Chapitre 11

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À part le craquement dans l’âtre des bûches violentées par le feu impitoyable, un silence de mort régnait dans la masure de Josselin le charretier. Assise à un bout de table, Alis finissait de ravauder une vieille paire de chausses en attendant le moment redouté d’aller se coucher. Aucun mot n’avait été prononcé par son époux depuis son retour. Josselin, son épouse et le petit Thomas étaient restés dans la famille d’Aline pour profiter de son frère aîné qui faisait partie, au même titre que Gautier, des dix volontaires pour la croisade.

Pour se changer les idées après cette journée éprouvante, Alis aurait aimé assister à cette petite fête au lieu de rester enfermée aux côtés de son époux dans cette atmosphère sinistre et menaçante, mais Arnaud, prétextant un mal de tête soudain, avait décliné l’offre.

Elle n’était pas dupe du calme apparent de son époux. Elle commençait à bien le connaître et savait qu’il aimait ménager le suspens avant de lui tomber dessus au moment où elle s’y attendait le moins. Et cette fois-ci, la correction serait mémorable. Mais elle était prête. Cela lui était même égal. Plus rien n’avait de sens. La vie n’avait plus de goût.

Après la sortie d’Aymeric, une mémorable crise de larmes s’était emparée d’elle si violemment que même ses parents n’avaient rien pu faire pour l’endiguer. Alis avait passé le reste de la journée cloîtrée chez eux, prostrée, hermétique à ce qui se passait autour d’elle en attendant de retrouver figure humaine. Elle se demandait encore comment elle avait pu résister à la proposition d’Aymeric d’éliminer Arnaud de sa vie et ainsi retrouver non seulement son estime mais aussi la force de se regarder en face. Cependant, quelque tentante qu’elle soit, elle savait qu’elle avait fait le bon choix en refusant cette offre : le sort des veuves n’était guère enviable en ce bas monde.

Plongée dans ses pensées, elle ne fit pas attention à son ouvrage et se planta douloureusement l’aiguille dans le doigt. Un petit cri lui échappa et elle porta son index à sa bouche pour le sucer. Alis leva les yeux et croisa alors le regard de son époux. Elle voulut se détourner, mais resta hypnotisée par l’éclat de cruauté qu’elle y lut. Un frisson d’appréhension parcourut le creux de ses reins : il savait.

Résonnèrent alors à ses oreilles les avertissements d’Orianne sur le pas de leur masure : « Fais attention à toi Alis, Arnaud est loin d’être aussi stupide que tu le penses : il sait ce qui s’est passé… et il va vouloir se venger. Je t’en supplie, sois prudente… Je te dirais bien de rester ici… mais tu ne m’écouterais pas ! »

Troublée, Alis choisit d’ignorer l’orage qui se profilait à l’horizon et se focalisa à nouveau sur son ouvrage. Son doigt l’élançait un peu et elle se concentra sur cette douleur sourde qui l’aidait à ne pas penser à autre chose.

- Tu viens te coucher ?

La question d’Arnaud la fit sursauter : c’était la première fois qu’il s’adressait à elle depuis son retour et sa voix avait claqué comme une gifle à ses oreilles.

- Je… j’ai presque fini, réussit-elle à articuler d’un ton égal.

- Ce n’était pas une question. Pose ça et viens de suite !

- Comme tu voudras, soupira-t-elle en haussant les épaules.

Alis planta l’aiguille dans le tissu rêche de la manche de son bliaud pour ne pas la perdre - elle la rangerait plus tard - avant de se lever comme si de rien n’était et contourna la table. Elle évitait son regard. Non qu’elle le redoutait, mais tout simplement parce qu’elle ne le supportait plus. Il l’avilissait, la salissait. Elle se sentait aussi insignifiante qu’un objet lorsqu’il la couvait de ses yeux malsains.

Alors qu’elle passait à ses côtés pour rejoindre leur couche, elle se sentit happée par deux bras puissants et plaquée contre son torse. Alis ne chercha pas à se dégager - il aurait été trop content d’avoir réussi à la faire réagir - mais un frisson de dégoût la parcourut des pieds à la tête quand elle l’entendit murmurer dans ses cheveux :

- Profitons que nous sommes enfin seuls pour nous amuser… à ma manière. Déshabille-toi !

- Mais… ils risquent d’arriver d’un moment à l’autre.

- J’ai bloqué la porte de telle sorte qu’ils seront obligés de frapper s’ils veulent entrer. Mais, de toi à moi, je pense qu’ils en ont encore pour un bon bout de temps. Mon père ne se fait jamais prier quand il s’agit de se nourrir à l’œil. Allez, ajouta-t-il en l’éloignant à bout de bras, inutile de chercher à gagner du temps, montre-moi vite ce corps si appétissant !

Alis recula d’un pas et commença à retirer son bliaud. Tout son être lui disait de se rebeller, mais sa raison savait qu’elle n’avait d’autre choix que de se soumettre. Elle le regarda du coin de l’œil et l’aperçut qui, bras croisés sur la poitrine, l’observait avec cruauté. Nul doute que quelque chose se tramait contre elle dans son esprit malade.

Alors qu’elle allait retirer sa chainse et ainsi se trouver nue et sans défense devant lui, Alis eut un sursaut de dignité et interrompit son geste. Elle recula d’un autre pas et se planta face à Arnaud dans la même attitude de défi que lui.

- Allez, vas-y ! Arrête de tourner autour du pot et viens en au fait ! Tout dans ton attitude empeste le reproche !

Arnaud eut un sourire désarmant avant de lui rétorquer froidement :

- Il faut dire que tu y es allée un peu fort, non ?

- Et cette fois-ci, que vas-tu faire ? Tu es déjà allé si loin dans tes « corrections » qu’à moins de me tuer, je ne vois pas ce qui peut être pire que de me marquer par le feu !

- Chaque chose en son temps, ma belle. Pour le moment, je veux profiter de toi car après, Dieu seul sait dans quel état tu seras.

Cette dernière remarque acheva de révolter Alis. Sa colère l’aveuglait au point de lui faire oublier le lendemain et le désastre qui s’ensuivrait. Le voile de la soumission était tombé à ses pieds et elle s’en allait le fouler allègrement. Elle recula d’un autre pas et adopta une position de défense :

- Si tu es assez fou pour croire que je vais me laisser faire.

Une lueur d’étonnement suivi d’un éclair de convoitise s’alluma aussitôt dans le regard d’Arnaud : elle était encore plus belle quand elle prenait son air de louve en colère. La soumettre allait se révéler bien meilleur qu’il ne l’aurait cru au départ.

- Tu ne fais pas le poids, Alis.

- Peut-être mais j’en ai plus qu’assez de ta violence, de ton mépris et de cette masure !

- Tu ne manques pas de culot : non seulement tu me fait passer pour le dernier des pleutres aux yeux de tout le village en voulant participer à cette croisade à ma place, mais en plus tu t’affiches sans pudeur au bras de ce… de ce fumier d’Aymeric ! Crois-tu vraiment que votre tête-à-tête dans l’église est passé inaperçu ? Que votre petit jeu a dupé quelqu’un ? Tu me déçois, Alis, je te pensais plus sensée.

Devant la brusque avancée de son époux, la serve recula d’un dernier pas pour se retrouver adossée contre la porte. Elle regarda autour d’elle pour repérer une arme digne de ce nom, mais ne trouva rien à portée de main. Les bûches qui auraient pu l’aider à maintenir Arnaud en respect se trouvaient derrière lui, juste à côté de l’âtre.

- Le seul point qui me console dans l’histoire est d’imaginer la tête de ton preux chevalier lorsque tu lui as dit qui tu avais épousé. Tu as sacrément dû baisser dans son estime, je me trompe ? Non, à ta grimace je vois bien que non.

Alis écoutait son verbiage sans vraiment l’entendre. Sa moue reflétait juste son désarroi devant le manque d’échappatoire qui s’offrait à elle. Elle s’obligea à respirer profondément face à l’accès de panique qui commençait à s’emparer de ses sens et essaya de se remémorer les leçons que lui avaient apprises Arnaud sur l’art de combattre. Ainsi, elle guetta avec application le moindre geste annonciateur d’attaque de sa part : « toujours laisser l’adversaire passer à l’offensive en premier pour mieux appréhender sa tactique et profiter de sa charge pour le déstabiliser » lui répétait-il sans cesse lors de son apprentissage. Quelle ironie d’appliquer ces leçons contre celui-là même qui les lui avait inculquées !

Tout à sa rancœur, Arnaud continua sur sa lancée et s’avança d’un pas pour combler la distance qui les séparait :

- Je suis sûr qu’il regrette de m’avoir épargné, je me demande bien pourquoi d’ailleurs. Mais assez parlé. Viens par ici ma toute belle, inutile de chercher à me fuir : je suis trop fort pour toi.

Cette dernière remarque acheva de doper Alis. Elle esquiva de justesse la main qui cherchait à l’attraper et profita de sa surprise pour lui décocher un violent coup de poing dans le ventre. Elle avait puisé toute la force dont sa colère l’avait pourvue et le choc le fit reculer de deux pas maladroits en se tenant l’estomac. Son visage hébété reflétait toute l’incompréhension de ce qui venait de se passer. Comment une femme, qui plus est son épouse, avait pu le défier ainsi et surtout lui donner un tel coup ?

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