Chapitre 10

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Les yeux obstinément fixés sur la grande croix de bois qui lui faisait face au fond de l’église, Alis essayait d’ignorer les remarques grivoises dont l’abreuvaient ses geôliers assis à ses côtés. Il s’agissait surtout du verbiage de Jean, le guetteur à l’olifant, péroreur devant l’Eternel. L’autre, un certain Roger, à peu près aussi intelligent qu’une bûche, se contentait d’émettre quelques gloussements approbateurs.

- On ne dirait pas comme ça, mais c’est une véritable sauvageonne sous l’homme, continua Jean à mi-voix pour ne pas être entendu de ses supérieurs occupés à recenser les quelques volontaires. Si tu avais vu les griffures dans le dos d’Aymeric après une nuit passée avec elle !

Malgré elle, Alis rougit mais resta immobile à l’évocation de cette image. Jamais elle n’aurait pensé avoir fait mal à Aymeric cette fameuse nuit. Jean devait se tromper ou en rajouter pour se rendre intéressant.

- À mon avis, on ne doit pas s’ennuyer lorsqu’on l’a dans sa couche !

- Ça mon cher, tu n’es pas près de le vérifier, railla Aymeric qui s’était approché sans faire de bruit. Laissez-moi la place et allez voir ailleurs si j’y suis !

Les deux larrons ne se le firent pas dire deux fois et se levèrent d’un bel ensemble. Le chevalier les regarda déguerpir et ne s’assit que lorsqu’ils eurent disparu à l’extérieur de l’église. Il prit la place sur le banc qu’occupait Jean et s’absorba dans l’étude du profil toujours figé d’Alis.

Il resta un long moment à l’observer, détaillant les changements survenus depuis leur dernière rencontre : ses joues pleines s’étaient creusées de malnutrition, son regard était souligné de cernes profonds et sa bouche pulpeuse affichait un pli amer qu’il ne lui avait jamais vu. Tout son corps, amaigri lui aussi, semblait tendu comme la corde d’un arc, dans l’expectative de ce qui allait lui arriver.

Aymeric avait préparé tant de discours, tant d’explications, qu’il ne savait par où commencer. Intimidé par son mutisme et son attitude sur la défensive, il aurait presque préféré qu’elle entame d’elle-même la conversation quitte à subir d’emblé sa colère et ses reproches. Mais, comme si elle avait deviné ses hésitations, Alis conserva sa position, s’enveloppant dans son silence comme seule armure.

Lorsqu’il entendit la porte de l’église claquer à nouveau, Aymeric se retourna et s’aperçut qu’ils étaient seuls. Il eut un petit sourire et remercia intérieurement Gui de lui avoir offert cette opportunité. Il se focalisa à nouveau sur le profil inexpressif d’Alis, et les seuls mots qui parvinrent à franchir le seuil de sa bouche après tout ce temps, furent d’une platitude affligeante :

- Tu es toujours aussi belle.

Néanmoins, ils produisirent l’effet escompté puisque Alis tourna enfin la tête dans sa direction pour le toiser :

- C’est pour me dire ça que tu m’as fait arrêter aussi brutalement par tes hommes ?

Plus amusé que vexé par sa réponse, Aymeric lui fit son plus beau sourire :

- Avoue que tu m’as fourni un excellent prétexte. En d’autres lieux et devant d’autres personnes, ton intervention aurait pu être jugée comme extrêmement séditieuse. Tu as de la chance de t’être adressée à Gui et non à son père : Déodat de Séverac se serait montré moins compréhensif et enclin à te répondre aussi gentiment.

- Alors maintenant, je vais avoir droit à une leçon de morale ? Rétorqua-t-elle avec morgue.

Aymeric éclata de rire devant son air pincé et préféra répondre par une autre question :

- Cela servirait-il à quelque chose ? Ça fait longtemps que j’ai compris que quand tu as une idée en tête, bien malin celui qui arrivera à t’en faire changer.

Un petit rictus qui aurait pu passer pour l’amorce d’un sourire déforma brièvement la bouche d’Alis avant qu’elle ne reprenne sa contemplation, droit devant elle.

- Alors pourquoi cette mascarade ? Laissa-t-elle tomber comme un constat.

Aymeric poussa un soupir. Il se sentait si fatigué. Il aurait tellement aimé avoir plus de temps pour tout lui expliquer, tout savoir sur elle.

- Avant de partir pour cette croisade… je voulais te revoir une dernière fois.

Comme piquée au vif, Alis tourna son visage furibond :

- Maintenant que tu m’as bien vue, je vais peut-être pouvoir partir ? Gronda-t-elle en se levant à moitié.

- Ce n’est pas ce que je voulais dire, rétorqua-t-il un peu trop brusquement en lui attrapant le bras pour éviter qu’elle ne s’en aille.

Alis se rassit en se dégageant de son emprise et darda sur lui un œil noir :

- Viens-en au fait : je n’ai pas tout mon temps et toi non plus.

- Essaie de m’écouter Alis, ce n’est pas facile. La dernière fois qu’on s’est vu, nous nous sommes quittés sur un malentendu et… je ne voulais pas partir sans t’avoir dit la vérité.

- À quoi bon ? S’énerva Alis en l’interrompant. Tu vas peut-être me dire que tu n’as pas épousé Ermessinde ? À ce que je vois, cela t’a pourtant bien servi, messire ! Cracha-t-elle en accentuant son dernier mot avec une grimace ironique.

- Si je pouvais revenir en arrière et tout changer, crois-moi, je n’hésiterais pas un instant.

Alis soupira d’exaspération en évitant de plonger trop avant dans le bleu de ses yeux soudain tristes. Un tourbillon d’émotions contraires l’assaillait de toutes parts et menaçait de la faire encore une fois céder à son charme. Mais elle résistait de toutes ses forces, partagée entre le désir de partir en courant et celui de l'entendre malgré tout.

- Je sais que je vais le regretter mais je t’écoute, décida-t-elle en levant le menton comme pour le mettre au défi.

Aymeric la dévisagea longuement : une envie folle de la serrer dans ses bras et d’embrasser cette bouche le tenaillait au point de lui faire perdre le fil de sa pensée. Que n’aurait-il donné pour effacer d’un coup de baguette magique les derniers huit mois et reprendre leur histoire là où elle s’était arrêtée !

- Je ne te demande pas de me croire sur parole, mais tout ce que j’ai fait c’était pour toi.

À ces mots, la réaction d’Alis ne se fit pas attendre : elle ouvrit de grands yeux et éclata d’un rire sarcastique :

- Ah ça, tu as fichtrement raison de penser que je ne vais pas croire un seul mot de ce que tu viens de dire !

Aymeric ignora l’interruption et continua sur sa lancée : maintenant qu’il avait entamé le processus, il n’était pas question qu’il reparte de là sans lui avoir tout dit.

- C’était le prix à payer pour la vie de ton père… et pour ta protection ainsi que celle de ta famille. Tu as déjà vu Ermessinde à l’œuvre durant ton entretien avec le baron !

Alis ne souriait plus et, bouche entrouverte, fixait Aymeric en fronçant les sourcils pour étudier où se situait la faille.

Comme en réponse à ses questions muettes, il lui prit doucement les mains - qu’elle ne retira pas - et continua d’une voix calme :

- Comme je te l’ai déjà dit : tu n’es pas obligée de me croire sur parole et surtout je ne veux pas que tu te sentes redevable de quoi que ce soit. Pour faire court et sans rentrer dans les détails : Ermessinde m’a fait promettre de l’épouser en échange de la vie sauve pour ton père. Elle n’aurait pas hésité non plus à s’en prendre à toi, à tes frères et à ta mère. Pouvais-je tenter le diable ? Qui sait ce qu’elle aurait été capable d’inventer pour vous porter préjudice et vous faire condamner !

Aymeric serra un peu plus fort ses mains soudain glacées tout en plongeant son regard d’azur dans l’abîme sans fond de son regard noir :

- Tu ne peux pas imaginer à quel point j’ai failli devenir fou à l’idée de te perdre. Elle aurait été un homme, je n’aurais pas hésité à l’étrangler de mes mains pour lui faire payer sa traîtrise. Je sais que ça ne t’apportera guère de réconfort, mais je peux t’assurer que je n’ai jamais cessé de penser à toi, de me demander ce que tu étais devenue, si tu avais épousé Gautier et s’il te rendait heureuse…

- Mais… pourquoi ne pas m’avoir dit tout ça avant ? Bégaya Alis en retrouvant sa voix.

Puis, comme si les paroles d’Aymeric venaient enfin d’arriver jusqu’à son cerveau, elle retira ses mains des siennes et se leva d’un bond. Elle recula d’un pas et le considéra d’un regard horrifié : sous prétexte de bonnes intentions, il venait une nouvelle fois de saccager la vie qu’elle avait mis tant de temps à accepter. Se rendait-il compte que, par le seul effet de ces quelques mots, il venait de faire voler en éclats la prison dans laquelle elle l’avait relégué au fond de son cœur ?

- Pourquoi ? Pourquoi me dire ça maintenant ?

Aymeric ne savait pas trop ce qu’il attendait de ces confessions mais sûrement pas un tel regard : comme s’il avait commis le pire des crimes ! Il se sentait désemparé de la voir reculer inexorablement pour lui échapper.

Sans s’en rendre compte, une part d’Alis voulait fuir cet endroit au plus vite avant… que l’inévitable ne se produise et anéantisse tout sur son passage.

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