Chapitre 10 suite 2

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Occupé à discuter des tenants et aboutissants de la croisade avec ses hommes et le chanoine Clotaire, Gui vit avec stupeur les portes de l’église s’ouvrir à la volée sous la poussée d’un Aymeric furieux. Le damoiseau avait trouvé leur conciliabule un peu longuet, mais ne s’attendait pas à ce genre de violence de la part de son beau-frère qui secouait et invectivait la serve tout en la poussant jusqu’à eux.

Quand elle fut devant lui, encore maintenue par la poigne d’acier du chevalier, Gui eut un instant d’indécision devant la conduite à adopter et regarda Aymeric de ses yeux ronds et étonnés.

- Maintenant, garce, tu vas t’excuser auprès de Monseigneur Gui pour avoir osé lui parler de la sorte sinon tu vas voir ce qu’il en coûte de défier son autorité !

La voix d’Aymeric claqua comme un coup de fouet dans le silence qui s’était installé à leur apparition.

Dérangé par cette scène et la grimace de douleur qui déformait le visage de la serve, Gui ouvrit la bouche pour mettre fin à cette mascarade, mais fut arrêté dans son élan par un froncement de sourcil explicite du chevalier. Tout devint soudain limpide pour le damoiseau : ces deux-là jouaient la comédie ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Connaissant les sentiments d’Aymeric pour la jeune femme, il devait bien se douter que jamais il ne l’aurait traitée de la sorte sans autre motif que celui de donner le change à leurs « chaudes retrouvailles » !

Gui réprima un sourire devant ce qu’il soupçonnait et attendit avec morgue les excuses d’Alis.

Celle-ci n’eut aucun mal à faire semblant de s’exécuter avec mauvaise grâce, elle trouvait même qu’Aymeric poussait un peu loin la farce à ses dépens ! Elle jeta un regard noir à Gui et à son « tortionnaire » avant de lâcher d’une voix boudeuse :

- Veuillez m’excuser, Monseigneur, si j’ai été incorrecte envers vous.

- Tu peux faire mieux que ça ! Insista Aymeric en lui malmenant à nouveau le bras.

- Non, non, cela suffira, intervint Gui en posant une main apaisante sur celle d’Aymeric afin de lui faire lâcher prise. De plus, j’aimerais m’entretenir un instant avec elle au sujet de mon père. Peut-être pourra-t-elle faire quelque chose pour le soulager ?

Alis finit de se masser le bras en couvant Aymeric d’un regard plus que noir avant de reporter son attention sur le damoiseau. Devant son air soucieux, elle recouvra vite son savoir-faire.

- De quoi souffre-t-il exactement ?

- Si je le savais ! S’exclama Gui avec désespoir. Les mires de Séverac lui ont donné force potions sans le moindre résultat : il continue de dépérir et est devenu aussi faible qu’un nourrisson.

Alis fronça les sourcils devant la description : cela ne lui disait rien qui vaille.

- Pour être plus sûre, il faudrait que je puisse l’examiner mais… nous ne sommes pas en très bons termes. Loin de là… Peut-être que ma mère pourrait mieux vous aider et aller au château…

- De toute façon, il ne veut voir personne et refuse de se soigner.

Aymeric examina avec attention la mine soudain sombre de Gui avant de se tourner vers Alis dans un dernier espoir :

- Pourrait-on lui faire prendre des remèdes à son insu ?

- Oui… certaines plantes n’ont aucun ou presque pas de goût, mais encore faudrait-il savoir de quoi il souffre. Je ne peux pas lui faire avaler n’importe quoi, ça pourrait être dangereux.

Du coin de l’œil, Alis aperçut sa mère et son père qui attendaient avec angoisse à l’écart. De l’autre côté de la place, elle devina plus qu’elle ne vit la silhouette de son cher époux dans l’embrasure de la porte de leur masure restée entrouverte. D’autres villageois les regardaient avec curiosité et essayaient de tendre l’oreille pour entendre leur discussion. Sans plus réfléchir et pour échapper à l’attention générale, la serve s’empara avec autorité du bras de Gui et l’entraîna à sa suite :

- Allons demander conseil à ma mère, elle a beaucoup plus d’expérience que moi et sa masure est mieux achalandée. Je suis sûre que nous trouverons quelque chose qui, si elle ne le guérit pas, ne peut pas lui faire de mal.

Etonné mais non choqué par cette soudaine familiarité, le damoiseau se laissa faire tout en faisant signe à sa troupe de rester sur place et à Aymeric de les suivre. Il se sentait en confiance avec l’étrange serve et puis, si son obscur beau-frère lui accordait autant de crédit en dehors de sa beauté sauvage, c’est qu’elle devait en valoir la peine.

Arrivés devant la masure au fond de la forêt et après avoir discuté avec Orianne tout le long du chemin, les hommes laissèrent les femmes s’enfermer à l’intérieur pour préparer leur traitement qu’ils espéraient miracle.

Resté dehors avec leurs visiteurs, Gauvin, les bras croisés sur sa poitrine, ne savait que faire et les regardait à tour de rôle en insistant plus longuement sur le chevalier à la sombre allure. Il ne le reconnaissait que trop et savait qu’il avait en face de lui celui-là même qui avait séduit et rendu sa fille malheureuse. Gui, quant à lui, le laissait assez indifférent : il ne semblait ni dangereux ni redoutable.

D’ailleurs, pour rompre la glace qu’il sentait s’installer entre les deux hommes, le damoiseau chercha à entamer la conversation avec l’ancien ménestrel :

- Après ce que mon père vous a fait subir, je suis surpris que votre fille et votre femme m’accordent si gentiment leur aide.

- Un malade reste un malade, répondit Gauvin de façon fataliste en haussant les épaules. Votre père n’est pas un homme vraiment mauvais : il y a bien des choses que je ne lui pardonnerai jamais, mais pas au point de souhaiter sa perte. Tout homme a droit à une deuxième chance dans la vie. C’est ce qu’il m’a donné en me libérant, c’est donc ce que je lui offre en retour.

- Vous êtes tranquille ici, continua Gui pour changer de sujet, c’est vous qui avez défriché tout ça ?

- En grande partie, oui. Ma femme et mes enfants m’ont bien aidé ainsi que Gautier et son père. Quant à être tranquille… cela ne nous empêche pas d’avoir parfois des visiteurs indésirables.

En prononçant cette dernière phrase, Gauvin n’avait pu s’empêcher de regarder Aymeric de ses yeux sombres. Sentant l’animosité palpable du père d’Alis à son égard, le chevalier intervint pour le rassurer :

- Je voulais m’excuser d’avoir dû malmener votre fille, mais…

- Je sais très bien ce qui s’est passé dans cette église, l’interrompit Gauvin. Je ne suis pas né de la dernière pluie et surtout je connais suffisamment ma fille pour savoir qu’elle se serait débattue avec plus de véhémence s’il s’était agit d’un vrai interrogatoire. J’espère juste que vous avez mesuré tous les risques qu’elle encourt vis-à-vis de son époux. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive d’autres malheurs par votre faute.

Un silence gênant s’installa aussitôt entre les trois hommes. Aymeric savait qu’il aurait dû se taire mais en même temps, il était curieux de s’engouffrer par la porte qu’avait entrouvert Gauvin sans le savoir. Il fallait qu’il trouve un moyen de l’interroger sans qu’il ne se doute de rien. Et puis le mot « d’autres » l’inquiétait. Que sous-entendait-il ? Le mieux était de faire comme si Alis n’avait aucun secret pour lui.

- Je m’excuse d’insister, mais je puis vous assurer qu’il ne s’est rien passé de compromettant avec votre fille. Nous avons juste parlé. De plus, je connais bien son époux : il saura se montrer compréhensif.

La réaction de Gauvin ne se fit pas attendre. Il s’exclama d’un ton incrédule :

- Si vous connaissez si bien Arnaud, vous devez donc savoir qu’il est loin d’être aussi « compréhensif » que vous le pensez !

Aymeric crut soudain que son cœur allait s’arrêter de battre. Son visage blêmit et une grimace de dégoût déforma sa bouche. Puis il réfléchit à toute vitesse :

- Non, ce n’est sûrement pas cet Arnaud-là. Ce ne peut être lui… Depuis le temps, il ne doit rester que ses os blanchis au fond de la forêt !

Gui se tourna alors vers lui et se frappa subitement le front :

- Mais où avais-je la tête ! J’ai oublié de te dire que j’avais vu Arnaud pendant que tu étais dans l’église, il est venu me saluer. Il a bien changé. Il a dû avoir un accident parce qu’il boite sacrément. Je lui ai dit de t’attendre mais il n’avait pas le temps et est retourné aux champs avec son père. Il m’a juste chargé de t’assurer de sa reconnaissance pour tout ce que tu avais fait pour lui.

Malgré la cape qui le recouvrait chaudement et la relative douceur de cette journée printanière, Aymeric sentit un long frisson lui parcourir l’échine. Même le chant si mélodieux des oiseaux semblait se moquer de lui.

- Qu’est-ce qu’il y a ? Interrogea Gui en lui prenant le bras. On dirait que tu as vu un fantôme. Ça ne va pas ?

Aymeric regarda longuement les arbres encore dépouillés se découpant dans le ciel d’azur comme autant de juges à son désarroi. Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser dans les bras de ce rustre ? Comment s’y était-il pris pour la séduire ? Pourquoi lui faisait-il transmettre ce message si ce n’était pour le narguer ? Pourquoi lui était-il reconnaissant ?

Tant de questions tournaient dans sa tête qu’il en avait oublié le bras de Gui qui le secouait. Tout en continuant à réfléchir, il posa ses yeux soudain inexpressifs sur le damoiseau et grimaça un semblant de sourire. Face à son regard affolé, il posa une main rassurante sur la sienne et s’éloigna de quelques pas jusqu’à se retrouver, bras ballants, devant la porte de la masure.

Ce fut alors comme si la foudre le frappait de plein fouet : il venait enfin de comprendre ce qui avait dû se passer !

Comment avait-il pu se montrer aussi stupide au point de ne pas réaliser sa bévue ?

En lui laissant la vie sauve, ce jour-là dans la forêt, il n’avait fait rien d’autre que de précipiter cette brute chez la seule guérisseuse alentour.

Et après, quoi de plus facile que de séduire celle qui l’avait ramené à la vie !

Une soudaine sueur glacée inonda son front. Aymeric l’essuya d’un revers de main en respirant un grand coup pour chasser le profond malaise qui s’emparait de lui.

Il imaginait sans peine la jubilation de cet immonde porc qui lui rendait ainsi la monnaie de sa pièce à travers Alis.

Pourquoi avait-il écouté Catherine ? Pourquoi n’avait-il pas achevé cette vermine ?

Comme en écho à ses questions, la porte s’ouvrit sur Alis et sa mère. Ne prêtant guère attention au visage blême du chevalier, Orianne le contourna et alla porter à Gui les trois sachets qu’elle et sa fille avaient préparés pour le baron. Tout en lui expliquant le contenu et la posologie de chacun d’eux, elle aperçut du coin de l’œil Aymeric entraîner Alis à l’intérieur de la masure et fermer la porte d’un coup de pied rageur.

- Que se passe-t-il encore ? Questionna-t-elle d’un froncement de sourcil inquiet à l’attention de son époux qui haussa les épaules en signe d’ignorance.

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