II - Diviser (partie 1)

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  Un vent glacé aux senteurs de liberté balaya la plaine au rondin. Comme les feuilles des immenses cimes alentours, Raphaël frémit. Il aimait vraiment ça, la nature. La chair de poule dressa ses longs poils de bras et la brise fit virevolter ses cheveux au vent. Il se laissait aller à ses souvenirs avec son habituelle nonchalance quand le vent lui rapporta qu’on hélait son nom. Il accourut d’un pas vif vers Sven qui, du rondin, observait les autres passagers regroupés en foule compacte près du meilleur polymathe mondial.

— Alors, combien sommes-nous ? demanda ce dernier.

— En comptant Maurice assommé là-bas et les deux autres restés au bunker, on arrive à un total de quatorze passagers pour dix membres d’équipage.

— N’oublie pas celle-là, fit une voix dans son dos.

 Matthew et Haytham étaient réapparus une heure plus tard, ce dernier portant dans ses bras Mariah, toujours endormie. Malgré l’évident écart de force entre lui et le steward – sans compter sa condition, Haytham avait insisté pour la porter. Pour aucune autre raison que celle, presque égoïste, de lui rendre la pareille.

 Haytham allongea délicatement Mariah sur le sol ; elle refusait toujours de se réveiller. Raphaël s’accroupit à ses côtés et plaça une main sur son front.

— D’où sort-elle ? dit nerveusement Sven.

— Alors qu’on cherchait des outils pour réparer le système de communication, on l’a retrouvée derrière une porte dans le bunker. Elle est toujours dans les vapes mais elle respire bien…

« Qu’est-ce qu’elle fichait là-bas ? Elle s’est peut-être perdue ? »

— Raphaël, ils ont décidé de parler ? coupa Sven comme pour changer de sujet.

Le jeune homme acquiesça.

— Tout le monde a des capacités intéressantes. Il y a des ingénieurs, des charpentiers, des polymathes…

Sven lança un regard discret à Haytham.

— Qui sont les polymathes ? poursuivit le premier mondial.

— Il y a le quatrième mondial, un Canadien asiatique, et le cinquième, un Kényan.

Sven hocha la tête en se pinçant le menton.

— Haytham et moi sommes respectivement les troisième et premier mondiaux. La fille que tu vois là, Mariah, est la deuxième.

Raphaël eut un air intrigué avant de s’écrier :

— Donc vous vous connaissiez ?

— Pas le moins du monde.

— D’ailleurs, si j’avais une vie sociale, ce ne serait sûrement pas avec des polymathes, ajouta Haytham. Les gens y deviennent rapidement… prétentieux.

Un court silence suivit, durant lequel quelques brins d’herbes s’élevèrent sous un vent frais.

— Dieu merci j’ai été abandonné avec des cerveaux, grommela avec ironie Matthew. Avec vous, on trouvera peut-être quoi faire.

— Qu’est-ce qui t’a valu ta place ici, Raphaël ? demanda abruptement Sven.

— Ma place ? Comment ça ?

— Je vois que je ne suis pas le seul à avoir remarqué, intervint Haytham. Le haut du classement des polymathes et des gens qui semblent être parmi les meilleurs dans leurs domaines… On dirait que la sélection pour le remaniement a été faite de façon que l’on puisse compter sur les capacités des uns et des autres pour assurer notre survie.

— Je… Je suis tireur d’élite et chasseur. De l’arc et flèches aux fusils de plus gros calibres.

— Tu es soldat ?

— Non, je fais ça principalement pour le sport. Je détiens plusieurs records de précision. Merde… je vois où vous voulez en venir.

 Des susurrements interrompirent la conversation entre les trois hommes. Matthew était assis au sol, secouant sa tête entre les mains et soufflant « C’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai… »

— Hé Matthew, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Vous avez dit « remaniement » ? « Remaniement » ? Hein ! Le « remaniement » ? Pas cette fois…

Ses membres tremblaient, ses pupilles étaient dilatées. Les trois jeunes hommes l’observèrent, ne sachant quoi faire. Pourquoi ce mot avait-il créé une telle réaction chez lui ? Même le fait de mourir isolé ne lui avait retiré son air détaché et impulsif… De plus, et ils ne pouvaient se l’avouer, leur inaction était motivée par une chose : ils étaient bloqués ici par sa faute.

Au même moment sortit de la foule un homme de taille moyenne, aux cheveux bruns tombant sur ses grandes oreilles ; son monosourcil froncé marqua comme une petite crevasse au milieu de son front. Haytham l’avait auparavant vu deux ou trois fois, avec la même femme à son bras.

— Eh, le métalleux, lança-t-il en direction de Raphaël.

— Oui ? s’enquit-il après un moment, n’étant pas habitué à cette appellation.

— On attend que tu nous dises quoi faire, là. On en a marre et on crève de faim.

Raphaël prit la parole de sa plus forte voix.

— Bien, tout le monde. On est là depuis presque cinq ou six heures. Si personne ne s’y oppose, je propose de diriger l’opération qui consiste à trouver des vivres, étant donné que je distingue à peu près quelques emplacements. Je propose de faire deux groupes. L’un ramassera des branchages et des pierres pour des outils et l’autre, que je dirigerai, ira à la recherche de fruits. Ça vous convient ?

De la foule se distingua timidement un individu aux cheveux très sombres, aux traits asiatiques et portant de fines lunettes rondes. Il leva timidement la main.

— Excusez-moi… Je m’appelle Alexander Li Chen. Je souhaiterai rejoindre le groupe de recherche de vivres, j’ai des notions en botanique et toxicologie. Je pourrais peut-être vous guider vers les fruits les plus comestibles…

— Il n’y a pas de problème. En fait, que ceux qui me seront utiles me suivent.

Haytham devina qu’il s’agissait du quatrième polymathe dont leur avait parlé le chasseur. Il était rare d’en voir d’aussi réservé.

  Alors que le groupe commençait à se diviser, deux hommes tracèrent leur chemin dans la foule en dégageant ceux qui leur barraient la route. Ils s’arrêtèrent devant Matthew, parti en tremblements et gémissements de terreur. Celui qui mettait bien deux têtes de plus au reste des survivant, un colosse au visage vivement balafré, souleva le steward par son uniforme en le toisant d’un regard noir. Il dévoila alors les yeux humides et presque écarlates de Matthew. Le poing du colosse lui éclata l’estomac. Le cri de douleur de Matthew alerta les autres rescapés.

Matthew continua à se faire malmener sans se défendre. Alors qu’il cherchait à lui venir en aide, Haytham fut éjecté d’un coup sec dans la poitrine par le second homme dont l’immense barbe venait lui caresser le nombril. Il en fallut peu au polymathe pour rouler à terre. À peine eut-il fini avec Haytham qu’il décocha un coup de poing dans le nez de Sven.

Après plusieurs secondes de lutte, les deux agresseurs ne furent maîtrisés que lorsque l’ensemble des membres d’équipage leur encombrèrent les jambes et immobilisèrent leurs bras. Raphaël, qui revenait depuis la foule, tempêta :

— Qu’est-ce qui vous prend !

L’attaquant de Matthew – le steward était au sol, le visage impassible – réussit à redresser le buste puis à se mettre sur ses genoux.

— Je ne veux pas être manipulé par des gamins qui se croient capables de diriger ni nourrir des gens comme ce vicieux de steward !

Aucun mouvement, ni parole.

— Espèce d’attardés, mugit Sven qui venait à peine de poser pied à terre, en inhibant le flot de sang coulant de son nez. Nous n’avons pas de temps à perdre avec ces conneries ! Plus nous serons nombreux, plus nous aurons de personnes sur qui compter !

— Et surtout de personnes à nourrir ! Ils voulaient nous faire crever, qu’on les laisse ! s’époumona de sa voix rauque l’homme à la longue barbe.

Haytham dévisagea la foule.

— Venez nous aider ! apostropha-il. Qu’est-ce que vous attendez !

Sophia s’accroupit près de lui et posa une main tendre sur son épaule.

— Haytham, c’est inutile…

La foule échangea des regards vifs, une honte se distinguant sur chaque visage dans un silence marqué par le regret. Haytham jeta un œil à Matthew, puis à Sophia. Il se redressa lentement. Le poing serré et un dégoût évident creusé dans son visage, il héla la foule.

— Ce n’est pas en cherchant à s’étriper les uns les autres qu’on parviendra à quoi que ce soit !

Dépassa alors de la masse une jeune femme aux cheveux pourpres et au visage noirci de maquillage, sur un teint à faire pâlir un vampire. Elle tendit son bras accusateur et d’os si saillants qu’un coup de vent les aurait brisés.

— Et vous, pourquoi vous le protégez ? Vous aussi, vous êtes là à cause de lui ! Ils nous ont tous condamnés et ont voulu se barrer sans nous. La colère que vous montriez dans le bunker, c’était de la comédie ? « Plus on est nombreux… » Conneries. Et dire que je vous ai cru raisonnables l’espace d’un instant.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que ça ne sert à rien de jouer les sentimentaux quand notre vie est en jeu !

— Il faut juste-

— Non ! Personne ne vous a choisis comme chefs. Je refuse de les sauver. Nous avons raison. Point.

Sa réticence face à cette logique se vit dans les mouvements hésitants d’Haytham. Les deux hommes se libérèrent sans manière de l’emprise des stewards puis d’un pas confiant et dédaigneux, ils rejoignirent le restant des rescapés. Raphaël trépignait d’affolement. Il comprenait l’angoisse qui les animait, mais aussi que cette non-cohésion engrangerait de nombreuses difficultés. Il tenta alors de leur parler, mais fut subtilement stoppé de la main par Sven, qui niait de la tête dans le même mouvement.

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