I - Espoir (partie 1)

6 minutes de lecture

  Le gigantesque dirigeable tanguait légèrement. Haytham releva du pouce sa capuche qui lui servait de masque de nuit, dévoilant ses cernes marqués et ses yeux rouges. Il jeta un œil à sa montre ; il devait être trois heures du matin au Royaume-Uni. On ne leur avait pas dit combien de temps allait durer le voyage, ni grand-chose d'ailleurs, mais cela faisait bien plus d’une dizaine d’heures que lui et les autres passagers étaient suspendus dans les airs.

  Il se dressa sur ses baskets et bâilla comme un bébé criait à la naissance. Sans s’en rendre compte, il s’était endormi dans la salle commune, où traînaient également quelques autres passagers assis dans des sièges de luxe et en train de lire ou d’écouter de la musique. Ils n’étaient qu’une quinzaine. Pour ce petit groupe hétéroclite, Haytham trouvait étrange d’avoir mobilisé dix membres d’équipage. Un steward était d’ailleurs planté à l’entrée du couloir amenant vers la cabine des pilotes, les bras croisés et les sourcils en V. Son regard noir, tonnant « Ne t’approche pas », croisa celui d’Haytham, qui s’empressa de fixer le plafond. La salle, baignée dans une douce lumière orangée, était aussi plongée dans une étrange atmosphère anxiogène et silencieuse ; et la curieuse attitude méfiante du steward n’arrangeait en rien cela.

  Sentant son estomac gargouiller, Haytham pivota pour se diriger vers le seul service disponible à bord : un bar libre où ils pouvaient manger des plats décongelés et boire des vins passables. Plongeant nonchalamment ses mains dans les poches de son pantalon, il sentit un papier dont il avait presque oublié l’existence. En le dépliant, il eut un léger rictus et ses mains tremblèrent d’exaltation. Son sourire s’effaça aussitôt qu’il se rappela ce qui l’avait emmené sur ce dirigeable.

  Il y avait un mois de ça, Haytham venait d’être fraîchement diplômé de l’Institut de Polymathie de Washington. Ces études, réputées pour être les plus difficiles au monde, avaient fait de lui une sorte d’expert en divers domaines, comme l’ont été Léonard de Vinci et bien d’autres génies avant lui. Les « polymathes » étaient ainsi des individus recherchés par les entreprises, en tant que consultants, afin de travailler sur leurs projets les plus complexes. Haytham, lui, n’en avait rien à faire de tout ça. Tout ce qui lui importait, c’était de grimper l’échelle sociale ; grimper pour se retrouver au-dessus de tous les mensonges du « Bureau » à propos du meurtre de sa mère.

Le Bureau. Une gouvernance mondiale depuis plus d’un siècle. Des milliers de civilisations avant lui en avait rêvé ; le Bureau était le seul à y être parvenu. Une organisation dont personne ne connaissait les véritables membres. Le Bureau avait imposé aux pays, répartis en huit quarts nord et sud, de partager la même langue – ils en étaient presque à partager la même culture. Mais on ne vit pas dans le monde du Bureau. On y courbe l’échine. Haytham s’était vu offrir une chance, symbolisée par ce bout de papier froissé entre ses doigts.

Peu après avoir obtenu son diplôme, il avait reçu un colis à son appartement de Portsmouth, dans le Hampshire. Ce paquet à l’emballage sobre contenait un petit ordinateur et une imprimante de même taille. Haytham savait que ce n’était pas un colis ordinaire, puisqu’il l’avait retrouvé sur son lit, dans son appartement fermé à double tour. L’ordinateur présentait, à la place du clavier, un lecteur d’empreinte biométrique. Après une semaine où il s’était forcé à l’ignorer, il avait cédé et y avait placé son index. Un enregistrement s’était donc lancé :

« Haytham Walker. Pour les hauts faits réalisés au cours de votre vie, vous avez été sélectionné pour participer au remaniement mondial. Vous pourrez contribuer à un avenir meilleur et à plus de justice. Votre justice. »

Un message on ne peut plus clair. L’imprimante avait lancé au même moment l’impression de son billet, portant son nom, un code barre et une adresse. C’était au lieu indiqué, situé à un kilomètre de l’aérodrome le plus proche, qu’Haytham et les autres passagers avaient embarqué.

#

  Le bar, sans serveur, proposait de nombreux alcools et autre jus de fruits glacés ; les plus populaires du deuxième quart nord, qui englobait la majeure partie de l’Europe de l’Ouest. Mais ce n’était pas les scotchs, whiskys ou même jus de pomme – il préférait les sucreries – qui attirèrent son regard. Il aperçut une jeune femme élancée, plongée dans un tableau expressionniste aux couleurs bleutées. Elle réajusta ses lunettes noires à grands verres, faisant tomber de ses épaules sa magnifique crinière rousse qui ondulait délicatement à ses pointes. Elle ne le remarqua pas tout de suite, alors qu’Haytham se versait un jus de pomme pétillant tout en l’observant de quelques regards furtifs. Elle était splendide mais surtout, sa stature droite lui donnait un air princier – semblable à celui de sa mère sur son lit d’hôpital.

 Alors qu’il s’éloignait, la tête entre les épaules et en sirotant son jus, une voix mélodieuse sembla s’adresser à lui.

— Comment trouvez-vous ce tableau ?

— T-Très beau, s’étouffa presque Haytham qui n’y connaissait strictement rien en peinture.

La jeune femme força un air pensif.

— Moi aussi, c’est dommage.

L’incompréhension d’Haytham fit sourire l’inconnue.

— C’est un faux. L’artiste a cherché à imiter Miracci, un peintre peu connu du vingtième siècle. Mais, étant gaucher, Miracci ne peignait jamais de l’extérieur vers l’intérieur.

Haytham se gratta le cuir chevelu.

— J’ai un doute. Je me souviens avoir lu le nom de Miracci dans l’ouvrage biographique d’un soldat de la Première Guerre mondiale. Il le connaissait en tant que peintre ; gaucher lui aussi. Il s’amusait de sa période « miroir », où il cherchait à inverser ses habitudes de peinture. Apparemment, le résultat était si mauvais qu’il n’a jamais cherché à les vendre. Je crois.

L’inconnue plongea son regard émeraude dans celui d’Haytham.

— Je présume que vous êtes également un polymathe ?

Les sourcils d’Haytham se froncèrent. « Également » ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— « Pour les hauts faits réalisés dans votre vie. » Vous avez l’air plutôt jeune. J’ai discuté avec certains autres passagers : pas mal de grandes carrières.

Il était vrai qu’Haytham n’avait pas accompli grand-chose d’incroyable ou de mémorable à part avoir réussi le concours de polymathie – ce qui, du haut de ses vingt-quatre ans, lui suffisait largement.

— Quel est votre classement ? poursuivit la jeune femme, le visage rayonnant.

— Je suis le troisième mondial, déclara non sans fierté le jeune homme.

— Hé, je suis deuxième mondiale ! s’écria-t-elle dans une posture triomphante un peu ridicule. En temps normal, je me serais méfiée de tout et de tout le monde, mais j’ai l’impression de vous avoir déjà vu.

Elle vira une mèche rebelle du doigt puis tendit énergiquement la main.

— Je m’appelle Mariah. Tu peux me tutoyer.

— Je suis Haytham, bégaya le jeune homme, un peu désarçonné par la douceur de sa main. Ravi de faire ta connaissance. Je me rends compte que je ne connais vraiment personne de l’Institut.

— Ça ne m’étonne pas. La compétition et le système de groupes fermés rendaient toute relation quasiment impossible.

Haytham eut un rire bref ; tout cela lui rappelait d’épineux souvenirs : les cours de littérature de M. Horton, ceux d’ingénierie de Mme Auzoir, les hivers rudes de Washington…

— Le premier doit sûrement être ici, ajouta-t-il en haussant les sourcils. Un enfoiré prétentieux si je me souviens bien.

Un sourire gêné apparut sur les lèvres de Mariah. Tout ce dont Haytham se remémorait à son propos, c’était son discours – qu’il n’avait pas daigné écouter – et ses airs aristocratiques presque insultants.

— Un grand blond, non ? réfléchit la jeune femme. Je crois qu’il était l’un des premiers à être entrés dans l’aéronef.

 À peine eut-elle fini sa phrase qu’ils furent brusquement plongés dans le noir. Très vite, les passagers eurent la sensation de chute libre causée par la descente de l’appareil. À mesure que le dirigeable s’approchait du sol, les passagers pouvaient mieux appréhender la distance qui les séparait de celui-ci en s’approchant des petits hublots. Étrangement, ils n’apercevaient ni aire d’atterrissage, ni aérodrome.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire NevJay ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0