Chapitre 15

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Réveillée par un mélange de rires et de jurons étouffés, Alis ouvrit les yeux sur ce jour nouveau chez les ribaudes. La première chose qu’elle aperçut fut le sourire de margot qui la contemplait avec un soupçon de compassion dans le regard.

- Tu as bien dormi, Isaure ?

L’interpellée eut une moue dubitative autant devant le nouveau nom dont elle on l’avait affublée qu’en réponse à la question pourtant anodine, mais qui sous-entendait tant de choses. Cela faisait une quinzaine de jours déjà qu’elle avait trouvé refuge dans le bourdeau de maître Guillaume et, après une convalescence mouvementée, il était temps qu’elle se mette au travail à son tour. Malgré l’horreur et le dégoût que cela lui inspirait, elle ne pouvait rester à la charge de Bertrande éternellement.

- Pour la énième fois, je t’assure que tu n’es pas obligée de faire ça : il y a tant d’autres tâches dont tu pourrais t’occuper !

Alis regarda à tour de rôle les ribaudes qui la dévisageaient. Elle commença par Margot, la plus jeune, qui soutenait sa mère en hochant la tête en signe d’assentiment. Elle continua par Astrid, belle brune guère plus âgée qu’elle, dont le sourire narquois semblait la mettre au défi, avant de passer à Claire, blonde échevelée au regard insondable comme un puit sans fond qui affichait ainsi son indifférence. La serve s’attarda à peine sur Fiona, dans laquelle elle avait de suite reconnu la ribaude qui s’était donnée en spectacle le jour où elle était venue soigner Margot pour s’arrêter enfin sur Bertrande qu’elle fixa avec détermination :

- Il n’y a pas de raison. Je ne vois pas pourquoi j’aurais droit à un traitement de faveur. Je vais beaucoup mieux, alors…

- Comme tu voudras, abandonna Bertrande en se détournant.

Le signe de connivence qu’elle échangea avec Margot pour l’inciter à veiller sur elle ne lui échappa pas, mais Alis préféra l’ignorer. Elle avait beau faire la fière face à ces femmes, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une angoisse terrible au seul fait de savoir qu’elle allait faire de son corps une marchandise. Quand elle repensait aux étreintes sordides auxquelles l’avait obligée son défunt époux, un début de nausée s’emparait de ses sens et elle devait faire un effort surhumain pour la refouler. Serait-ce pareil avec ces hommes inconnus ?

Pour se changer les idées, son regard accrocha celui de Margot occupée à arranger un léger voile pour masquer sa bouche. Elle s’était maquillée de telle sorte à faire ressortir le noir profond de ses yeux et de ce fait, on faisait moins attention au bas de son visage.

Réalisant qu’elle n’attendait plus qu’elle, Alis se leva et enfila son bliaud par-dessus sa chainse. Elle passa une main dans ses cheveux pour leur donner un semblant d’ordre et fut étonnée lorsque ses doigts se désincarcérèrent aussi facilement : sa nouvelle coupe, beaucoup plus courte, la déstabilisait encore. Elle saisit une mèche et contempla avec un sourire en biais leur couleur flamboyante obtenue à partir d’un mélange d’écorce de brésil et de racine de garance réduites en poudre, cuites dans du vinaigre blanc. Elle se demanda quelle allure elle devait avoir ainsi transformée en rousse.

- Viens, je vais m’occuper de ton maquillage, l’interrompit Margot en la prenant par la main pour la faire asseoir sur une chaise face à elle. Tu vas être magnifique.

Alis eut une grimace qui signifiait que c’était le cadet de ses soucis.

Pendant que Margot faisait voleter ses doigts sur son visage, son regard faisait le tour de la petite pièce qui servait de dortoir aux ribaudes et accessoirement à Guillaume. Alis avait pourtant libéré sa chambre, mais le tavernier s’était encore invité pour la nuit. Les six paillasses étaient serrées les unes contre les autres et, sans l’intervention catégorique de Bertrande, il ne se serait pas gêné pour profiter d’elle. Il s’était rabattu sur Astrid et la pauvre serve avait dû endurer leurs ébats sans pouvoir s’empêcher de penser à ce qui l’attendait le lendemain.

- Voilà, l’interrompit Margot en arrangeant son corsage de telle sorte à lui dénuder les épaules et la gorge. Tu es sûre que tu ne veux pas voir le résultat ? Tu es si belle !

- Pour ce que j’en ai à faire, marmonna Alis avec amertume.

- Détrompe-toi, Isaure, la beauté intimide souvent les hommes et les rend… plus doux et respectueux.

La jeune serve émit un bref glapissement nerveux :

- Ce ne fut pourtant pas le cas de mon époux… loin de là !

- Ils ne sont pas tous comme ça, tenta de la rassurer Margot. Allez, viens, il faut y aller.

Alis attrapa la main tendue comme un noyé sa planche de salut et se laissa entraîner dans la salle principale. En cette fin de matinée, il n’y avait encore aucun client et les quatre ribaudes occupaient avec Guillaume, une des six table de la pièce de taille moyenne. Une énorme miche de pain ainsi qu’une marmite de soupe fumante trônaient en son centre. Bertrande fut la première à les apercevoir et suspendit le geste de porter une cuillère à sa bouche pour les dévisager avec incrédulité. Son attitude n’échappa pas aux autres convives qui, mus par un étrange pressentiment, observèrent à leur tour les nouvelles arrivantes. Les conversations cessèrent net et seul Guillaume s’autorisa un long sifflement admiratif.

- Je te l’avais bien dit, pouffa Margot.

- Heureusement que je suis sensée me cacher ! Ironisa Alis à son oreille.

- Quel meilleur camouflage que celui qui te place au centre de toutes les attentions, rétorqua Margot sur le même ton.

Au moment de prendre place au sein de la tablée, Alis fit semblant de ne pas remarquer l’espace libéré par Guillaume à ses côtés et préféra s’asseoir près de Bertrande, le plus loin possible du tavernier. Comprenant sa manoeuvre, Margot se chargea d’occuper le morceau de banc dédaigné par la serve.

Plongeant le nez dans l’écuelle de soupe que venait de lui servir Bertrande, Alis ignora la grimace sans équivoque de Guillaume lui signifiant qu’elle ne pourrait lui échapper bien longtemps. Encore une fois, la même question revint en force lui vriller les oreilles : pourquoi avait-elle eu la malchance de naître fille ? En tant qu’homme, elle n’aurait pas eu à se soucier d’être une proie si facile !

Pour chasser son malaise grandissant à mesure que le moment fatidique approchait où les premiers clients allaient faire leur apparition, Alis essayait de se raccrocher à la conversation ambiante, mais rien n’y faisait. Son esprit refusait de penser à autre chose.

En fait, elle réalisait qu’elle était terrorisée encore plus qu’elle ne le croyait. Etait-ce d’avoir subi maints sévices qui lui faisait tant redouter ce qui allait suivre ?

L’agréable fumet de la soupe emplissait ses narines, mais elle avait du mal à avaler la moindre cuillérée. Cependant, s’apercevant que malgré la reprise des conversations l’attention générale était tournée vers elle, Alis se força à faire bonne figure et vida son écuelle comme les autres.

- Allez les filles, lança soudain maître Guillaume en extirpant son imposante carcasse du banc, rangez-moi tout ça, préparez vos appâts et ferrez-moi du bon gros gibier !

Bertrande l’imita et se leva de table en prenant appui sur l’épaule d’Alis qu’elle serra brièvement en signe d’encouragement.

Ce fut comme si un signal sonore avait retenti dans l’établissement : dans un bel ensemble, les quatre ribaudes dont Margot suivirent la doyenne après avoir débarrassé la table de la moindre miette de pain. Ne voulant pas être en reste, Alis les rejoignit les mains vides, mais à l’affût de chaque détail pour se rendre utile.

- Astrid et Isaure, dehors ! Les cueillit la voix rocailleuse de Guillaume alors qu’elles passaient devant son étal pendant qu’il remplissait des cruches de vin à un énorme tonneau en perce.

- Pourquoi toujours moi ? Maugréa Astrid en grimaçant. Elle peut le faire toute seule !

Ne comprenant rien à cet échange, Alis les regardait à tour de rôle de ses grands yeux noirs. Guillaume lui rendit son regard tout en ne se gênant pas pour détailler ouvertement sa silhouette d’un air connaisseur :

- Deux belles filles comme vous ne manqueront pas d’attirer deux fois plus de clients ! Et puis, elle est trop novice et son air de chien battu ne serait pas bon pour les affaires. Tandis que toi, ma belle Astrid, tu sais si bien y faire ! Tu lui montreras.

La ribaude se détourna de lui en levant les yeux au ciel et toisa Alis avec dédain. D’un geste brusque, elle lui tendit la grosse marmite qui encombrait ses mains :

- Occupe-toi de ça et viens me rejoindre dehors.

Alis préféra obtempérer que chercher à discuter les ordres : elle s’était fait assez d’ennemis sans en rajouter. Néanmoins, un doute lui tordait les entrailles et elle se dépêcha de rejoindre Bertrande pour en avoir le cœur net. Elle posa la lourde marmite sur la table de la minuscule cuisine qui s’ouvrait sur l’arrière du bourdeau et se rapprocha de la vieille ribaude. L’interrompant dans sa discussion avec les autres filles, elle la tira par la manche pour l’entraîner hors des oreilles curieuse et lui murmura :

- Et si dans la rue quelqu’un me reconnaissait ?

Bertrande eut un sourire confiant en la détaillant et lui rétorqua sur le même ton :

- À moins d’avoir passé toute ton enfance dans ces ruelles, je ne pense pas que tu risques quoi que ce soit. Fais-moi confiance : le meilleur moyen de passer inaperçu est de se montrer. Et puis, tu ne vas pas rester cloîtrée entre ces quatre murs jusqu’à la fin de tes jours ! Allez, va, ne fais pas attendre Astrid et… courage.

Sans un regard pour Fiona qui les fixait avec attention en espérant intercepter de quoi il retournait, Alis se faufila par la porte de la cuisine, traversa la grande salle d’un pas déterminé et poussa la double porte qui donnait sur la rue.

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