrement plus petite que moi, mais malheureusement, je n'avais pas le choix. Il fallait que je change de vêtements. J'ai pris un de pantalon qui m'arrivait juste en-dessous du genou, faute d'avoir plus d'options, ainsi qu'un tee-shirt kaki qui me collait un peu trop au corps à mon goût. En inspectant mon reflet dans le miroir de la salle de bain, je te promets Maman que je n'ai pas pu m'empêcher de ricaner. J'avais l'air pitoyable, je ressemblais à une fille qui ne savait pas s'habiller. Mon nombril était à l'air et mes mollets bien trop exposés. Quand à mes bras mis-à-nu, avec le froid qu'il faisait, j'avais l'air tout droit sorti d'un autre monde. Et mes cheveux étaient trop longs. Il allait falloir penser à les couper.

Et c'est ce que j'ai fais après avoir trouvé une paire de ciseaux. Ma tête est désormais plus légère, du moins, c'est l'impression que j'ai en t'écrivant. Pourtant, je dois t'avouer qu'accomplir un tel geste fut difficile. Avant, c'était toi qui t'occupais de ma coiffure. Tu disais que j'avais des cheveux magnifiques et que les avoir long me donnaient l'air d'une princesse. J'ai passé l'âge de croire ta dernière remarque. En revanche, la première me laisse un goût amer dans la bouche. Si tu voyais leur état, tu ferais les yeux ronds. Ils sont désormais cassés de partout, il m'en tombe toujours un paquet quand je passe une main dans mes cheveux et leur couleur caramel a laissé place à une teinte délavée.

Les Morts rodent toujours. J'ai une meilleure vue sur eux, du haut de mon étage. Je me sens moins vulnérable face à eux quand je peux les dominer de la sorte. Mais ils n'en restent pas moins des dangers pour tout être vivant. Même toi Maman, je ne pourrai plus t'approcher sans avoir peur de mourir dans tes bras. Et tu ne peux pas savoir à quel point l'idée que tu sois comme eux me tue. Plus le temps passe et plus j'ai dû mal à m'y faire. Le « cours du temps » ne fait pas toujours son travail correctement il faut croire.

J'ai peur de voir à quoi tu peux bien ressembler aujourd'hui. Est-ce ignoble ? Est-ce égoïste de ma part de vouloir garder l'image d'une femme vivante et épanouie en mémoire ? Je ne t'ai pas vu quand tu t'es transformée. Papa m'en a empêché. Il a dit qu'il ne souhaitait pas que cela ampute l'amour que j'ai pour toi. Mais t'écrire, même quand je sais que jamais tu ne pourras lire ces mots, n'est-ce pas une preuve d'amour quelque part ? L'homme avec qui je partage le même sang trouverait sûrement cela complètement idiot s'il l'apprenait. Il risquerait même de me confisquer mes feuilles et mon stylo. D'où le fait que je garde cela pour moi. Ce sera notre secret, comme avant quand nous faisions des cachotteries à Papa et que l'on se confiait nos secrets.

Nous avons passé le reste de la journée à nous tourner les pouces. Il n'a pas arrêté de pester car il ne pouvait pas faire du repérage dans le village, histoire de trouver des vivres supplémentaires. Il ne tenait pas en place et moi, je faisais mine de m'ennuyer alors que je faisais tout pour retenir le moindre de ses faits et gestes pour te les rapporter. Papa a toujours la sale manie de faire pianoter ses doigts dans le vide quand le stress l'accable de trop. Moi ça me fait rire. Il me semble en revanche que cela avait le don de t'énerver. Je n'en suis même plus sûre. Finalement, nous avons mangé un maigre repas afin de ne pas abuser de ce que nous avions trouvé ici. C'était écœurant. Ça avait un arrière-goût de carton. Pourtant, ça a semblé lui plaire à lui. Alors j'ai pincé mon nez, et j'ai continué à manger comme si de rien n'était.

Je suis maintenant sur le lit. Et là, je m'ennuie vraiment. Je n'ai pas grand chose à te raconter aujourd'hui, je le sais bien. Mais je ne veux pas m'arrêter de te parler. Car quand j'arrête, j'ai l'impression de ne pas être complète. T'écrire est devenu une sorte de drogue, je ne peux plus m'en passer et j'en use en cachette. Tu me manques Maman. Tous les soirs, tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes. Et j'ai certes cessé de mettre ton visage partout où mes yeux se posaient, mais j'ai développé un autre symptôme du manque. Je me demande comment tu aurais réagir, ce que tu aurais fait dans telle ou telle situation. C'est une question obsédante qui revient sans cesse. Je ne trouve aucun moyen de m'en empêcher.

Papa parle de reprendre de nouveau la route dès demain. Je crois que l'épisode du passage de la horde de Morts l'a rebuté à l'idée de s'éterniser ici. De toute façon, au bout d'un moment, nous aurions fini par épuiser toutes la nourriture, à supposer qu'il y en avait dans les autres maisons. Je ne suis pas très emballé à l'idée de remonter dans la voiture pour une destination inconnue et plus que hasardeuse. Il parle de trouver un groupe qui nous accepterait tous les deux. Laisse-moi rire. Comme si les humaines allaient tout bonnement ouvrir leurs bras à des inconnus et leur offrir de quoi subvenir à leurs besoins, sans contrepartie derrière. Je pense parfois que Papa vit dans un autre monde. Un endroit où tout est beau et tout rose, où les gens s'offrent des roses en pleine rue, sans même connaître leur interlocuteur.

Ce n'est qu'un rêve auquel il s'accroche désespérément depuis de nombreuses années. Je me demande juste quand est-ce qu'il en sortira...

Ta fille qui va se coucher en pensant encore une fois à toi.

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