Chapitre 14

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- Eh bien, ma douce, tu te prélasses sous les premiers rayons de soleil de ce printemps tant attendu ? S’exclama Gui avec un sourire éblouissant en franchissant d’un pas alerte la courte distance qui le séparait de sa sœur. Tu es seule ?

- Oui, je n’avais pas envie de m’encombrer de mère qui m’aurait encore abreuvée de recommandations aussi inutiles que blessantes. Quant à ses demoiselles de compagnie, elles m’ennuient au plus haut point.

Gui éclata d’un rire clair et vint s’asseoir sur le banc à ses côtés. Le soleil à son zénith déposait sur leurs épaules son lourd manteau invisible. Devant eux, le jardin renaissait de ses cendres et laissait éclater avec orgueil l’éclat vif et chamarré de sa multitude de fleurs. Leur odeur douceâtre et sucrée parvenait par vagues à leurs narines frémissantes.

- N’as-tu point trop chaud ? Tu devrais te mettre à l’ombre du mûrier.

Ermessinde tourna son visage aux sourcils froncés vers lui :

- C’est mère qui t’envoie me surveiller ?

- Mais non ! S’écria Gui d’un ton offusqué. Je me fais juste du souci pour toi et le petit être que tu portes dans ton ventre.

Joignant le geste à la parole, le damoiseau effleura l’abdomen distendu avec un sourire gourmand.

- Comme il me tarde de le ou la voir !

- Et moi donc ! Je n’en peux plus. J’ai l’impression de ressembler de plus en plus à une grosse vache sur le point de vêler.

- C’est vrai, il ne te manque plus que les cornes. Meuh non, je plaisante, s’écria Gui devant son air outragé, moi je te trouve encore plus belle qu’avant !

- Tu es bien le seul, rétorqua-t-elle avec une pointe d’amertume.

Prenant conscience qu’elle faisait référence à Aymeric, Gui préféra se taire et lui enlaça les épaules avec tendresse. Son idée de rapprocher son beau-frère de cette serve pour l’aider à l’oublier s’était révélée catastrophique. L’enchaînement des récents évènements en était la preuve irréfutable et sa sœur en devenait elle aussi une victime innocente par la mauvaise humeur de son époux qui rejaillissait sur elle.

D’ailleurs, comme si elle avait deviné sa part de responsabilité dans cette histoire, Ermessinde se dégagea de son étreinte pour éviter tout contact avec lui.

- Je suppose que vous n’avez pas encore retrouvé cette chienne ?

Cela faisait trop longtemps qu’elle retenait cette colère qui la dévorait de l’intérieur - en fait depuis les révélations de Bertrand le bailli sur les sordides dessous de cette affaire - lorsqu’elle avait vu dans quel état d’anxiété et de désarroi s’était enfermé Aymeric. Cela ne faisait aucun doute à ses yeux qu’il l’aimait encore et cela, juste au moment où il s’était un peu rapproché d’elle ! Si elle avait su, elle serait restée sur son idée première et se serait arrangée pour faire supprimer de la surface de la terre cette moins que rien qui lui ravissait le cœur de son époux !

- Euh… non, soupira Gui soudain mal à l’aise.

- Elle n’a quand même pas pu se volatiliser comme ça ! Pourquoi ne laisses-tu pas Bertrand s’en occuper ? Je suis sûre qu’il arriverait à un meilleur résultat que vous. Il saurait faire parler les bonnes personnes et ne se contenterait pas de faire semblant de les interroger. Me prenez-vous donc pour une idiote ?

- Je t’assure que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Nous sommes allés jusqu’aux portes de Millau sans rien trouver. De toutes les personnes que nous avons interrogées en route, aucune n’a vu ou entendu parler d’elle.

- Et si on vous avait menti ? Et si elle se cachait tout simplement ici ?

- Où ça ici ? Elle ne serait pas assez folle pour se réfugier à Séverac où tout le monde est susceptible de la reconnaître.

- Qu’en sais-tu ?

- Mais… mais cela paraît évident, bafouilla Gui à bout d’argument.

Ermessinde se leva en se tenant le dos et se tourna face à son frère de manière à le toiser de toute sa hauteur :

- J’espère juste une chose Gui : dès que vous l’apercevrez, j’exige que tu viennes me le dire ainsi que la cachette que lui aura trouvé Aymeric.

Le damoiseau sentit un courant glacé descendre le long de son dos et leva la tête en clignant des yeux sous la morsure soudaine du soleil qui l’aveuglait comme pour mieux le tenir sous sa coupe. Le regard froid que lui renvoyait sa sœur ne l’incita pas à mentir : elle avait compris de quoi il retournait et ne tolèrerait aucun faux semblant de sa part.

- Je ne peux pas faire ça Ermessinde, ce serait trahir la confiance d’Aymeric.

- Tu préfères donc trahir la mienne ?

Devant le mutisme gêné de son frère, elle lui porta l’estocade finale qu’elle avait longuement ruminé dans sa tête durant les interminables journées qu’ils avaient passé à courir en tous sens pour essayer d’attraper cette chienne.

- Si tu ne fais pas ce que je te demande, tu peux considérer qu’à partir de ce jour, tu n’as plus de sœur.

- Qu’est-ce que tu veux dire par là ? S’insurgea Gui.

- Tu m’as très bien comprise. Si tu n’es pas capable de me fournir un simple renseignement, alors tu n’es plus digne d’être mon frère. De plus, insista-t-elle après un instant de réflexion, je détiens certaines informations à ton sujet qui intéresseraient certainement père ou mère, n’est-ce pas ?

- Comment ça ? Quelles informations ? Je ne vois pas du tout où tu veux en venir !

- Et ta liaison avec Catherine ? Je pense que cela ferait un bel effet si je l’annonçais lorsque ta promise et son père viendront nous rendre visite.

Comme sous l’effet d’une gifle, Gui se leva d’un bond et se planta devant Ermessinde de manière à la toiser à son tour de toute sa hauteur :

- Si tu t’avises de toucher de près ou de loin à Catherine, je te jure que tu vas le regretter.

- Bouh, j’ai peur, se moqua Ermessinde. Mais qui a le plus à perdre de nous deux ? Réfléchis bien, je ne te laisserai pas de seconde chance : une fois que tu m’auras comme ennemie… plus rien ne me retiendra et ce n’est pas Aymeric qui te viendra en aide. Il sera trop occupé avec sa ribaude, railla-t-elle méchamment en lui tournant le dos pour prendre le chemin du donjon.

Désemparé, Gui regarda comme dans un rêve, sa sœur franchir le portique qui menait au jardin. Il fallait qu’il la rattrape, qu’il la raisonne, cela ne pouvait pas se passer comme ça ! Sans plus réfléchir, il courut à sa rencontre et lui attrapa le bras. Il la fit pivoter face à lui et, un instant intimidé par le regard toujours aussi glacial qu’elle lui renvoyait, le damoiseau laissa retomber son bras. Il ne savait plus que dire pour la faire revenir sur sa décision. Il fallait pourtant qu’il parle le premier, ne pas lui laisser l’avantage, l’emmener par la douceur et la persuasion dans le même sens que lui. Aussi, alors qu’elle ouvrait la bouche pour le railler, il la prit de vitesse :

- Catherine est toute ma vie, Ermessinde. Comme Aymeric l’est pour toi. Alors… ne me l’enlève pas, je t’en supplie. Mon cœur saigne déjà assez de devoir me séparer d’elle durant au moins une affreuse année en partant pour cette croisade de malheur ! Ne rends pas plus pénibles les derniers jours qu’il me reste avec elle. Qui d’autre que toi peut mieux comprendre ce que je vis ? Toi qui es allée jusqu’au bout pour avoir Aymeric à tes côtés ! Je…

N’y tenant plus, Ermessinde l’interrompit et laissa parler la colère qu’elle maintenait depuis trop longtemps enfouie en elle :

- Comment oses-tu comparer ton histoire et la mienne ? Mon union est un désastre pendant que toi, tu nages dans un bonheur sans pareil avec quelqu’un qui partage tes sentiments ! Entendre tous les soirs votre complicité, vos rires contenus, votre… passion me fait vivre un véritable enfer allongée aux côtés d’un époux qui ne m’a pas touchée depuis qu’il sait que je suis grosse. Je vais être mère, oui, mais je n’en suis pas moins femme avant tout ! Comment… comment ne pas être aigrie ? Comment ne pas lui en vouloir de me traiter de la sorte ? Oh, ne t’en fais pas, il est beaucoup plus doux et attentionné depuis que tu lui as fait la leçon, mais cela ne l’empêche pas de continuer à me délaisser, à m’embrasser chastement sur le front tous les soirs comme il le ferait pour une sœur ! J’ai besoin de plus, Gui, et je sais que je n’aurai rien tant que cette serve de malheur sera dans les parages. Alors oui, je suis peut-être un monstre à tes yeux, mais rien ni personne ne me fera revenir sur ma décision d’en finir avec elle une bonne fois pour toutes !

- Mais… essaya Gui malgré les larmes à peine contenues dans les yeux de sa sœur, pourquoi t’en prendre à moi ? Je n’y suis pour rien !

- En es-tu aussi sûr ? Pourrais-tu me jurer que tu n’es pas à l’origine de cette rencontre « fortuite » ? Que tu n’as pas tout fait pour les réunir… dans cette église ?

Estomaqué, Gui n’eut même pas le réflexe de mentir. Il déglutit péniblement et souffla :

- Comment… comment sais-tu ça ?

- Il n’est pas très difficile de faire parler les soldats : quelques verres de vin et un charmant sourire savent délier toutes les langues !

Gui était si horrifié qu’il en avait perdu l’usage de la parole. Les mots d’Ermessinde s’abattaient sur lui comme un déluge, s’infiltrant à travers les pores de sa peau comme un poison violent jusqu’à le paralyser de honte et de douleur car il ne pouvait plus nier l’évidence : malgré ce que son attitude avait de choquant et de révoltant, force lui était de constater qu’elle avait malheureusement raison. D’ailleurs, comme pour mieux l’enfoncer dans sa culpabilité, elle continua de plus belle :

- Son attitude était si étrange quand vous êtes revenus de votre tournée à Sermelle ! C’était comme s’il ne voyait plus rien de ce qui l’entourait. Il restait prostré de longs moments, les yeux dans le vide, tantôt souriant rêveusement, l’instant d’après serrant les poings comme s’il avait voulu tout pulvériser autour de lui. Et puis… de nouveau ces regards accusateurs dont il me couvait au début de notre union et qui revenaient en force. Comment voulais-tu que je ne me pose pas de questions ? Mais surtout : comment toi, tu as pu me faire ça ?

Maintenant, les larmes coulaient sur le visage défait d’Ermessinde alors qu’elle le fixait de ce regard terrible qui résumait tout ce que sa bouche au pli amer lui avait révélé.

Détournant lâchement les yeux devant ce spectacle insoutenable, Gui rendit les armes :

- Je suis désolé… je ne savais pas que ça irait aussi loin.

- Désolé ou non, il n’y a qu’une chose qui pourra racheter ta faute : tu sais donc ce qu’il te reste à faire.

La voix d’Ermessinde claqua comme un coup de fouet dans l’air frais de cette fin de matinée ensoleillée. Essuyant ses larmes d’un revers de manche rageur, elle tourna les talons et abandonna son frère, le laissant se débattre dans les affres de sa culpabilité.

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