3ème Partie

11 minutes de lecture

Albert fut brutalement plaqué contre la paroi.

« T’es dingue ou quoi ?! Tu veux te faire bouffer ? »

Un inconnu lui hurlait dessus d’une voix rauque et essoufflée. Mais Albert ne répondit pas.

« C’est pas réel, c’est pas réel… » Albert ne pouvait rien dire d’autre.

« Hé ! » cria l’autre, sur un ton moins rude, mais tout aussi ferme.

« Ça va ? Ouvre les yeux et regarde-moi, faut que tu te calmes et que tu m’écoutes.

  • Non, je ne veux pas. Je veux partir d’ici…
  • Parce que tu crois que c’est en restant planté là que ça va changer quelque chose ? Ouvre les yeux sinon je t’en mets deux et tu vas me dire si c’est assez réel pour toi ! »

Si, dans le contexte, cette menace était risible, Albert n’eut pas envie de la prendre à la légère. Il ouvrit ses yeux instinctivement fermés pour se protéger. Deux énormes poings le maintenaient fermement par le col pendant que des yeux perçants le fixaient.

Un visage marqué et maculé de boue et de crasse le regardait fixement. Pendant un instant, Albert crut se trouver devant une autre de ces choses, mais cette fois-ci les traits étaient reconnaissables et indubitablement humains. Puis il distingua un uniforme et se sentit soulagé.

L’émotion de se trouver face à un visage humain se substitua un instant à la peur. Suffisamment longtemps cependant pour qu’Albert relâche tout son corps et s’écroule par terre. L’autre le maintint pour lui éviter de tomber et il l’aida à s’adosser contre la tranchée avant de s’asseoir à son tour face à lui.

« Ça va ? dit l’autre soldat.

  • J’en sais rien. Je comprends rien.
  • Je sais, je sais, t’es pas le seul. Respire et calme-toi. C’est bon ? »

Albert, non sans difficulté, acquiesça d’un signe de tête.

L’autre soldat se détendit à son tour. Plus amical, il laissa le temps à Albert de reprendre ses esprits. Ce dernier pouvait maintenant clairement voir le visage de l’autre soldat. Un visage bourru avec une épaisse moustache et une barbe sale de plusieurs jours. La guerre marquait les visages autant que l’esprit, mais celui-ci était clairement plus vieux qu’Albert.

« Édouard », dit le soldat.

« Albert », répondit ce dernier avec une petite voix.

« Y a longtemps que t’es là ? » continua Édouard comme si c’était une question des plus banales.

Albert hésita. Sa course semblait avoir duré une éternité, et il n’avait plus la moindre notion du temps. Pour ce qu’il en savait, tout s’était passé très vite.

« J’en sais rien. Je n’arrive plus à faire la différence entre des minutes et des heures. Et vous ?

  • Tutoie-moi. J’suis pas un gradé. J’en sais pas plus que toi. Réveillé, perdu, déboussolé. J’ai erré un moment, j’ai failli me faire tuer… si ce n’est pas déjà fait. Et je suis tombé sur toi.
  • Où qu’c’est qu’on est ?
  • J’en sais rien.
  • C’est quoi ces choses ?
  • J’en sais foutre rien non plus.
  • T’es perdu aussi. T’as vu une sortie ?
  • Non, j’ai rien vu pour sortir de ce merdier. C’est tout pareil partout.
  • Quelqu’un sait qu’on est là ? C’est une arme secrète boche ? On est toujours en France ? On est tous seuls ? Albert, paniqué, hurlait presque, au bord de l’hystérie.
  • Oh ! Calme-toi ! Ferme-là avec tes questions ! Tu me donnes mal au crâne la bleusaille.
  • Comment ça la bleusaille ? J’suis pas nouveau. Même si je viens juste d’atterrir ici.
  • Y’a pas d’offense le jeunot. Mais t’a pas l’air bien vieux pourtant. »

Albert ne répondit rien. À ce moment précis, il ne se sentait plus d’âge. Le silence s’installa entre les deux hommes et l’écho de leurs voix se perdit dans le néant.

Des secondes ou des minutes passèrent sans que personne ne parle. Édouard tourna la tête en direction des silhouettes de boue, mais il n’y avait plus rien. Puis il commença à fouiller dans les poches de sa capote crottée.

« T’as pas du singe sur toi ? Même un biscuit sec, ça m’irait. »

Albert pouffa, plus nerveux que sincère, et fit non de la tête.

« Pas grave, j’ai même pas faim. D’ailleurs, j’ai même pas soif, c’est bizarre. Je sens mon cœur battre, mais j’ai l’impression de ne ressentir qu’une seule chose, comme si cet endroit faisait pression. Tu le sens aussi ? »

Albert fit un signe de tête.

« Écoute, fit Édouard avec assurance. Je sais pas où on est et je sais pas ce que sont ces choses. Et tous ceux que j’ai croisés n’en savaient pas plus.

  • Vous avez croisé d’autres soldats ?
  • Oui, même que j’avais jamais vu les uniformes de certains.
  • Des boches aussi ?
  • Oh oui, et c’était peut-être le plus étrange. Au premier que j’ai croisé, j’ai eu une sensation de… je n’avais… pas… comment dire… »

Édouard tortillait ses mains alors qu’il cherchait ses mots.

« Tu n’avais pas envie de le tuer, dit sèchement Albert.

  • Oui. C’était comme si tout le reste avait disparu, tout ce que je voulais c’était partir.
  • Tu as rejoint un groupe ? Vous avez trouvé quelque chose ? Certains ont pu sortir ?
  • Du calme je t’ai dit ! Oui, j’étais dans un groupe, et non, nous n’avons rien trouvé. Certains ont essayé de grimper hors de la tranchée, mais se sont fait exploser par ces choses dans le brouillard, un autre a fini comme ces tas de merdes, et ensuite nous nous sommes séparés.
  • Il y avait tant d’unités différentes dans le coin ?
  • Pas que je sache. T’étais où avant d’atterrir ici ?
  • En Champagne, nous étions arrivé depuis quelques jours à peine quand ça nous est tombé dessus.
  • Et bien, figure toi que moi je me trouvais dans la Somme. »

Albert resta bouche bée. Avec une telle distance entre les deux secteurs, comment avaient-ils pu se retrouver tous les deux au même endroit ?

Édouard pouffa devant l’expression idiote de son camarade d’infortune. Comme un gamin entendant une bonne blague.

« Jusque là j’ai croisé des Anglais, des Allemands, des Français et d’autres soldats de pays que j’avais jamais vu. Personne ne se trouvait dans le même secteur avant d’arriver ici, et mis à part peut-être par action divine, personne n’avait la moindre idée de ce qu’était cet endroit. J’avais la tête ailleurs, mais maintenant que je suis là, je remarque que ça ressemble à une tranchée normal. Et pourtant on se sent complètement perdu, c’est un comble. »

Édouard, machinalement, mit la main dans une de ses poches afin d’en tirer un paquet de cigarettes puis se rendit compte de son geste inutile. Il se releva, s’étirant comme après un long sommeil, puis pressa délicatement sa main droite contre une de ses poches sur le torse.

« Bon, c’est pas tout ça, mais faudrait pas trop rester dans le coin non plus. On doit avancer, ces choses peuvent arriver à n’importe quel moment. J’sais pas où on doit aller, mais on doit bouger. Lève-toi ! »

Les paroles d’Édouard sonnèrent comme un claquement de fouet. Albert se releva aussi sec et tous les deux se mirent à marcher tout droit.

« Comment tu fais ? demanda Albert.

  • Comment je fais quoi ?
  • Avoir l’air si calme ? »

Édouard soupira.

  • « Je sais pas trop quoi te dire, t’as quel âge ?
  • 18 ans. J’ai entendu parler de plein de choses, et ce bombardement n’était pas ma première expérience.
  • Moi ça doit faire deux ans que je suis là, à peu près. J’ai vu plein de gars craquer, devenir fous ou finir en charpie. Et j’en ai vu, après un bombardement, totalement figés, roulés en boule dans la terre, les mains si serrées contre eux qu’on aurait cru qu’elles allaient se déchirer.
  • Oui, j’ai déjà eu ma dose pour savoir ce que ça fait.
  • Mais pas assez pour comprendre ce qui se passe ici. Sur le “vrai” front, quand il n’y a rien, pas de bombardements, pas d’attaques, on reste juste là, dans nos trous, les pieds dans la gadoue, à attendre. On s’occupe alors comme on peut. On attend. On attend et on espère que, peut-être, ça finira. Mais on sait jamais quand ça peut basculer, même quand on doit charger. Ici c’est pas pareil… Il ne se passe rien de normal. »

Albert ne dit rien, il se contenta d’acquiescer en silence. De nouvelles hypothétiques secondes passèrent sans que personne ne parle.

« Oh, et puis il y a la ration de pinard aussi, très important ! Ça fait toujours du bien par où ça passe. »

Cette fois, Albert rit de bon cœur et Édouard réagit par un sourire qui déforma son épaisse moustache.

Pendant un instant, le rire d’Albert fut le bruit le plus fort du coin. Édouard s’arrêta alors soudainement, manquant de percuter son camarade. Il affichait un air grave en regardant ses godillots sales.

« La boue, surtout par temps de pluie, tu as l’impression que c’est une chose vivante qui te dévore peu à peu, elle profite de l’attente. J’ai vu des gars qui revenaient du front, on n’aurait pas dit des hommes, mais des blocs de boue séchée. Des boues qui marchent. Surtout, ne te laisse pas engloutir, Albert », dit-il en pressant à nouveau sa main droite contre sa poche.

Albert acquiesça plus gravement, ressentant le poids des mots d’Édouard.

« Tu crois que l’on va finir comme ces choses ?

  • Je ne sais pas, peut-être. Mais si on veut éviter ça, je crois que les voix sont la seule solution pour se tirer d’ici.

Albert leva un sourcil. S’il se trouvait dans un endroit étrange, les mots d’Édouard l’étaient encore plus.

“Qu’est-ce que tu veux dire ? La voix… comme celle de Dieu ?”

Édouard pouffa et renifla bruyamment avant de secouer la tête en signe de dénégation.

“Non, ce n’est pas ce que je veux dire, mais si on croisait un aumônier militaire, je t’avoue que j’aimerais beaucoup connaître son avis. Je parle des voix qui nous disent d’avancer.

  • Je ne comprends pas.
  • Tu n’as rien entendu en te réveillant ? À un moment, il n’y a rien qui t’a poussé à avancer, sans être sûr de où tu allais ?”

Albert ne savait pas comment répondre, mais après quelques secondes ses yeux s’illuminèrent.

“Oui ! Je me souviens, j’ai entendu des sons qui me semblaient familiers, mais je n’arrivais pas à les comprendre. Et pourtant je les ai suivis sans me poser de questions, comme si je savais que je devais les suivre. Mais c’est aussi comme ça que j’ai failli me faire tuer.

  • C’est ça le problème. Je crois que les voix nous guident vers la sortie, mais aussi vers ces monstres. Et là, il faut éviter de rester planté devant comme un idiot au moment où ces autres trucs arrivent. Moi j’ai reconnu la voix de ma femme.
  • Et moi je crois que c’était celles mes parents.”

À cette évocation, les souvenirs d’Albert remontèrent et son cœur se serra.

Édouard posa alors sa main sur l’épaule de son jeune ami et le fixa d’un air rassurant.

“Hé, on va partir d’ici. Bon, j’sais pas encore comment, et ça risque d’être la merde au prochain croisement, mais je te jure qu’on va partir. Regarde ça.”

Édouard tira de sa poche ce qu’il caressait avec tant de précautions : une lettre.

“Tu vois ça ? C’est ma dernière lettre pour ma femme. J’ai pas encore eu le temps de l’envoyer, mais je vais tout faire pour, même si c’est la dernière chose que je fais. Tu écris souvent à tes parents ?

  • Une seule lettre pour l’instant.
  • Écrit le plus souvent possible, dès que tu peux. Ça ne te protégera pas des bombardements ou de la crasse, mais pour la tête ça aide. Au moins tu peux t’accrocher à ça.
  • D’accord.
  • Bien. Maintenant, il faut y aller, on doit avancer coûte que coûte. D’accord gamin ?”

Albert prit une grande respiration et lâcha son plus beau “Oui”. Les deux hommes s’enfoncèrent alors dans ce dédale de terre, de boue et de bois pourri.

Pendant un long moment, personne ne dit mot. Les boyaux et les tranchées surplombés par le brouillard s’enchaînaient sans que les deux hommes ne rencontrent âme qui vive. Mais ils ne relâchaient pas leur vigilance pour autant. Ce silence les rendait encore plus méfiants.

Il n’y avait pas non plus de voix. Édouard et Albert s’arrêtaient parfois pour faire le point à des croisements. Pourtant, sentant que ces voix étaient la solution, ils tendaient l’oreille pour les retrouver.

“Je n’entends toujours rien, et toi ? demanda Albert.

  • Non. Essayons par là.”

Ils n’avaient rien pour s’orienter, mais continuaient obstinément d’avancer, déterminés à trouver une issue à ce cauchemar. Engloutie par la guerre et remplacée par cette atmosphère glaçante, leur vie d’avant leur semblait bien lointaine, comme un rêve inaccessible. Mais ils ne renonçaient pas.

Le seul son qu’ils entendaient était celui de leurs pas sur le sol humide et visqueux.

Il n’y avait pas le moindre souffle d’air.

Soudain, ils entendirent de nouveau d’autres bruits autour d’eux. Des cris et des explosions résonnèrent à nouveau. Rentrant la tête dans les épaules, se courbant pour être moins exposés, ils redoublèrent de prudence.

À chaque explosion, ils ne pensaient qu’à une chose : “au moins ce n’était pas nous”.

De temps à autre, Albert se retournait brusquement en croyant que quelque chose les suivait. Mais ce n’était jamais le cas.

Édouard était moins tendu, il caressait régulièrement la lettre dans sa poche comme pour se rassurer. Ça, au moins, il était sûr que c’était réel. Mais il n’était pas moins sensible à l’atmosphère oppressante de l’endroit.

Albert voyait en son compagnon une présence rassurante, mais il serrait quand même les poings jusqu’à se planter les ongles dans la peau pour ressentir autre chose que de la peur. Cette simple petite douleur le rassurait également, cela lui prouvait qu’il était encore vivant. Du moins il l’espérait.

“Tu n’entends toujours pas les voix ? demanda Albert. Je me demande combien de temps on va encore…”

Édouard leva la main et le stoppa net. Il avait le visage tourné vers le ciel, comme face à un signe divin.

“Je les entends.”

Albert leva lui aussi les yeux et son regard s’illumina. Un son perçait le brouillard. D’abord confus, il évolua pour donner deux sons distincts. Deux voix différentes.

“Je les entends aussi !

  • Par là !” lança Édouard qui s’enfonça dans un passage plus étroit, immédiatement suivi par Albert.

Le passage tortueux défilait sous les yeux d’Albert qui s’efforçait de garder un œil sur Édouard. Les voix étaient de plus en plus fortes, plus claires, c’étaient celles de ses parents, il en était certain.

Un autre passage étroit, puis un autre, un plus large, puis un changement de direction. Comme portée par quelqu’un d’autre, Albert avait de moins en moins de mal à suivre.

“Je les entends Édouard ! Je les entends !” Criait-il avec le sourire.

  • Moi aussi, mais ne ramollit pas ! Et garde quand même les yeux ouverts ! »

La notion du temps n’existait pas, il n’y avait qu’un enchaînement de tranchées aux multiples embranchements. Tout se ressemblait, mais cela ne perturbait plus les deux hommes.

Albert leva les yeux et crut voir que le brouillard semblait plus fin. Il eut l’impression d’apercevoir un bout de ciel bleu. La sensation de froid commençait à disparaître de son corps pour être remplacée par de la chaleur, comme si son cœur redémarrait.

« Je vais partir d’ici, je vais partir d’ici ! » hurlait-il intérieurement.

Mai il fut stoppé net par Édouard qu’il manqua à nouveau de percuter. Alors qu’il allait lui demander pourquoi, il regarda devant lui : ils venaient de sortir de la tranchée, et devant eux des centaines de ces créatures de boue remplissaient l’espace. On ne distinguait même pas l’horizon, ce n’était qu’un immense mur gris et ondulant.

Soudain, Albert et Édouard furent dépassés à droite et à gauche par des soldats tout aussi nombreux que les créatures qui leur faisaient face. Des centaines de pieds, chaussés de godillots ou de bottes, martelaient la boue dans un déferlement sauvage. Ils recouvrirent bientôt les parapets de tranchées et s’immobilisèrent, prêts à bondir en avant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Maharbal ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0