Chapitre 8 suite 2

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Comme la plupart des convives autour de la grande table, Aymeric chipotait dans l’écuelle posée entre lui et Ermessinde. Du bout de son couteau, il triturait un morceau de mouton sans arriver à se décider à le mettre dans sa bouche. De temps en temps, il levait les yeux et regardait furtivement la silhouette avachie du baron qui dormait en bout de table. Celui-ci, après quelques bouchées à peine dignes de l’appétit d’un enfant, avait sombré dans un sommeil profond. Assise face à lui, Dame Joanne s’efforçait de faire bonne figure en relançant la conversation dès que le silence se faisait trop pesant.

Telle un rapace charognard attendant le bon moment pour fondre sur sa proie, la mort planait dans la grande salle et soufflait son haleine glaciale et fétide sur la nuque des convives, leur soutirant frissons et mauvais pressentiments.

- Quelqu’un va-t-il enfin me dire où se trouve Gui et pourquoi il boude notre table ? S’exclama soudain la baronne à bout de nerfs et de patience.

Sentant peser son regard froid et insistant sur ses épaules, Aymeric releva la tête :

- Je ne sais pas où il est. Tout ce que je peux vous dire est que Gui est fortement affligé par son état de santé, expliqua-t-il en désignant le baron du menton pour ne pas avoir à le nommer. Je pense qu’il s’est réfugié dans un coin pour réfléchir et que, comme nous, la faim est le cadet de ses soucis.

- Quand apprendra-t-il que la fuite n’est pas une solution ? Rétorqua la baronne en détournant la tête pour échapper au regard bleu qui la dérangeait. Sa conduite n’est pas digne d’un fils de baron. Allons, sa retraite n’a que trop duré : que quelqu’un aille le chercher !

Mais Dame Joanne ne put aller plus loin dans son ordre et poussa même un petit cri de surprise lorsque la main décharnée de son époux se posa sur la sienne :

- Laissez-le, ma douce, soupira le baron dans un sursaut de lucidité qui eut pour effet, malheureusement temporaire, de chasser de la pièce l’ombre de la mort. Vous connaissez pourtant Gui mieux que moi : il a besoin de solitude.

- Mais… commença Dame Joanne avant d’être aussitôt interrompue.

- Il aura bien assez le temps d’être face à ses responsabilités. Laissons-lui cette dernière soirée en tête à tête avec lui-même et vous verrez que demain tout rentrera dans l’ordre. Je lui fais entièrement confiance pour reprendre le dessus.

Comme il faisait mine de se lever, créant ainsi une sorte de remue ménage parmi l’assemblée, Déodat de Séverac s’appuya lourdement sur la table et leva la main :

- Ne vous dérangez pas et continuez votre repas. La fatigue m’a fait perdre l’appétit et je m’en voudrais de vous faire perdre le vôtre. Sur ce, je vous souhaite bien le bonsoir.

Aussitôt, comme obéissant à un signal secret, tous les regards se fichèrent dans le dos du vieil homme voûté pour accompagner sa sortie tel un cortège funèbre.

Lorsqu’il disparut de leur vue, ils revinrent se poser, plus par désoeuvrement qu’intérêt, sur la carcasse encore fumante des reliefs de mouton en milieu de table.

Aymeric délaissa le pauvre bestiau pour reporter son attention sur Ermessinde à ses côtés. Crispée sur son couteau à s’en faire blanchir les jointures, sa main tremblait. Elle baissait résolument la tête et il vit deux grosses larmes s’écraser sur la table devant elle.

Ne comprenant que trop son chagrin, Aymeric enserra sa main glacée dans la sienne.

Aussitôt, ce fut comme si une boule de feu traversait les doigts d’Ermessinde pour remonter le long de son bras et embraser tout son corps. Elle releva la tête et croisa le regard chaleureux et compatissant de son époux. Un hoquet, mélange de plaisir et de chagrin la secoua : pourquoi fallait-il que le prix de son bonheur lui coûte la vie de son père ?

En effet, elle ne doutait pas un instant que le soudain revirement d’attitude de son époux était dû à la maladie du baron.

- Mais qu’importe, je donnerais tout pour qu’Aymeric me regarde ainsi jusqu’à la fin de mes jours, réalisa-t-elle en reniflant plus bruyamment qu’elle n’aurait voulu.

- Ah, tu ne vas pas t’y mettre toi aussi, siffla méchamment la baronne. J’en ai plus qu’assez de vous voir sangloter à tout bout de champ dès que votre père a un mot malheureux. Tant qu’il sera en vie, tout espoir n’est pas perdu. Lorsqu’il ne sera plus là, il sera bien temps de le pleurer ! Mais jusqu’à son dernier souffle, je vous demande de vous maîtriser : c’est assez dur pour lui de se savoir condamné sans avoir en plus à supporter vos mines d’enterrement.

Consciente du malaise que ses paroles avaient amené, elle ajouta dans un souffle :

- Si vous croyez que cela m’est facile de me comporter ainsi, sachez que chaque jour qui se lève sur sa maladie m’est un peu plus insupportable que le précédent. Vous, votre vie ne fait que commencer mais moi, que me restera-t-il lorsqu’il ne sera plus là ?

Personne n’eut le courage de lui répondre et tous plongèrent leurs regards dans les écuelles à peine entamées.

Aymeric fut soudain tiré de sa morne contemplation par une main qui se posa timidement sur son épaule. Il se tourna et se trouva face à un des deux marmitons qui oeuvraient en silence depuis le début du repas.

- Veuillez m’excuser, messire, mais Monseigneur m’a envoyé vous chercher. Il a oublié de vous dire quelque chose et vous attend dans les escaliers.

Trop content de cet imprévu qui lui permettait d’échapper à cette atmosphère pesante, il s’essuya les mains et la bouche à la grande nappe et se leva pour suivre le gamin qui l’avait déjà précédé de quelques pas.

Aymeric trouva le vieil homme à seulement une volée de marches de l’entrée de la grande salle. Alors qu’il parvenait à sa hauteur, le baron, adossé au mur comme s’il avait peur qu’il ne s’écroule, chassa le marmiton d’un geste agacé.

Lorsqu’il fut certain de leur isolement, Déodat de Séverac eut enfin la force de regarder son gendre dans les yeux et soupira longuement avant de parler d’une voix tendue :

- Merci d’être accouru aussi vite, Aymeric. Je… je suis vraiment désolé d’avoir à te demander cela… mais, tu es la seule personne assez forte et discrète en qui je puisse avoir une totale confiance.

Ne voyant pas où le vieil homme voulait en venir, Aymeric resta muet et attendit la suite de la requête avec curiosité.

- Tu vois ces quelques marches ?

Le jeune homme se tourna machinalement pour les contempler et revint aussitôt au baron en haussant les sourcils d’incompréhension.

- J’ai affronté sans faillir bien des guerriers, bien des batailles, sans jamais reculer ni hésiter. Et me voilà, au crépuscule de ma vie, à m’incliner, vaincu, humilié par un vulgaire escalier. Eh, oui, ajouta-t-il devant l’expression incrédule qu’affichait maintenant le visage d’Aymeric, comme tu peux le constater, je n’ai plus la force de gravir ces quelques marches qui me mèneront à mon lit et c’est en cela que j’ai besoin de ton aide.

Bras ballants devant l’énormité de ce constat, Aymeric dévisageait le baron avec inquiétude. Son état périclitait bien plus vite qu’il ne le pensait : quinze jours à peine les séparaient de leur escapade sur les remparts et même si Déodat de Séverac avait alors manifesté une grande fatigue, il était parvenu au bout de son ascension sans aide !

- Ne me regarde pas comme ça, je n’ai pas besoin de ta pitié mais de tes bras et de ta discrétion : personne, absolument personne ne doit savoir. C’est bien compris ?

Aymeric n’eut pas la force de parler et se contenta d’acquiescer d’un simple mouvement de tête. Malgré la pénombre qui régnait dans les escaliers seulement éclairés par quelques torches disséminées ça et là, il remarqua les perles brillantes qui s’accumulaient dans le regard de son mentor. Il détourna aussitôt les yeux pour ne pas subir le même phénomène et se concentra sur sa tâche. Il fallait profiter au plus vite du fait que personne ne rodait dans les parages.

Il s’approcha et banda ses muscles en soulevant le baron dans ses bras. Au temps de sa splendeur, le chevalier était grand, puissant et massif aussi, la surprise d’Aymeric ne fut que plus grande lorsqu’il constata avec effarement à quel point sa charge était beaucoup moins lourde qu’il ne s’y attendait. En fait, il n’eut aucun mal à le soulever et à gravir la trentaine de marches.

Durant leur ascension, Aymeric s’efforça de maintenir son regard fixé sur un point imaginaire devant lui et de ne pas penser à la maigreur de la silhouette qu’il sentait au travers des habits épais du baron. Il avait même l’impression que le poids de ses vêtements était plus lourd que le corps qu’ils recouvraient.

Aussi, son soulagement fut grand lorsqu’ils atteignirent le palier et que Déodat de Séverac lui fit signe de le reposer.

- Merci, Aymeric, mais je pense que j’arriverai à me préparer seul pour me coucher.

Trop ému pour lui répondre, Aymeric s’inclina avec respect et tourna les talons pour échapper à ce sinistre spectacle. Comme poursuivi par un spectre, il dévala à toute allure les escaliers et s’empressa de retourner parmi les vivants en réintégrant sa place auprès de son épouse.

- Qu’est-ce que tu as ? On dirait que tu as vu un fantôme, s’exclama Ermessinde sans se douter à quel point elle était proche de la vérité.

- Ce n’est rien, réussit à articuler Aymeric en grimaçant un pauvre sourire, je suis juste fatigué et demain nous devons partir dès l’aube. Ton père voulait me donner ses dernières instructions.

- Vous commencez par quel village ?

- Nous allons sur le Lévézou, répondit brusquement Aymeric en évitant son regard inquisiteur. C’est pour ça que nous serons partis la journée entière.

- J’espère que vous ne ferez pas de mauvaises rencontres.

Les yeux étrécis à deux fentes, Aymeric dévisagea son épouse.

Ermessinde eut un sourire moqueur et ajouta :

- Je parlais de la forêt de Mortecombe ! De qui d’autre aurait-ce pu être ?

- De personne en effet, souffla Aymeric le visage d’Alis au fond des yeux.

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