Chapitre 15 suite

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- T’en as mis du temps ! L’accueillit Astrid avec froideur.

La serve occulta sans peine les paroles acerbes de la ribaude : la vue du ciel bleu au-dessus de sa tête et l’air frais qui emplit ses poumons lui firent un instant oublier où elle se trouvait. Ayant passé le plus clair de son temps dehors depuis sa naissance, l’enfermement était pour elle la pire des punitions. Cependant, son plaisir fut de courte durée et les odeurs fortes et nauséabondes qui régnaient dans ces ruelles étroites eurent tôt fait d’assaillir ses narines. Elle fronça le nez avec dégoût et retrouva le sens des réalités lorsqu’elle aperçut le regard narquois dont la couvait Astrid. Pour désamorcer toute remarque acerbe, Alis attaqua la première en lui demandant d’un ton qu’elle voulait assuré :

- Et maintenant, qu’est-ce que je dois faire ?

Avant de lui répondre, Astrid la détailla de ses petits yeux noirs où l’on sentait poindre une bonne dose de jalousie :

- Pour le moment, tu te contentes d’observer et de sourire… si c’est pas trop te demander, ajouta-t-elle en considérant la mine au rictus douloureux et triste qui lui faisait face.

Alis regarda la ribaude se détourner et se diriger d’une démarche chaloupée vers le haut de la ruelle peu fréquentée pour l’instant. Laissant échapper un soupir de soulagement pour ce bref répit, elle s’adossa contre la devanture du bourdeau en essayant de plaquer le sourire le plus aguicheur qu’elle pouvait sur son visage.

Le soleil à son zénith en ce milieu de journée n’arrivait pas à darder ses rayons dans les méandres de la ruelle sinueuse, mais sa présence implicite suffisait à réchauffer un peu son cœur à défaut de son corps. En cette mi-avril, un courant d’air glacial parcourait sans pitié ces venelles étroites et sombres, s’enroulant avec insistance autour de ses épaules dénudées comme pour mieux lui rappeler sa triste situation. Un frisson secoua sa silhouette amaigrie par les épreuves qu’elle venait de traverser au moment même où une forte matrone parvenait à sa hauteur.

Alis croisa son regard dédaigneux empreint du plus profond mépris. Hypnotisée par l’éclat de haine envers sa profession, elle la suivit des yeux avec un peu trop d’insistance jusqu’à ce que la commère se plante d’un air revêche devant elle :

- Qu’est-ce que tu as à me fixer de la sorte, sale ribaude ?

Médusée par l’agressivité de cette femme, Alis se sentit devenir écarlate. Que pouvait-elle lui répondre ? Rien de ce qu’elle pourrait lui dire ne la ferait changer d’opinion, alors elle préféra se taire et détourner les yeux. Mais, ne voulant pas lâcher l’affaire, la mégère s’avança d’un pas et insista :

- Alors ? Aie le courage de répondre, espèce de dépravée !

Si elle n’avait pas déjà été collée contre le mur, Alis aurait volontiers reculé pour se soustraire à cette attaque, mais elle n’eut pas d’autre solution que d’affronter le regard haineux qui lui faisait face. Elle commença à bredouiller des excuses inintelligibles avant d’être interrompue par une voix sèche et dure dans le dos de la matrone.

- Laisse-la tranquille et passe ton chemin, la vieille ! À moins que tu veuilles nous aider à attirer plus de clients ? Entre nous, je ne pense pas que tu fasses l’affaire : tu les ferais certainement fuir !

La commère eut un frisson de dégoût et ne prit pas la peine de jeter un œil par-dessus son épaule pour voir qui l’apostrophait de la sorte. Elle tourna enfin les talons, mais envoya un superbe crachat aux pieds d’Alis avant de s’éloigner d’une démarche hautaine en marmonnant un flot d’imprécations.

La serve se poussa juste à temps pour éviter qu’il n’atterrisse sur le bas de son bliaud avant de lever les yeux sur Astrid avec étonnement. Celle-ci la toisait avec un mélange d’impatience et d’indulgence :

- Il ne faut pas te laisser faire. Tout le monde nous déteste et plus particulièrement les femmes. Une fois que tu as compris ça, il ne te reste plus qu’à les haïr à ton tour et tu trouveras le courage de les traiter encore plus bas qu’elles ne te traitent !

- Mais… pourquoi les femmes ?

- Tu représentes leur pire cauchemar !

Devant la moue sceptique d’Alis, Astrid ajouta :

- Il suffit de voir ton visage crispé devant ce qui t’attend. Avoue qu’aucune femme saine d’esprit n’aspire vraiment à faire ça ! C’est juste une question de survie, non ?

Le hochement de tête résigné qui lui répondit la poussa à émettre une dernière remarque :

- Tu sais, nous avons toutes eu un fantôme dans notre vie pour en être arrivées là. Dans ton cas, je ne sais pas à quoi il ressemblait, mais s’il était aussi sordide que le mien… il ne te reste plus qu’à prier pour tenter de l’oublier au plus vite.

Des éclats de voix provenant du haut de la ruelle attirèrent alors son attention. Aussitôt, une lueur de défi éclaira ses yeux et un sourire carnassier se dessina sur son visage. Astrid se détourna de sa comparse pour fondre sur ses futures proies en marmonnant :

- Et puis, c’est comme d’apprendre à marcher : une fois que tu auras fait le premier pas… les autres s’enchaîneront sans même que tu y penses.

Alis murmura un vague merci en la regardant s’éloigner, mais n’eut droit qu’à un haussement d’épaule en guise de réponse. C’est alors qu’elle aperçut les quatre hommes qui arrivaient à leur rencontre. La serve ouvrit de grands yeux en réprimant un hoquet de stupeur quand elle reconnut le plus grand : cette chevelure flamboyante et cette silhouette de bûcheron ne pouvaient appartenir qu’à Gautier !

Partagée entre la honte qu’il la découvre là et la joie de voir un visage ami et familier, Alis resta figée sur place. Apparemment, le géant roux ne l’avait pas encore reconnue et chahutait en riant avec ses comparses parmi lesquels elle reconnut Jean, le guetteur à l’olifant, et deux autres soldats du château de Séverac. Ils se bousculaient, se poussaient du coude, parlaient fort et s’esclaffaient aux boutades des uns et des autres. L’arrivée d’Astrid à leurs côtés eut pour effet immédiat de calmer leurs éclats de voix et la serve fut stupéfaite de la vitesse à laquelle le regard des quatre hommes se focalisa sur la ribaude. La voix gouailleuse de Jean retentit alors dans la ruelle :

- Regarde qui on te ramène, belle Astrid ! Ça faisait longtemps que tu n’avais pas vu ce brave Gautier, pas vrai ?

- Hum, mon géant serait-il de retour parmi vous ? Roucoula-t-elle d’une voix mielleuse en se haussant sur la pointe des pieds pour nouer ses bras autour de son cou et coller son corps impudiquement contre lui. J’attendais ça avec impatience. Allons voir si tu es toujours aussi en forme !

Des éclats de rires gras saluèrent sa réplique équivoque.

Alors que le petit groupe s’avançait bras dessus bras dessous vers elle, Alis ne savait si elle devait aller à leur rencontre ou attendre leur approche. L’étrange ballet auquel se livrait Astrid, virevoltant entre les bras des quatre hommes pour les embrasser à pleine bouche à tour de rôle, la laissait sans voix. Comment pouvait-elle agir avec tant de naturel et de grâce ?

- Mais que vois-je là ? S’exclama soudain Jean en s’approchant avec curiosité d’Alis jusqu’à poser ses mains sur le mur de chaque côté de ses épaules comme pour la faire prisonnière.

Ainsi surprise, la serve sentit son cœur s’emballer de frayeur : l’avait-il reconnue ?

Un rictus voulant passer pour un sourire déforma ses lèvres et elle détourna la tête pour lancer un regard apeuré autour d’elle.

- La belle recrue que voilà ! Insista le guetteur à l’olifant en approchant son visage. Me donnera-t-elle un baiser ? Me fera-t-elle l’honneur de sa…

Jean n’eut pas le temps de finir sa phrase : il fut soulevé de terre par deux bras puissants et atterrit devant Astrid qui regardait la scène avec des yeux écarquillés de stupeur.

- Désolé Jean, mais celle-ci est pour moi, bougonna Gautier en faisant un barrage de son corps devant Alis.

- Mais… mais qu’est-ce qui te prend ? Bégaya l’homme bousculé en prenant les autres à témoin d’un air outré. Je l’ai vue en premier !

Gautier eut un sourire ironique et contra :

- Voudrais-tu la jouer au bras de fer avec moi ?

Jean évalua la stature du géant d’un œil critique avant de lâcher dans un soupir résigné :

- C’est bon, pas la peine d’en faire toute une histoire. Je te la laisse, mais la prochaine fois ce sera mon tour… que ça te plaise ou non !

Gautier haussa les épaules d’un air de dire « cause toujours » avant de se tourner vers Alis avec un sourire redevenu timide.

- Et moi qui croyais que tu étais venu pour moi ! S’écria Astrid dans son dos avec une moue boudeuse. J’aimais bien jouer à être ton Alis et…

- T’inquiète, l’interrompit Jean en lui prenant le bras pour l’entraîner à l’intérieur du bourdeau, tu seras la mienne. Pour une fois que ce rustre ne t’accapare pas.

Gautier ne put s’empêcher de rougir violemment aux propos de la ribaude. Toute sa belle assurance était retombée comme un soufflé et il lança un regard contrit à Alis.

- Tu… tu as l’air en forme, murmura-t-il pour changer de sujet.

- C’est en grande partie grâce à toi et à ton père, le rassura Alis alors qu’ils étaient maintenant seuls dans la ruelle. Mais et toi, que fais tu ici, à Séverac ?

- Je… j’ai devancé l’appel du baron pour les croisades… pour pouvoir être plus près de toi. Je m’inquiétais tellement… tu étais si faible… si amochée !

- Tu m’as vite reconnue, s’inquiéta Alis en scrutant la ruelle avec inquiétude.

- Je te reconnaîtrais toujours Alis, même si tu étais défigurée.

- Mon nom est Isaure la… ribaude maintenant, celle que tu as connue avant n’existe plus. Il faut que tu l’oublies.

Gautier la regarda d’un air si douloureux qu’elle détourna les yeux pour éviter qu’ils ne s’emplissent de larmes aux nombreux souvenirs des jours heureux que le jeune homme lui évoquait. Mais, revenant à sa principale préoccupation, elle enchaîna :

- Personne ne sait que je suis ici ? Où en sont les recherches ?

- Non, il n’y a que moi et mon père qui savons, mais ne t’en fais pas, nous serons muets comme des tombes. Aymeric a bien essayé de nous faire parler, mais il en a été pour ses frais. Quant aux recherches, elles ont été confiées à Bertrand le Bailli et avant qu’il te retrouve ici, à Séverac, l’eau aura coulé sous les ponts !

Alis n’avait pu s’empêcher de tressaillir au nom d’Aymeric, mais l’évocation du gros bonhomme qui avait contribué à sa perte détourna son attention. Pourvu qu’il ne s’en prenne pas à ses proches !

- Et… comment va ma famille ? Ils n’ont pas eu trop de problèmes à cause de moi ?

- Oh, ils ont subi quelques interrogatoires, mais comme ils ne savent rien, ce n’est pas allé bien loin. Ils s’inquiètent surtout pour toi malgré les nouvelles que je leur ai données.

- Jamais je ne pourrais assez te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi.

- J’aurais aimé faire mieux que ça, murmura-t-il en désignant le bourdeau du regard.

- Je n’aurais pu trouver meilleur refuge, le rassura vivement Alis comme si elle voulait s’en convaincre elle-même. Bertrande et Margot m’ont été d’une grande aide au moment où j’en avais le plus besoin. Qui sait où j’en serais si je ne les avais pas eues ?

Gautier se dandina d’un pied sur l’autre et se racla la gorge avant de poser la question qui le taraudait depuis un bon moment. Il grimaça d’un air entendu et se lança :

- Est-ce que tu as déjà… ?

Alis n’eut pas besoin d’un dessin pour comprendre le sens de sa question. Elle regarda le bas de son bliaud avant de souffler un « non » à peine audible.

- Ah, commenta sobrement le jeune serf.

- Il faut que je me ressaisisse, songea-t-elle en redressa la tête et en plantant son regard dans celui du géant roux, je ne fais pas honneur à ma nouvelle « profession » !

À cette pensée, Alis inspira un bon coup et plaqua un sourire factice sur son visage comme elle l’avait vu faire par Astrid :

- Tu seras mon premier.

On aurait donné un coup de massue sur la tête de Gautier qu’il n’aurait pas eu l’air plus éberlué. Il devint écarlate et bafouilla :

- Mais… mais je ne disais pas ça pour… tu n’es pas obligée…

- Je sais… mais autant commencer avec quelqu’un comme toi.

- Tu es sûre ?

Alis lui décocha un sourire sincère cette fois-ci et rétorqua avec malice :

- À moins que tu ne préfères Astrid ?

Gautier se contenta de hausser les épaules et de bougonner des paroles inintelligibles dans sa barbe.

- Allez viens, rentrons. Les autres doivent se demander ce que nous faisons. Et n’oublie pas, maintenant tu dois m’appeler Isaure.

Alis passa son bras sous celui du géant roux et franchit la porte du bourdeau d’un pas décidé sans se douter que, cachée dans un sombre recoin de la ruelle, une silhouette familière épiait leurs moindres faits et gestes.

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