1ère Partie

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Tout n’était que silence. Couché sur le dos, Albert semblait dormir, mais quelque chose n’allait pas. Dans un autre contexte, il aurait accueilli ce silence comme un cadeau, mais au fond d’une tranchée, entre attente et stress, c’était inquiétant. On ne savait jamais ce que ceux d’en face préparaient.

Il se souvenait du sifflement d’un obus, mais était sûr d’avoir eu de la chance sur ce coup-là. Pourtant, il se sentait raide comme un cadavre.

Une voix lointaine lui vrilla alors les oreilles : « Réveille-toi ! »

Ses poumons se remplirent brutalement d’air et Albert se retrouva en position assise, les bras pendants sur les côtés et les jambes écartées, respirant avec douleur.

Il comprit son impression de raideur. De la boue séchée le recouvrait entièrement. En se redressant, des plaques craquèrent sur sa capote et des morceaux tombèrent. Avec son visage également recouvert, on aurait pu croire que sa peau muait telle celle d’un serpent.

Sa gorge lui faisant mal, il toussa de manière grasse pendant quelques secondes.

Inquiet, il commença à vérifier son intégrité physique avant de constater que oui, il avait bien tous ses membres. Puis il observa tout autour de lui.

« Bordel, je suis où ? Et où sont les copains ? »

Il ne reconnaissait rien, pourtant cet environnement lui était familier : une tranchée, anonyme et semblable à toutes les autres. Sans aucune indication ni les traditionnels panneaux bricolés portant au moins la direction des latrines.

Sa propre tranchée, il la connaissait par cœur, ses abris, son odeur. Mais là, rien. Aucun bruit dans cet endroit mort.

Albert n’avait même pas froid. Pourtant, il était exposé aux quatre vents. Il se trouvait au beau milieu d’un croisement de boyaux où toutes les directions se ressemblaient, sans rien pour les distinguer.

Se relevant assez péniblement, il constata que le ciel était vide de tout nuage. Il y avait de la luminosité, mais pas de soleil. Ce qui se trouvait au-dessus de sa tête formait une toile grise et lisse.

« Hé ! » hurla-t-il avant de tousser puis de reprendre. « Il y a quelqu’un ?! Les gars ! Lieutenant ! »

Personne ne répondit, laissant Albert écouter son écho qui se dispersa dans l’air.

« Même pas un putain de rat ? Bordel… »

Il commença à faire quelques pas et réalisa avec horreur qu’il n’avait ni ses armes ni son casque. Pas même le petit couteau suisse qu’il utilisait pour ouvrir ses rations. La panique l’envahit quand il réalisa qu’un boche pouvait surgir à tout moment.

« Faut que je trouve quelqu’un. Ou au moins savoir où je suis. »

Il se dirigea vers une échelle et grimpa au sommet du parapet, laissant juste dépasser sa tête, pour constater, effaré, qu’un épais brouillard recouvrait tout le paysage.

On ne distinguait rien. Une simple plaine grise et uniforme où des volutes éthérées ondulaient comme des fantômes. Il n’y avait plus de « No man’s land » ou de tranchée allemande. Les installations de barbelés avaient disparu, de même que les débris épars des combats précédents. Rien, pas même les corps en décomposition amalgamés à la terre et qui jonchaient habituellement le sol bouleversé par les obus.

Albert pouvait à peine voir le prolongement de la tranchée où il se trouvait vers un autre croisement de boyaux.

« Merde, j’y vais ou j’y vais pas ? C’est le front çà ? »

Il hésita une seconde, c’était peut-être une ruse des Allemands. On lui avait parlé des attaques au gaz. Peut-être que l’obus qu’il avait entendu en était rempli ? Et s’il délirait ? Un pied hors de la tranchée et il finirait sûrement avec un trou entre les deux yeux sans même s’en rendre compte.

Il avait beau regarder dans toutes les directions, rien ne pouvait être clairement distingué. Il se hissa plus haut sur l’échelle et eut la sensation, pendant une seconde, que son pied ne rencontrait que le vide.

Il cria pour demander s’il y avait quelqu’un, mais à nouveau ses paroles se perdirent dans le néant. Pourtant il ne pouvait rester là, indécis, exposé aux tirs qui ne devraient plus tarder à se déclencher. Même si bizarrement il en était de moins en moins persuadé.

Il lui fallait choisir une direction et rejoindre son unité, ou n’importe laquelle des unités amies du secteur. Mais, à cet instant, décider relevait du hasard total.

Quelle que soit la direction choisie, il pouvait tomber autant sur des alliés que des ennemis.

Au moment de trancher, il entendit une série de pas lourds mélangés à d’écœurants bruits de succion. Ce genre de bruits, il le connaissait bien, le genre qui s’enfonçait dans les chemins boueux après une forte pluie.

Bien que limitée, on avait une meilleure vue d’en haut. Albert eut juste le temps d’apercevoir une silhouette au croisement suivant avant que celle-ci ne disparaisse dans un boyau. Alors qu’il allait crier pour attirer l’attention de cet inconnu, une puissante lumière, venue de nulle part, l’éblouit.

« C’est quoi, ça ?! Vous êtes qui ?! Français ?! »

Aucune réponse. La lumière braquée sur lui ne bougeait pas. À la place, un puissant sifflement perça ses tympans. Albert le reconnut immédiatement. Il l’avait entendu avant de sombrer dans l’inconscience. Et il s’intensifiait.

Poussé par un instinct profondément ancré en lui, il sauta juste à temps pour éviter l’explosion. L’onde de choc le projeta quelques mètres plus loin dans la tranchée.

Une colonne de terre et de débris souffla les parapets et les renforcements, à l’endroit exact où se trouvait Albert une seconde plus tôt, avant de retomber lourdement en recouvrant tout.

Au sol, recroquevillé sur lui-même, Albert serra ses jambes contre son torse le plus fort possible jusqu’à être sûr que ce soit terminé. Après quelques secondes, il se releva, couvert de terre. La lumière avait disparu, laissant à nouveau place au silence.

Il inspira longuement, le temps que son cœur se calme. Pendant un instant, il avait oublié cette sensation terrible de recevoir une pluie d’obus sur la tête sans pouvoir rien n’y faire.

Après la terreur pure, mille questions se mirent à tourner dans sa tête. Abasourdi, perdu et décontenancé, il avait eu la sensation très précise que cet obus le visait directement sans qu’il puisse comprendre pourquoi.

À ce moment, il se remémora la silhouette aperçue avant l’explosion. Dans un bon, il se remit sur ses pieds et commença à courir pour atteindre le croisement où il l’avait aperçue. En courant, il ne voyait toujours personne. Mais des voix commençaient à résonner tout autour de lui.

Ce n’était d’abord que des mots incompréhensibles, mais instinctivement, Albert se concentra et pensa deviner d’où elles provenaient.

Poussé par une envie irrépressible de confirmer l’origine de ces voix, il ne faisait plus attention à cet environnement étrange et avançait sans hésitation. Pourtant, au fur et à mesure de sa progression, il remarquait que cet endroit n’était pas configuré comme un réseau de tranchées ordinaire.

Une pensée idiote se dit-il — vu qu’il ignorait complètement où il se trouvait —, mais il sentait que quelque chose clochait. Tout en étant familier, l’agencement était réellement différent. Plus que des tranchées déjà complexes par nature, c’était un véritable labyrinthe qui s’étalait sous ses yeux.

Il avançait dans ce dédale, croisement après croisement, jusqu’à soudainement, au détour d’une énième intersection, tomber nez à nez avec la silhouette. Les voix quant à elles s’étaient tues.

D’abord, Albert pensa à un soldat, mais il ne reconnaissait pas l’uniforme. D’ailleurs, il n’y en avait pas. En fait, il ne voyait qu’une forme indistincte dont les détails lui échappaient.

Devant lui se trouvait une chose de la taille d’un homme, recouverte de la tête aux pieds d’une substance qui dégoulinait en continu.

Albert sentit son cœur bondir, le malaise l’envahir, comme s’il connaissait cette chose alors qu’il ne l’avait jamais vue. Il n’arrivait pas à donner une couleur spécifique à la substance qui s’écoulait, mélange nauséeux de plusieurs teintes de rouges et de marrons.

La silhouette avançait lentement, sans se soucier du soldat perdu, laissant s’étaler derrière elle sa matière en une longue traînée. Albert n’essaya même pas de l’appeler, il savait qu’elle ne répondrait pas.

Il s’avança afin d’observer de plus près, mais il comprit tout de suite que c’était une erreur.

Son teint devint livide. Son cœur s’emballa et des gouttes de sueur glacée se mirent à perler sur son visage et dans son dos. C’était comme se retrouver face à la matérialisation physique d’un cauchemar. Le genre de vision qui vous faisait perdre tout espoir et vous sentir insignifiant et impuissant.

« Visage » n’était qu’un mot par défaut. Il n’y avait pas de traits distinctifs, seulement deux trous noirs et béants pour les yeux et un autre étiré vers le bas pour la bouche. Rien pour le nez ; le tout figé dans un cri silencieux, mais puissant, exprimant la plus intense des douleurs.

Albert lui-même n’arrivait pas à crier ou poser des mots sur cette effroyable vision. Il recula d’un pas, de peur que la silhouette se jette sur lui. Mais elle ne le fit pas et continuait à avancer lentement vers une destination inconnue.

Immobilisé par l’effroi, il ne pouvait cependant pas détourner le regard quand la terre se mit d’un coup à trembler.

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