Chapitre 9 suite 2

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Alis n’était pas la seule retardataire, quelques hommes, dont Arnaud et son père, revenaient des champs les plus éloignés du village.

Consciente d’être l’un des points de mire autant de l’assemblée des villageois que des soldats de la troupe qui soient la reconnaissaient soit la désiraient ou les deux à la fois, Alis accentua son sourire et vint se poster aux côtés de sa famille qu’elle avait repérée dans les derniers rangs.

Jusque-là, elle avait réussi à ne pas regarder une seule fois Aymeric. Lui, Gui et ses soldats n’étaient pas descendus de cheval et surplombaient de leur morgue la trentaine de villageois massés face à eux comme pour un jugement. Seul le chanoine Clotaire s’était posté à leurs côtés, mais paraissait minuscule au milieu des robustes destriers.

- Qu’est-ce qu’ils nous veulent encore ? Murmura Gauvin à son oreille.

- Je n’en ai pas la moindre idée, lui répondit Alis sur le même ton.

- Sûrement nous augmenter encore les taxes, suggéra Orianne en réprimant un mouvement d’humeur.

Alis observa Arnaud qui se faufilait discrètement au milieu de la foule jusqu’à se placer en retrait de Gautier qui le masquait d’Aymeric mais le laissait visible de Gui.

Avait-il peur de subir une nouvelle fois ses foudres ? Vu l’état pitoyable dans lequel Arnaud avait été retrouvé après son « altercation » avec Aymeric, Alis n’en doutait pas un instant !

La serve essayait de se concentrer sur le discours de Gui qui venait de prendre la parole, mais elle ne pouvait empêcher son esprit de vagabonder. Sans l’avoir encore croisé, elle savait le regard bleu fixé sur elle. Il transperçait son âme et brûlait son corps. Son appel, pourtant muet, résonnait dans sa tête, sapant un à un les remparts de la volonté qu’elle s’était vaillamment façonnée.

Alis entendait vaguement les termes de « croisade », « long et dangereux périple », « soldats de Dieu » sans que ceux-ci ne parviennent à son cerveau.

Après tout ce temps et tout ce qu’il s’était passé depuis leur dernière entrevue, comment pouvait-elle encore être aussi sensible à sa présence ?

Se ressaisissant devant la gravité du discours, Alis se concentra sur le visage angélique du damoiseau et plus particulièrement sa bouche qui prononçait la suite de sa harangue.

- Mon père, le seigneur de Séverac, étant très malade, c’est messire Aymeric et moi-même, Gui de Séverac, qui prendrons le commandement de notre troupe pour rejoindre l’ost du comte de Toulouse. Je suis conscient du sacrifice que je vous demande - ce sera un long voyage dangereux, peuplé d’embûches, au milieu de contrées hostiles - mais pouvons-nous rester les bras croisés et accepter de laisser Jérusalem aux mains des Sarrasins ? Ils massacrent impunément nos pèlerins, pillent nos églises et foulent le nom de Dieu sous leurs pieds ! Je suis certain que, au plus profond de vos cœurs et de vos âmes, vous ne supportez pas une telle hérésie. C’est en grande partie pour cela que nous faisons le tour de nos villages pour trouver de fiers et vaillants combattants de Dieu pour se joindre à nous.

À cet instant, Gui arbora son plus beau sourire engageant et s’exclama en guise de conclusion :

- Que ceux qui veulent participer à cette formidable bataille en l’honneur de Dieu lèvent la main !

Lors de son séjour à Séverac, Alis n’avait guère eu le loisir de s’attarder sur Gui. À sa grande surprise, elle découvrait un homme charmant, au sourire et au regard d’une incroyable douceur. On avait envie de lui faire confiance et en même temps il ne dégageait pas la même assurance que son père. On avait du mal à l’imaginer en plein combat. D’ailleurs, à part Gautier, personne d’autre n’avait levé la main.

Pour masquer sa déception, Gui salua le serf :

- Merci mon brave Gautier, pour ta bravoure et ton dévouement. Je suis fier de te compter à nouveau parmi nous.

Alis ressentit un petit pincement au cœur devant le sacrifice de son ancien ami. Elle se sentait légèrement coupable de sa décision. Elle savait que si elle avait accepté de l’épouser, jamais il ne se serait proposé : il aimait trop sa terre et son village. Son enrôlement forcé l’année passée dans l’ost du baron l’avait suffisamment contrarié pour qu’il veuille y retourner de lui-même.

Un mouvement du côté de Gui lui fit détourner le regard et elle aperçut Aymeric penché à l’oreille du damoiseau. Celui-ci se mit aussitôt à rougir de confusion et secoua la tête en signe d’assentiment.

- Dans mon empressement à vous rallier à cette cause, j’avais oublié de vous préciser un détail d’importance. Et comme cette idée vient de lui, je vais laisser la parole à messire Aymeric.

- Il a pris du galon ton capitaine depuis son union avec la fille du baron, murmura Orianne avec ironie.

Alis ne releva pas la pique et, pour la première fois depuis le début de leur intervention, elle regarda enfin son amant d’une nuit. Le même regard perçant qui l’avait fait flancher, plus de huit mois auparavant, la fixait avec insistance. Par contre, elle lui trouva le visage amaigri et le pli moqueur de sa bouche accentué. Lorsqu’il commença à parler, elle se sentit bizarrement prise à partie, comme s’il ne s’adressait qu’à elle au milieu de la foule. Hypnotisée et rougissante sous son regard scrutateur, elle écouta sa voix toujours aussi chaude et sensuelle.

- Ce que Monseigneur Gui de Séverac a omis de vous annoncer, est que tout homme volontaire en état de faire le voyage à nos côtés se verra, à son retour - ou ses descendants si par malheur il ne devait pas revenir - affranchi ainsi que sa famille proche. Votre liberté acquise, vous ne serez plus soumis au formariage, vous pourrez donc vous marier en dehors de la seigneurie et vous pourrez aussi transmettre vos biens à votre descendance sans vous acquitter de la mainmorte. Evidemment, votre terre continuera à vous être allouée. C’est le chanoine Clotaire, ici présent, qui officialisera cet acte devant Dieu en présence du seigneur de Séverac.

Lorsqu’il se tut, un grand silence s’ensuivit. Alis restait suspendue aux lèvres d’Aymeric, mais ressentait les remous que provoquait cette déclaration et les regards interrogatifs et incrédules que se lançaient les villageois. Pour sa part, elle avait l’impression de se trouver au bord d’un gouffre. Et la même question lancinante vint la torturer : pourquoi avait-il fallu qu’elle naisse fille ? Car si elle était née homme, elle savait sans l’ombre d’un doute qu’elle se serait jetée à corps perdu dans cette croisade et peu lui aurait importé que ce soit au nom de Dieu ou de quelqu’un d’autre !

S’apercevant de ce que cette déclaration pouvait avoir de surprenant et d’incroyable, Gui s’empressa d’ajouter :

- Il est bien évident que nous parlons au nom de mon père, trop faible pour faire le trajet jusqu’à vous pour confirmer nos dires. Mais en gage de notre bonne foi, chacun de vous s’enrôlant à nos côtés se verra remettre un parchemin attestant de votre liberté établi en bonne et due forme. Il va sans dire que nous nous chargerons de la subsistance de votre famille le temps que durera notre absence.

Gui s’interrompit un instant, le temps que tout le monde digère la nouvelle avant de réamorcer sa demande :

- Y a-t-il parmi vous d’autres volontaires ?

Trois nouvelles mains hésitantes se levèrent, puis quatre, puis cinq… pour finalement se stabiliser à dix.

Alis aperçut son beau-père, Josselin, pousser du coude son fils pour que celui-ci se désigne mais, conscient de signer son arrêt de mort s’il se remettait sous les ordres d’Aymeric, Arnaud repoussa son père sans ménagement et préféra s’abstenir.

- Quel couard, pensa Alis, c’est beaucoup plus facile de frapper une femme !

C’est à ce moment qu’elle s’aperçut, à sa plus grande surprise et horreur, qu’Orianne maintenait la main de Gauvin pour qu’il ne la lève pas à son tour. Un débat muet s’était engagé dans le regard du couple où chacun faisait passer ses propres émotions pour convaincre l’autre.

Du haut de ses trente-sept ans, Gauvin se sentait peut-être encore d’attaque pour entreprendre un tel périple, mais Alis comme Orianne savaient bien qu’il n’avait pas la carrure ni le caractère adapté. Malgré le fait qu’il soit devenu serf et s’était endurci à travailler la terre, il n’en restait pas moins au fond de son cœur, un ménestrel.

Sans plus réfléchir, Alis saisit d’autorité son autre main et la maintint en position basse. Elle n’avait pas besoin de le regarder pour comprendre son débat intérieur et garda la pression sur ses doigts jusqu’à ce qu’elle sente sa poigne se ramollir en signe de reddition.

- Pas d’autres volontaires ? Redemanda Gui une dernière fois en arborant un sourire satisfait. En tous cas, sachez que je suis fier de vous. Et pour formaliser votre bravoure, je demanderai à tous les candidats de me rejoindre dans l’église du chanoine Clotaire afin de noter vos noms et vous expliquer ce que l’on attend de vous.

Alors que les soldats s’apprêtaient à descendre de leurs destriers, Alis, mue par ce qu’elle jugerait plus tard comme un instant de folie, leva sa main libre.

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