Chapitre 12 suite 1

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- Hé là, messire Aymeric, attendez-moi ! Ma rossinante n’est pas aussi rapide que vos fringants étalons ! S’égosilla le pauvre chanoine abandonné au milieu de la forêt de Mortecombe.

Ainsi interrompu dans sa course, le chevalier poussa un long soupir d’exaspération et tira d’un coup sec sur les rênes de Satan. Chevauchant à ses côtés, Hugues fit de même et ils se tournèrent d’un bel ensemble pour attendre l’homme d’église dont ils ne distinguaient plus la silhouette imposante à travers le sous bois touffu.

Piaffant d’impatience comme son étalon, Aymeric eut à peine un instant d’hésitation avant de lancer à son compagnon :

- Attends-le toi, moi, je m’avance. Nous avons assez perdu de temps. Vous me retrouverez au village !

Sans attendre de réponse, il fit faire un demi-tour nerveux à son cheval avant de l’éperonner brusquement en direction de Sermelle. Toujours aussi fougueux, Satan s’élança et emporta son cavalier dans un galop redoublé.

Une horrible impression de déjà vu le poursuivait : allait-il retrouver Alis à moitié morte comme la fois où elle s’était fait violer dans cette même forêt ? Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elle en arrive à de telles extrémités ? Connaissant la cruauté sans borne d’Arnaud, les pires images se bousculaient dans sa tête.

Aymeric était tellement perdu dans ses pensées qu’au détour d’un chemin sans visibilité il manqua de peu percuter une charrette débordant de fagots de petit bois et chargée de trois gros tonneaux de vin venant dans l’autre sens. Satan réagit avant lui et fit un brusque écart pour éviter l’obstacle, entraînant son cavalier hors du sentier parmi les broussailles et ronces qui s’agrippèrent à ses chausses comme des mains mendiantes. Aymeric écarta d’un geste impatient les branches qui menaçaient de le gifler au passage et ramena sa monture sur le chemin sans se poser plus de questions sur la présence de Johan le Roux, le père de Gautier, seul avec sa cargaison au milieu de la forêt.

Par acquis de conscience, il se retourna pour jeter un dernier coup d’œil à l’étrange chargement et croisa le regard ahuri du géant roux qui le regardait s’éloigner avec un mélange de frayeur et de culpabilité propre aux serfs en pareilles circonstances même s’ils n’étaient pas en faute. Pour le rassurer, Aymeric lui fit un geste amical de la main avant d’éperonner à nouveau sa monture et de s’éloigner à bride abattue.

Une demie lieue avant d’arriver à Sermelle, il commença à se demander comment il allait aborder le problème. Avant toute chose, il devait aller questionner ses parents et amis : eux seuls pourraient lui dire où Alis s’était réfugiée. Pas un instant il ne douta arriver à les faire parler : il était prêt à toutes les extrémités pour parvenir à ses fins. Il allait la sauver, la mettre en lieu sûr… partir avec elle, tout quitter comme il en avait eu l’intention la première fois avant de se faire couper l’herbe sous le pied par Ermessinde.

Cette décision ramena un sourire crispé sur son visage anxieux et il entra dans le village à une allure moins soutenue. Sans un regard pour les quelques serfs qui se trouvaient sur son passage, il emprunta le sentier qu’il commençait à connaître par cœur.

Pressé d’en finir, Aymeric n’attendit pas l’arrêt complet de sa monture avant d’en sauter lestement au bas. Il s’approchait de la porte lorsqu’il fut arrêté dans son élan par un homme au visage acéré comme celui d’un faucon qui sortit de sous un abri de fortune pour lui barrer le passage.

- Enfin vous voilà, messire, je les ai gardés bien au chaud pour les interroger ! Je…

- Mais qui es-tu ? L’interrompit Aymeric en fronçant les sourcils.

- Je suis Roland, messire, et j’étais chargé de monter la garde jusqu’à votre arrivée. Cette chienne d’Alis n’a pas dû pouvoir aller bien loin avec tout le sang qu’elle perdait ! Je suis sûr que vous arriverez à les faire parler et…

- Pousse-toi de là ! Rugit Aymeric en écartant le vieux serf comme une mouche importune. Rentre chez toi et disparais de ma vue !

Les paroles de Roland venaient de confirmer le terrible pressentiment qui le tenaillait depuis qu’il avait connaissance de cette affaire : Alis était blessée !

Son entrée fracassante dans la masure sombre et silencieuse eut pour effet de faire sursauter Orianne et Gauvin attablés l’un en face de l’autre et de faire pousser un cri strident au petit Landry. Assis à ses côtés sur la paillasse, Jacquin le prit dans ses bras pour le réconforter et lui fredonna une comptine de sa composition.

À la vue de ces visages figés par l’angoisse et la tristesse, Aymeric réalisa qu’il était loin d’être le seul à se faire du souci pour Alis. Il modéra alors son pas en s’approchant de la table. Avant de prendre place à côté d’Orianne, il s’ébroua pour faire tomber le surplus d’eau qui dégoulinait de sa cape trempée et passa une main songeuse dans sa chevelure imbibée et sur sa figure décomposée.

La pénombre qui régnait dans la masure lui conférait une allure de veillée funèbre. Aussi, le chevalier resta un moment silencieux, comme pour mieux s’imprégner de l’atmosphère, avant de demander d’une voix basse et posée :

- Racontez-moi ce qu’il s’est vraiment passé.

Gauvin releva la tête et le fixa d’un regard vide :

- Vous savez déjà tout.

- Non, je n’ai eu que la version du chanoine. L’homme qui gardait votre porte m’a dit qu’elle était blessée, qu’elle avait perdu beaucoup de sang. Est-ce qu’elle… va s’en sortir ? Qu’est-ce qu’il lui avait fait ?

Le visage de Gauvin se ferma malgré le ton inquiet du jeune homme. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de lui rabattre son caquet en lui racontant par le menu ce que lui avait fait ce sadique d’Arnaud, mais Alis lui avait fait promettre de ne rien dire.

Devant le mutisme général, Aymeric insista :

- Je suis sûr que vous l’avez vue avant sa disparition et j’aimerai savoir ce qu’elle vous a dit exactement. Malgré ce que vous semblez croire, je suis là pour l’aider. Arnaud était une vermine, il n’a eu que ce qu’il méritait. Mais elle… comment va-t-elle ?

- Aussi bien qu’on peut aller lorsqu’on se fait rouer de coups au point d’en perdre son enfant ! Explosa Orianne en tournant son visage ravagé de chagrin vers lui. Oui elle est venue nous voir, couverte de sang, de son sang à elle, mais je n’ai presque rien pu faire pour l’aider, pour la soigner et maintenant… Dieu seul sait dans quel état elle est.

- Orianne, tais-toi ! Lui intima Gauvin en lui saisissant la main par-dessus la table. Ne dis rien qui pourrait lui nuire.

Même s’il s’attendait un peu à cela, la nouvelle de ce qu’elle avait subit lui fit l’effet d’une gifle et il eut du mal à réfréner son impatience :

- Dites-moi où elle se cache, je dois la rattraper avant les autres. Je la mettrai en lieu sûr où personne ne la retrouvera jamais. Je m’occuperai d’elle, je vous en fais la promesse.

- Comme vous vous êtes déjà occupé d’elle la première fois : en l’abandonnant pour épouser la fille du baron ? Rétorqua Orianne à travers les larmes qui maculaient son visage. Vous êtes du côté de l’ennemi pour nous et quoi que vous pourrez dire : jamais nous n’avouerons où elle se trouve.

Aymeric eut un mouvement de recul devant la violence de l’attaque. Il considéra pensivement Orianne qui lui tournait maintenant le dos avant de reporter son regard sur Gauvin enfermé dans son mutisme. Voyant qu’il ne tirerait rien de ces deux-là, il détourna la tête en direction des deux garçons au fond de la pièce. La pénombre lui dissimulait leurs visages, mais la comptine s’était arrêtée pour céder la place à des reniflements mal maîtrisés. Le petit ne savait sûrement rien, mais le grand ?

Une idée commença à germer dans son esprit : s’il n’arrivait pas à convaincre les parents, peut-être que Jacquin se laisserait mieux amadouer. Depuis qu’il était venu le voir au château pour lui proposer son projet insensé d’empoisonner leur père et qu’il l’avait écouté, le jeune garçon ne le regardait plus avec autant de méfiance. Cela lui répugnait d’user de ce stratagème, mais il n’avait pas le choix… ni le temps de trouver mieux. Aymeric se leva de table et s’approcha du fond de la pièce. Il se planta devant les deux garçons et tendit une main amicale à Jacquin :

- Et si tu me raccompagnais à mon cheval ? J’aimerais que l’on parle tous les deux.

Le ton était posé mais sans réplique. Le jeune garçon dut le sentir car il se leva sans discuter pour suivre le chevalier.

Avant qu’ils n’atteignent la porte, Gauvin s’était levé et leur bloquait le passage :

- Laissez mon garçon tranquille, il ne sait rien ! Si vous devez torturer quelqu’un prenez moi mais pas lui, il est si jeune…

Aymeric, qui s’attendait à ce genre de réaction, posa une main paternaliste sur l’épaule de Jacquin et regarda le serf droit dans les yeux :

- C’est bien mal me connaître que de me prêter de telles intentions. Jacquin est mon ami, au même titre qu’Alis. Un jour, il est venu me voir au château pour me demander un grand service : je l’ai écouté et ai accepté. Ce jour d’hui, c’est moi qui ai besoin de lui. Je veux juste lui parler et après, je le laisserai libre de juger s’il peut me faire confiance ou non.

- Je ne savais rien de cette histoire.

- Tu étais en prison et maman n’a jamais rien su de tout cela. C’est un secret entre moi, Alis et le chevalier, murmura Jacquin d’un ton penaud en se remémorant ce souvenir peu glorieux où il avait remis la mort de son père entre les mains d’Aymeric.

Sentant la pression impatiente du chevalier sur son épaule, Jacquin ajouta rapidement :

- Mais ne t’inquiète pas papa, je ne dirai rien qui puisse nuire à Alis, je te promets.

Gauvin les regarda sortir de la masure avec un goût amer au fond de la gorge : toute cette histoire virait au cauchemar. Quand allaient-ils se réveiller ? Quand tout reviendrait-il comme avant ?

Mais rien ne redeviendrait comme avant : ils venaient de perdre leur fille et leur fils était aux mains de l’ennemi. Que pouvait-il leur arriver de pire ?

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