2ème Partie

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  Toujours immobile, Albert tournait nerveusement son regard dans toutes les directions.

Maintenant, la vibration du sol et le grondement sourd qui l’accompagnait occupaient toute son attention terrifiée. Il en oubliait presque la silhouette fantomatique.

Le bruit semblait venir de toutes parts. Il n’arrivait pas à en identifier la source. Le sol vibrait sous ses pieds et il perdit l’équilibre pour s’étaler dans la boue grasse. Cela gagnait en intensité. Le bruit d’un prédateur approchant sa proie.

En total contraste, la silhouette, elle, ne faisait rien, continuant d’avancer sans se soucier du reste.

Albert voulait fuir, mais il restait figé sur place. Il ne comprenait rien, ne savait plus rien. Il se sentait minuscule, écrasé par la peur, le stress et l’incertitude.

Encore un bombardement d’artillerie ? Où cela allait-il tomber ? Quel genre d’obus ? Shrapnels ? Explosifs ? À gaz ? Des questions qu’il avait l’habitude de se poser et qui trouvaient habituellement une réponse rapide. Rien de tout ça, cette foi-ci. La tranchée elle-même grondait dans une respiration malsaine.

Et puis… plus rien.

Le grondement avait cessé aussi vite qu’il était apparu. Mais au lieu d’apaiser Albert, le silence ne fit qu’accroire sa nervosité. Il continuait à tourner sur lui-même comme une girouette dans le vent. À chaque rotation, il avait l’impression que ses intestins allaient se vider de leur contenu et se répandre dans son uniforme déjà passablement souillé.

« Mais bordel, c’est quoi ? Mais c’est quoi ! » Sifflait-il entre ses lèvres.

Soudain, au bout de la tranchée, juste avant un tournant, le sol se gonfla en silence sous ses yeux exorbités.

Par réflexe, il passa la main à sa ceinture, mais se souvint qu’il n’avait pas d’arme. « Merde ». Ce n’était plus un cri, mais un hurlement d’effroi.

Quelque chose qui se trouvait dans le sol fonça alors dans sa direction en soulevant la terre dans sa progression.

Retrouvant instantanément sa mobilité, Albert sentit ses jambes reprendre vie et l’arracher au sol boueux pour fuir à l’opposée.

La silhouette dégoulinante ne réagit pas et continua à avancer en ignorant complètement la chose sous terre qui passa juste à côté d’elle.

Albert courait à perdre haleine sans savoir où il se dirigeait, alternant de manière hasardeuse entre de longs boyaux vides et de brusques tournants. Dans sa fuite éperdue, il gardait cependant la pleine conscience de l’incohérence de sa situation et de la bizarrerie de son environnement.

Il finit par atteindre un boyau plus étroit et s’y engouffra sans hésitation. Dans son esprit, l’étroitesse du passage pouvait ralentir la progression de son poursuivant souterrain.

Tout éclatait dans la progression de la chose. La terre se soulevait et explosait littéralement en de grandes colonnes de terres.

Albert n’était qu’un petit poisson face à un grand requin blanc. Il avait l’impression de voir un aileron se rapprocher de lui. « Merde, merde, merde… »… Il haletait en courant et manquait de s’étouffer en prononçant ces mots.

Il déboucha finalement de l’autre côté du passage et percuta une masse qui arrivait au même moment de sa droite. Sonné, il se releva avec maladresse pour se trouver face à un soldat allemand.

Albert porta à nouveau la main à sa ceinture. Pendant un court instant, il oublia la chose, pensant qu’il était de retour sur-le-champ de bataille. Mais les colonnes explosifs du boyau démontraient le contraire. Pourtant, l’allemand ne lui prêta aucune attention, lui adressa à peine un regard, et s’éloigna à toute jambe.

Une pluie de terre couvrit brièvement le ciel gris, ajoutant une couche encore plus sombre au paysage. Albert se remit lui aussi à fuir et se retrouva rapidement à quelques mètres derrière l’allemand. Plus rien ne comptait, la guerre n’existait plus. Ni sentiment de haine ni volonté de combattre, il n’y avait que l’instinct primaire de survie.

En un bref coup d’œil en arrière, il vit le sillon s’ouvrir en deux en son milieu : la chose allait surgir.

Il sentait son corps et ses pieds trembler à mesure que cela se rapprochait. Puis, sans réfléchir, sans même savoir si ça allait servir à quelque chose, il se jeta sur le côté au moment où la chose bondit.

Propulsé par la force déchirant la terre, Albert s’écrasa sur le sol froid.

L’allemand n’eut pas la même chance, à peine le temps de sentir une odeur pestilentielle. En se retournant, Albert vit les derniers mètres d’une masse énorme plonger sous terre, mélange immonde du marron d’excréments répugnants et du cramoisi d’entrailles en putréfaction.

Tout avait disparu. L’allemand s’était évaporé sans un cri et tout était redevenu calme et silencieux.

Albert ne bougeait plus. Recroquevillé sur le sol, il sentait sa tête vibrer et prête à exploser. Il était paralysé et n’osait pas se relever. « C’est pas réel, c’est pas réel… » Il frottait furieusement ses paupières en espérant se réveiller n’importe où sauf ici.

Il sentait que, bientôt, cette chose allait revenir pour lui, mais la peur le maintenait sur place. Comme si son immobilité pouvait le protéger et forcer la chose à l’oublier. Malheureusement, lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, il constata avec horreur que rien n’avait changé. Il était toujours là, dans cette tranchée, entouré par ce voile gris.

Au bout d’un moment, une voix se fit à nouveau entendre. Plus forte et plus proche qu’avant, bien que toujours incompréhensible. Cependant, en se concentrant, Albert crut discerner deux voix, une féminine et une masculine.

Bien décidé à en avoir le cœur net, il se releva, poussé par une envie irrésistible d’en connaître l’origine. Albert savait où il allait. Il ne savait pas comment l’expliquer, mais il était sûr de leur provenance.

Au bout de quelques mètres, il s’arrêta pour observer plus précisément l’endroit où la chose avait attaqué. De l’allemand, aucune trace. Seul un cratère parfaitement circulaire marquait l’emplacement de la tragédie.

Dominant sa peur, poussé par la curiosité, Albert approcha du trou avec précautions. Devant lui, le cratère se mit à remuer en produisant un bruit immonde qui ressemblait à une mastication.

Après quelques secondes, le doute ne fut plus permis. Une bulle énorme apparut au milieu de la cavité avant de se rétracter pour ne plus laisser apparaître qu’une forme grossièrement humaine.

Albert resta figé. Le soldat allemand n’existait plus. Il n’y avait pas d’uniforme, de vêtement distinctif même, seulement ce long et dégoulinant manteau de boue rattaché à un visage étiré et limité à trois trous. Rien d’humain là-dedans.

La masse commença à avancer, lentement, sans but, se confondant avec le décor. Albert s’attendait presque à la voir fusionner avec la tranchée. Au bord du malaise, il décida de ne pas s’attarder et de rejoindre les voix qui continuaient à résonner. Comme si elles l’appelaient.

Il s’enfonça encore un peu plus dans le dédale de couloirs. À certains moments, il crut perdre les voix et eut l’envie de grimper aux échelles pour couper à travers le No man’s land. Mais il se ravisa rapidement en repensant à cette autre… chose.

Tout se jouait dans ce labyrinthe sinistre et silencieux. Suivre ces voix était tout ce qu’il pouvait faire, mais Albert sentait aussi qu’il ne pouvait pas baisser sa garde. À intervalles réguliers, il s’arrêtait pour observer les alentours, voir si cette chose revenait ou, peut-être, espérer voir un autre soldat, peu importe son uniforme.

Sans se l’expliquer, il ne ressentait pas d’inquiétude à l’idée de croiser un Allemand, d’ailleurs il ne ressentait pas grand-chose. Il ne l’avait pas remarqué avant, mais il n’avait ni faim, ni froid, ni soif.

En s’enfonçant toujours plus loin, il entendit un nouveau son monter autour de lui. Albert le reconnaissait, il était lent et répétitif, mais cette fois il résonnait en échos multiples. Délaissant les voix, il changea de direction et se dirigea directement vers la source de ces sons.

En arrivant sur un espace dégagé, une vaste étendue plate et grise, Albert se figea : devant lui, des centaines de silhouettes de boue se déplaçaient lentement en laissant des traînées gluantes que le sol absorbait.

Le son était le même que celui de la silhouette qu’Albert avait croisé plus tôt, mais répété des centaines de fois. Ce bruit désespérant de corps englués essayant de se dégager de leur gangue de boue dans un cheminement vain et sans but.

Encore une fois, Albert se sentit attiré par ce spectacle et éprouva le besoin de s’approcher pour l’observer de plus près.

C’était peut-être cela, le destin qui l’attendait : grossir les rangs d’une masse anonyme et défigurée.

Avant qu’il ait pu faire un geste, quelque chose le saisit violemment par l’arrière et le fit retomber dans la tranchée qu’il venait de quitter, loin du spectacle de ce cortège macabre.

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