Chapitre 13

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Allongée sur une paillasse sommaire, les yeux grands ouverts dans le noir, Alis se repassait les évènements de ces derniers jours. Elle n’en revenait pas de la vitesse à laquelle sa vie avait soudain périclité. Son corps la faisait horriblement souffrir, le moindre mouvement était une torture et son voyage depuis Sermelle recroquevillée dans le tonneau de Johan le Roux n’avait pas arrangé les choses.

Lui et Gautier avaient pris d’énormes risques pour la conduire en lieu sûr. Ils avaient réagi avec rapidité et sagesse. Elle-même, dans son état, n’aurait jamais pensé trouver refuge ici, en plein cœur de Séverac. Au nez et à la barbe de ses poursuivants.

Cette pensée amena un semblant de sourire sur son visage crispé de douleur. Qui aurait la présence d’esprit de venir la chercher dans un endroit pareil ? Son avenir en perspective n’était certes pas brillant, mais elle n’en avait cure : plus rien ne lui importait. Loin de sa famille, la vie n’avait plus d’intérêt, plus de saveur. Et si sa seule chance de survie était de vendre son corps au plus offrant, qu’à cela ne tienne.

Jamais elle n’aurait pensé tomber aussi bas, mais ce n’était pas plus dégradant que de subir la maltraitance d’un époux.

Alis suspendit son souffle : quelqu’un muni d’une chandelle approchait à pas feutrés. La silhouette démesurée qui se découpait en ombre chinoise sur le drap qui masquait sa couche acheva de l’effrayer. Au prix d’un violent effort, elle tâtonna dans l’obscurité pour tenter de trouver une arme digne de ce nom, en vain. Elle vit avec horreur le drap s’ouvrir et une tête passer dans l’embrasure, mais la voix douce qui l’interpella eut tôt fait de dissiper sa peur :

- Alis, tu dors ?

- Non Margot, tu peux entrer.

La jeune ribaude ne se le fit pas dire deux fois et vint s’asseoir à son chevet où elle posa sa chandelle entre elles deux.

- Je t’ai apporté un peu de pain rassis : c’est tout ce que j’ai pu trouver.

- Ça ira, je n’ai pas très faim.

- Il faut que tu manges si tu veux te requinquer.

Après un bref silence embarrassé, Margot ajouta :

- Maintenant, c’est à mon tour de prendre soin de toi. Et même si tu ne mérites pas tout ce qui t’arrive, je suis contente de pouvoir te rendre la pareille.

- Merci Margot. J’espère juste que ma présence parmi vous ne va pas vous attirer trop d’ennuis. Que dira maître Guillaume quand il s’en apercevra ?

Lorsqu’il l’avait déposée dans l’un des plus mal famés bourdeaux de la ville, Johan le Roux avait eu la présence d’esprit de garer sa charrette dans la rue de derrière pour la faire entrer discrètement par une porte qui donnait sur la cuisine de l’établissement. Là, Bertrande l’avait aussitôt prise en charge et conduite dans une de leurs alcôves inoccupée.

- Ce n’est pas le moment de te soucier de ça. Ma mère s’occupe de tout et elle ne laissera pas Guillaume te causer des problèmes. Mais… c’est vrai ce qui se raconte ? Tu as tué ton époux ?

Alis eut une grimace désabusée :

- Les nouvelles vont vite… mais rassure-toi, je partirai dès que je serai remise sur pied et ne vous causerai plus de souci.

- Non, ce n’est pas ce que tu crois, je ne te fais aucun reproche, je trouve même ton geste très courageux ! J’aurais dû trouver la force moi aussi, de tuer la brute qui m’a fait ça, ajouta Margot en touchant la vilaine cicatrice qui élargissait son sourire.

- Tout le monde va être à ma recherche et…

- Ici tu ne risques rien. Personne ne viendra jamais te chercher à Séverac ! Johan nous a assurées que si on venait à lui poser des questions, il orienterait les recherches du côté de Millau. Quelle meilleure cachette que dans la gueule même du loup ! S’exclama Margot en riant.

Alis lui rendit son sourire mais une grimace de douleur déforma à nouveau ses traits.

- Y a t-il quelque chose que je puisse faire pour te soulager ? Tu as l’air de tellement souffrir !

- Je ne sais pas… réfléchit Alis. Les coups finiront par s’estomper avec le temps, mais… ce qui m’inquiète est de saigner encore autant et d’avoir si mal au ventre. C’est pas normal…

Margot scruta son visage et effleura son front avec crainte.

- Tu es brûlante de fièvre. Je vais aller chercher ma mère, elle saura peut-être quoi faire.

- Non, ne t’en vas pas, s’écria Alis en lui attrapant la main pour la faire se rasseoir.

L’idée de se retrouver à nouveau seule lui donnait presque la nausée. De plus, elle ne se rappelait que trop dans quel état elle avait découvert Margot l’année dernière et doutait que Bertrande soit d’une aide quelconque.

- Je… je pense savoir ce qui m’arrive : mon enfant est mort mais est resté dans mon ventre.

Après une pause pour laisser Margot digérer la nouvelle, Alis ajouta d’une voix lasse :

- Il va falloir que tu m’aides à le faire sortir… seule, je n’y arriverai pas.

- Mais, s’affola la ribaude, je… je n’ai jamais fait ça !

Entre deux crampes d’estomac, Alis parvint à ébaucher un sourire :

- Je t’expliquerai, c’est pas compliqué et…

- Je vais chercher ma mère, l’interrompit Margot en se levant à moitié, je… je ne peux pas faire ça.

- Laisse Bertrande en dehors de ça et rassieds-toi pour l’amour du Ciel !

La voix pourtant faible d’Alis claqua comme un coup de fouet dans l’alcôve confinée et amena Margot à obéir malgré elle.

- Excuse-moi, plaida la serve devant le regard soudain inquiet de la ribaude, mais… le temps presse et puis, c’est déjà assez gênant pour moi de t’en parler. Tu comprends ?

- Euh, oui, balbutia timidement Margot, je n’avais pas pensé à ça.

- Donne-moi ma bourse, dedans j’ai des feuilles d’hysope que tu feras bouillir longuement jusqu’à ce que le jus soit très sombre. Je dois le boire bien chaud. Ensuite, tu iras chercher une bassine d’eau bouillante et des linges propres.

- Tu… tu veux faire ça maintenant ? Bégaya la ribaude avec une grimace de dégoût.

- Il vaudrait mieux… tant que j’en ai encore la force, souffla Alis épuisée.

Effrayée par la soudaine pâleur de la serve, Margot n’insista pas et, prenant son courage à deux mains, elle sortit de l’alcôve presque en courant.

À nouveau seule dans le noir absolu - Margot avait pris la chandelle avec elle - Alis ferma les yeux sur des larmes de découragement. Pourquoi s’acharnait-elle à vouloir rester en vie alors qu’il aurait été si simple de se laisser glisser dans le néant ! Qu’espérait-elle ? Rien de bon ne l’attendait désormais : elle était devenue une paria pour sa famille ; si les soldat du baron la retrouvaient, elle serait brûlée vive sous le regard ravi de toute la population ; dès qu’elle serait remise, elle devrait payer sa dette envers Bertrande en vendant son corps au plus offrant. Même son enfant mort se liguait contre elle en essayant de l’entraîner avec lui dans la tombe !

Du fond de son désespoir, un visage émergea avec insistance qu’elle tenta de repousser de toutes ses forces, mais peine perdue, son sourire moqueur l’enveloppait avec tendresse comme aux premiers jours de leur rencontre. Il aurait été si simple de se réfugier au creux de ses bras comme quand il l’avait tirée d’embarras, de se laisser bercer par sa douce voix et ses caresses.

- Non, murmura-t-elle dans son délire, non… pas Aymeric !

« Plus rien ne me retient désormais dans ce pays » : sa dernière phrase résonnait dans sa tête comme un glas. Il l’avait reniée… elle devait faire de même et l’oublier.

L’entrée de Margot chargée de ce qu’elle lui avait demandé, la ramena à la dure réalité.

- À qui tu parlais ? Demanda la ribaude en déposant son attirail au pied de la paillasse. Et c’est qui Aymeric ? Ton époux ?

Alis trouva un peu de force en elle pour en rire amèrement.

- Non, ma bonne Margot, tu n’y es pas du tout. Mais laissons ça et concentrons nous. Tu as bien fait bouillir les feuilles que je t’ai données ?

- Oui, attends, je vais te soulever la tête pour t’aider, ne bouge pas, s’affola Margot en avisant son teint cireux et ses grimaces de douleur.

Elle s’empara d’un grand gobelet d’où s’échappait une odeur pas très ragoûtante et l’approcha des lèvres pincées de souffrance. Alis le saisit à deux mains, comme si sa vie en dépendait, et vida presque d’un trait le breuvage amer.

- C’est vraiment atroce comme goût, mais j’avais si soif…

- Oh, suis-je bête, j’ai complètement oublié de te mettre un peu d’eau à côté de ta couche ! Attends, je vais en chercher.

- Non, c’est bon, on n’a plus le temps. Aide-moi à retrousser ma chainse. Voilà, comme ça. Maintenant, écarte les linges souillés, soupira la serve avec une moue de dépit de se retrouver ainsi à la merci de cette jouvencelle qu’elle connaissait à peine.

Une odeur de sang putride envahit aussitôt l’alcôve. Dans la pénombre, Alis distingua la grimace affolée de Margot.

- Ce n’est pas très encourageant, hein, souffla-t-elle. Donne-moi ta main. Tu vas la placer ici, ordonna Alis en retrouvant son savoir-faire, et tu appuieras très fort, à intervalles réguliers jusqu’à ce que je te dise d’arrêter. D’accord ?

- Faut pas laisser agir ta tisane d’abord ?

- Pas la peine, tu vas voir, son effet est assez rapide.

Margot hocha la tête et se plaça aux côtés d’Alis pour avoir plus de marges de manœuvre. Au début, la serve appuya en même temps qu’elle sur la main juste au-dessus de son pubis pour lui montrer le mouvement et, quand elle sentit qu’elle avait trouvé le bon rythme, elle la retira et se laissa faire comme une enfant.

Alis sentait son sang s’échapper d’elle par vagues, au rythme des contractions de son utérus, quand, dans une demi conscience, un caillot plus gros qu’un autre lui permit de comprendre qu’elle venait d’expulser son enfant.

Epuisée, au bord de l’évanouissement, elle réussit à souffler :

- Tu peux arrêter maintenant. C’est fini.

Affolée par son ton d’outre tombe, Margot la dévisagea, guettant avec angoisse le moindre signe d’amélioration de son état.

- Alis, ça va ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse maintenant ?

Seul un silence de mort lui répondit.

Margot s’approcha de son visage exsangue et lui donna de petites tapes sur les joues pour la ranimer tout en l’exhortant de se réveiller d’une voix de plus en plus aiguë.

- Je t’en prie Alis, réveille-toi ! Ne me fais pas ça ! J’ai fait exactement ce que tu m’avais dit ! Tu n’as pas le droit de me faire ça !

La ribaude sanglotait maintenant devant le corps inanimé. Son regard paniqué faisait le tour de l’alcôve comme pour trouver une aide invisible. Elle n’osait pas abandonner Alis pour aller chercher du secours et en même temps, elle ne voulait pas rester seule devant ce désastre.

Soudain, comme en réponse à ses prières, la silhouette de Bertrande apparut sur le seuil.

- Qu’est-ce que c’est que tout ce bruit ? Bougonna-t-elle encore à moitié endormie. Pourquoi… ?

Sa question s’étrangla dans sa gorge à la vue du visage ravagé de chagrin de sa fille ainsi que du carnage qui s’étalait devant ses yeux. La vieille ribaude était habituée à en voir de toutes les couleurs, aussi, le premier instant de stupeur passé, elle retrouva son sang froid et prit la direction des opérations.

- Ça fait longtemps qu’elle est inconsciente ? Demanda-t-elle en examinant le visage d’Alis.

- Oui… enfin… non, je ne sais plus… tout s’est passé si vite !

- Bon, essaye de la ranimer. Baigne lui le visage avec un linge d’eau froide et pendant ce temps, je vais nettoyer ce carnage. Tu aurais dû m’appeler, je vous aurais aidées ! Ajouta-t-elle d’un ton de reproche.

- Elle… elle n’a pas voulu, hoqueta Margot entre deux sanglots.

- Et arrête de pleurer, c’est pas ça qui va l’aider !

Accompagnée par les reniflements de sa fille, Bertrande s’agenouilla entre les jambes d’Alis et s’attaqua à la tâche pour tout nettoyer. Ce n’était pas la première fausse couche à laquelle elle assistait : dans son métier c’était même monnaie courante ! Ce qui l’inquiétait le plus était l’état d’extrême faiblesse dans lequel se retrouvait la serve. L’hémorragie avait l’air de s’estomper, mais elle avait perdu beaucoup de sang.

- Elle… elle va s’en sortir ?

- J’en sais rien. Elle est robuste mais… encore faut-il qu’elle veuille se raccrocher à la vie. C’est si facile de se laisser aller…

Bertrande rabattit le bliaud sur les jambes inertes de la serve et ajouta :

- Je vais rester avec elle cette nuit. Toi, tu iras te reposer. Mais avant, va préparer une bonne infusion et ajoutes-y le plus de miel que tu pourras. Il faut qu’elle reprenne des forces. Tant que tu y es, mets tout ça à tremper dans de l’eau propre, on s’occupera de tout nettoyer demain.

Elle regarda Margot emporter la bassine remplie de sang et de linges souillés et, avant qu’elle ne passe le drap qui masquait l’alcôve, elle renchérit :

- Si elle arrive à passer la nuit, peut-être qu’elle s’en sortira : elle aura fait le plus dur. En attendant, personne ne doit savoir qui elle est ni d’où elle vient. Les autres filles ont la langue trop bien pendue pour les mettre dans la confidence. Si elle en réchappe, ce serait bête qu’elle perde la vie à cause d’une indiscrétion.

- Après ce qu’elle a fait pour moi, je ferai tout pour préserver son secret.

- Je sais, ma fille. Va, maintenant, et rapporte-moi vite ce que je t’ai demandé.

Pendant que Margot s’empressait de lui obéir, Bertrande alla s’asseoir au chevet d’Alis et lui caressa le front et les cheveux :

- Allez, ma grande, fais nous voir de quoi tu es capable. Ce serait dommage que ton époux t’emporte avec lui dans la tombe. Ne laisse pas ce rustre gagner ! Bats-toi, montre lui que tu es la plus forte en lui survivant ! Tout n’est pas perdu, je t’aiderai comme si tu étais ma fille. Nous serons ta nouvelle famille. Ce n’est peut-être pas ce que tu espérais mais c’est toujours mieux que de retrouver ton homme en enfer !

Bertrande écrasa une larme qui roulait sur sa joue blafarde et continua à caresser les cheveux d’Alis en lui psalmodiant d’autres paroles encourageantes. Elle lui devait tant depuis qu’elle avait sauvé sa fille d’une mort lente et douloureuse qu’elle se sentait investie de la mission de la protéger à son tour. Dut-elle faire la nique au Diable lui-même !

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