Chapitre 13 suite

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Ecoeurée par le goût trop sucré sur sa langue, Alis chercha à le faire disparaître en mâchonnant dans le vide. Alors qu’on lui faisait encore ingurgiter une gorgée douceâtre, elle tourna la tête pour échapper à la cuillère qui s’insinuait entre ses dents.

- Elle se réveille ! Oh, merci mon Dieu ! Bertrande ! Bertrande !

La voix surexcitée de Margot lui vrilla désagréablement les oreilles et la poussa à ouvrir les yeux. Le visage de la ribaude était si près du sien qu’elle eut un mouvement de recul, mais l’intense fatigue qu’elle ressentait dans tout son corps l’empêcha de la repousser alors qu’elle la serrait dans ses bras en sanglotant.

Alis ne comprenait pas ce qui lui arrivait ni pourquoi Margot n’arrêtait pas de remercier le Ciel en la serrant de plus en plus fort. Heureusement, Bertrande arriva à point nommé, ce qui eut pour effet d’arrêter ces embrassades étouffantes. Elle écarta sa fille et se pencha à son tour sur la silhouette fragile qui gisait sur la couche. À la vue du regard inquiet que lui renvoya Alis, un immense sourire éclaira sa figure anxieuse. Elle avança une main tremblante et caressa doucement le visage livide :

- On peut dire que tu nous as fait une de ces peurs ! Comment te sens-tu ?

- Je… je…, balbutia Alis en essayant de se soulever.

- Non, reste tranquille, tu es encore trop faible, imposa Bertrande en la forçant à se rallonger. Maintenant que tu es bien réveillée, je vais te faire préparer quelque chose de solide à manger. Il faut que tu reprennes des forces.

Trop heureuse de se rendre utile, Margot n’attendit pas l’ordre explicite de sa mère avant de se lever d’un bond et de courir aux cuisines chercher les restes de nourriture que Bertrande avait mis de côté en prévision de ce moment tant attendu.

- J’ai… j’ai la tête qui tourne, réussit à marmonner Alis en fermant les yeux d’épuisement.

- Ça ne m’étonne pas, ça fait cinq jours que tu n’as pas repris connaissance ! La seule chose que tu as avalée depuis ce temps est de l’eau miellée. Il faut que tu te remplumes maintenant pour retrouver toutes tes forces !

Au fur et à mesure que les paroles de la ribaude parvenaient à son cerveau, Alis comprenait mieux son état d’extrême faiblesse et en même temps, elle n’arrivait pas à croire ce qu’elle entendait.

- Cinq jours ! Répéta-t-elle d’un ton incrédule.

- Eh oui ! Cinq jours de fièvre et de délire. On a bien cru te perdre !

Alis digéra ces paroles en essayant de se remémorer quelque chose, mais les seuls souvenirs qu’elle arriva à faire ressurgir avec clarté étaient ceux de sa fuite dans le tonneau de Johan le Roux et son arrivée au bourdeau. D’autres, plus confus, émergeaient de son inconscience où elle revoyait le visage affolé de Margot penché au-dessus d’elle. Abandonnant ces souvenirs pénibles, elle tourna lentement la tête pour tenter d’apercevoir où elle se trouvait. En effet, l’alcôve de son arrivée avait cédé la place à une grande pièce qu’elle découvrait avec stupeur. Un faible rayon de soleil printanier s’était glissé par l’étroite ouverture, invitant avec lui le bruit familier de la rue auquel s’ajoutait celui étouffé de la salle principale de la taverne à travers le plancher. À part la paillasse où elle reposait et un gros coffre en bois où gisaient quelques affaires d’hommes jetées à la va vite, la pièce était vide et dépouillée.

Prévenant sa question, Bertrande expliqua :

- C’est la chambre de Guillaume, le tavernier. J’ai pensé que tu serais plus au calme ici, loin des grognements de bêtes qui t’avaient tant dérangée lors de ta première visite.

La ribaude éclata de rire devant la mine effarée d’Alis :

- Ne t’inquiète pas, je n’ai eu aucun mal à le convaincre de partager nos couches pendant quelques nuits. Pour tout te dire, il ne se sert pas souvent de cette pièce, il préfère la chaleur de nos bras accueillants !

Réalisant dans quel bourbier sa présence avait dû la mettre, Alis sentit les larmes lui monter aux yeux quand elle articula un faible « merci ».

Interrompant ses atermoiements, Margot entra avec un plateau où trônait une écuelle fumante d’où s’échappait une délicieuse odeur de soupe aux choux. Alis en oublia vite ses ennuis et ne pensa plus qu’à calmer les crampes de son ventre qui criait famine.

Bertrande l’aida à se redresser sur la couche et entreprit de la nourrir comme une enfant. Trop faible pour repousser cet excès d’attention, Alis se laissa faire et avala la cuillérée avec circonspection. Cette première gorgée inonda son organisme d’une chaleur bienfaitrice qui réveilla ses entrailles et la poussa à continuer sur sa lancée. Cependant, au bout de la cinquième bouchée, elle repoussa la main de Bertrande :

- Ça fait du bien, mais mon ventre refuse d’avaler une cuillérée de plus. On réessaiera dans un petit moment.

La ribaude n’insista pas et posa l’écuelle à moitié pleine à côté de la couche. Elle regarda sa fille assise de l’autre côté de la paillasse comme pour recueillir son assentiment et reporta son attention sur Alis.

- Maintenant que tu as l’air d’avoir retrouvé un peu de forces, il faut qu’on te dise quelque chose. Pendant que tu étais inconsciente, nous avons pu tenir ta présence ici à peu près discrète, mais ça ne pourra pas durer. Les autres filles sont curieuses et puis il y a aussi Guillaume. Ton nom et ta description circulent dans toutes les bouches en ville. On parle même d’une récompense si on te trouve. C’est pour ça qu’avec Margot, on a préparé un plan pour toi. Tout d’abord, tu vas oublier ton nom pour devenir… Isaure. Ensuite, on va te couper un peu les cheveux et les teindre en roux. Tu seras ma nièce, toute ta famille est morte et tu t’es faite attaquer sur la route de Rodez pour venir me rejoindre. Qu’est-ce que tu en penses ?

Alis resta un moment sans voix. Elle essayait d’analyser ce que lui disait Bertrande, mais tout se bousculait dans sa tête. Le côté désespéré de sa situation lui éclatait en pleine figure et lui coupait le souffle. Pendant ces cinq jours, les ribaudes avaient eu le temps de s’habituer, mais pas elle ! Cela avait été un choc de devoir se séparer de sa famille, de quitter le village qui l’avait vue grandir et voilà que maintenant, on lui faisait comprendre qu’elle avait perdu aussi son identité.

Elle allait devoir devenir une autre.

Devant son regard agrandi d’effroi et ses yeux emplis de larmes qui ne demandaient qu’à se déverser sur ses joues blafardes, Bertrande eut un sourire maladroit et se pencha pour la prendre dans ses bras. Quand elle la serra contre elle, elle eut l’impression de tenir une poupée de chiffon.

- On t’aidera, tu verras. Ce sera peut-être un peu dur au début mais tu t’y feras et puis… Isaure, c’est joli, non ? C’est Margot qui en a eu l’idée.

- Oui, si j’avais eu une fille, c’est comme ça que je l’aurais appelée, renchérit la jeune ribaude en les entourant à son tour de ses bras. On s’occupera bien de toi, tu seras ici chez toi. Demain, on te présentera les autres filles. Elles sont parfois un peu brusque mais elles ont un bon fond. Guillaume est un rustre mais avec toutes ces femmes il n’a pas vraiment droit au chapitre !

Interrompant ces embrassades, Bertrande se dégagea de l’étreinte de sa fille et aida Alis à se rallonger sur sa couche.

- Bon, il faut que j’y retourne et toi, tu dois te reposer encore. Margot va veiller sur toi et…

- Non, réussit à souffler Alis, je… j’ai envie de rester seule. J’ai… j’ai besoin de réfléchir à tout ça.

Puis, s’apercevant de leur mouvement de recul devant son opposition, la serve se radoucit et ajouta :

- Vous avez déjà tellement fait pour moi que je ne veux pas encore vous accaparer. Et puis, je crois que je vais dormir un peu, je me sens si fatiguée…

- Oui, tu as raison, Isaure. Nous allons te laisser te reposer, acquiesça Bertrande en entraînant Margot à sa suite. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle, nous ne serons pas loin.

Une fois la porte refermée sur les deux femmes, Alis battit des paupières sur les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir. Malgré ce que cela lui coûtait, elle devait admettre que les ribaudes avaient raison : elle devait changer de nom et d’apparence si elle voulait échapper à la justice seigneuriale. Mais ce qu’elles n’avaient pas réalisé avec clarté était le précaire de cette situation. Isaure ne pourrait pas longtemps donner le change et survivre éternellement en terrain ennemi. Un jour ou l’autre, on percerait à jour son subterfuge. Tout ceci n’était que provisoire. Oui, mais où irait-elle ? Pourchassée et seule sur les routes, jusqu’où réussirait-elle à aller sans se faire à nouveau agresser ?

Alis secoua la tête sur l’oreiller pour chasser ces idées noires. Pour l’instant, le plus important était de récupérer des forces. Après… il serait toujours temps d’aviser.

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