Chapitre 8

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Appuyé contre un des jambages de la cheminée qui occupait tout un pan de mur de la grande salle, Aymeric considérait le baron de Séverac avec inquiétude. Malgré la chaleur dévorante qui s’échappait du feu maintenu à une cadence infernale par les deux marmitons affairés à la cuisson d’un mouton entier pour le repas du soir qui s’annonçait, Déodat de Séverac, tassé dans sa cathèdre sous une épaisse couverture, semblait transi de froid. Son regard vide et éteint restait braqué sur les longues flammes pourléchant l’animal. Leur éclat diabolique éclairait son visage cireux et amaigri, mais ne parvenait pas à effacer l’impression d’abandon à la mort de son corps.

Pour chasser le malaise grandissant qui menaçait de l’étouffer à la vue de la déchéance de ce grand chevalier, Aymeric reposa plus fort sa question restée sans réponse :

- Êtes-vous toujours d’accord, Monseigneur, pour que nous allions dès demain effectuer la tournée des villages les plus éloignés pour recruter de nouveaux guerriers ? Ça fait maintenant une bonne semaine que la neige a fondu et le temps s’annonce clément pour les jours à venir.

Déodat de Séverac fixa longuement la danse des flammes se disputant sans discontinuer l’honneur d’être la plus vorace avant de reporter son regard épuisé sur son gendre. Il eut un rictus, plus grimace que sourire, et hocha la tête :

- Crois-tu vraiment que je sois encore en mesure de vous dicter votre conduite ? Crois-tu vraiment que je puisse encore m’opposer à quoi que ce soit ?

Piqué par le ton pathétique de son mentor déchu, Aymeric se redressa et chercha des yeux le soutien de Gui. Celui-ci, occupé à faire rouler machinalement deux dés entre ses doigts, détourna son regard rougi de larmes difficilement retenues. Malgré tous ses ressentiments vis-à-vis de son père, sa brutale déchéance lui était insupportable.

- Je n’ai plus la force de rien. Je n’ai d’autre choix que celui de vous faire confiance et de vous laisser gérer mon fief à ma place, continua le baron d’un ton égal en ne lâchant pas Aymeric du regard. Serais-je encore là pour assister à votre départ pour la croisade ? Rien n’est moins sûr. Il y a longtemps que je me suis fait à l’idée de ne pas vous suivre dans cette aventure même si ce n’est pas l’envie qu’il me manque. Que feriez-vous d’un fardeau pareil ? J’aurais préféré mourir au combat comme tout chevalier digne de ce nom… mais Dieu en a choisi autrement.

- Monseigneur, je…

- N’en dis pas plus Aymeric, ce n’est pas la peine, l’interrompit le baron d’un ton paternaliste. Je vous fais entièrement confiance. Et même si je ne vous l’ai jamais vraiment montré, je suis fier d’avoir eu deux fils tels que vous. Je peux partir tranquille : la relève est assurée.

- Rien n’est encore joué, père, laissez-moi aller chercher les meilleurs mires de la région. Sur le lot, il y en a bien un qui arrivera à vous guérir !

- Laisse tes mires où ils sont, Gui, ils ne pourront rien pour un vieux chevalier déjà à moitié dans la tombe.

Désemparé, Gui étouffa un sanglot et se leva brusquement. D’un geste rageur autant qu’impuissant, il balança les dés dans le feu et s’enfuit dans les escaliers menant aux cuisines sans se soucier de l’explosion d’étincelles provoquée par les cubes d’ivoire.

Le baron le suivit du regard et souffla d’une voix rendue quasi inaudible par le chagrin :

- Je me fais du souci pour lui : il est trop émotif… et si vulnérable.

Aymeric respira un grand coup pour chasser le chagrin qui obstruait sa gorge :

- Je veillerai sur lui comme sur la prunelle de mes yeux. J’ai toujours été là pour le protéger et je continuerai jusqu’à mon dernier souffle de vie : il est comme mon frère…

Sentant les larmes lui monter aux yeux, Aymeric s’interrompit et s’abîma lui aussi dans la contemplation des flammes. Il avait du mal à imaginer le fief de Séverac sans sa figure de proue. Il ne s’était pas préparé à ça et ne parvenait pas à réaliser que tout allait bientôt reposer sur ses seules épaules.

- Où sont les femmes ? Cela fait longtemps que je n’ai pas entendu leurs jacasseries.

- Elles se sont réfugiées dans votre chambre pour broder loin des odeurs de graillon et de nos causeries guerrières. Voulez-vous que j’aille les chercher ?

- Ce serait bien aimable de ta part. Je voudrais profiter un peu de mon épouse… tant que je le peux encore.

Content d’échapper à cette atmosphère étouffante et triste, Aymeric allait tourner les talons lorsqu’une main décharnée se posa sur son bras.

- Jamais je n’aurais cru un jour t’avouer cela mais… je te remercie d’avoir redonné le sourire à ma fille. Je sais tous les efforts que cela te demande - je ne suis pas dupe de tes véritables sentiments envers elle - mais malgré tout ce que tu peux penser, elle mérite ton pardon… comme toi tu mérites le mien pour n’avoir pas su m’opposer à ses caprices. Cela dit et même si tu m’as quelquefois déçu par ton comportement libertin, je ne suis pas mécontent de t’avoir comme gendre, bien au contraire. Tiens, en parlant de ça, cela me fait penser à une chose que je voulais te dire depuis déjà un bon moment : le baron de Vezins viendra avec sa fille à la mi-printemps. Elle vient d’avoir treize ans et d’après son père, c’est une vraie beauté.

Aymeric haussa les sourcils d’incompréhension :

- Pourquoi me parlez-vous d’elle ?

- Je ne veux pas faire la même erreur qu’avec Ermessinde. Je veux unir Gui avant mon départ… et le vôtre bien entendu. Il faut qu’il assure sa descendance. L’idéal serait qu’il engrosse sa future épouse avant l’été mais bon… on verra bien.

- Euh… est-il informé de vos intentions ? Demanda Aymeric d’une voix hésitante.

- Bien sur que non, je veux lui faire la surprise ! Tout ça me trotte dans la tête depuis que je l’ai vu avec une donzelle dans son lit à Millau. Je t’avoue que je commençais à douter sérieusement de sa virilité. Un instant, j’ai même pensé qu’il… préférait la compagnie des hommes, murmura le baron avec une grimace de dégoût. En attendant, pas un mot de tout ceci devant lui. Allez, va maintenant, ajouta le vieil homme en enlevant sa main décharnée de son bras.

Aymeric regarda Déodat de Séverac reprendre sa contemplation.

- Pauvre Gui, pensa-t-il aussitôt, comment réagira-t-il ? Il est déjà assez perturbé avec la maladie de son père sans lui balancer en plus une épouse inconnue entre les pattes !

Un frisson désagréable le parcourut, mais il refoula ces sinistres pensées et sortit de la pièce sans un regard en arrière.

Après sa sortie remarquée, Gui descendit lentement les marches étroites menant aux cuisines sans vraiment trop savoir où ses pas le menaient. Il aurait voulu s’asseoir dans la pénombre, mais le va-et-vient incessant qui régnait là l’empêcherait de trouver la paix et le calme auxquels il aspirait. Les larmes glissaient, sinueuses, silencieuses, sur ses joues pâles. De temps en temps, il les essuyait d’un revers de manche rageur. Jamais il n’aurait pensé perdre son père dans de telles circonstances, jamais il n’aurait pensé le voir dans une telle décrépitude. Il aurait mieux encaissé le fait de le voir mourir sur un champ de bataille plutôt que dans son lit.

Gui s’arrêta trois marches avant la porte des cuisines et appuya sa tête contre le mur de pierre glacé. Là, il laissa enfin échapper quelques sanglots convulsifs en cognant son front deux ou trois fois avant de se reprendre. Il respira un grand coup, essuya les dernières larmes et poussa la porte.

Étant donné l’effervescence qui régnait en prélude au repas qui s’annonçait, son entrée passa quelque peu inaperçue. Malgré son rang, Gui était loin d’avoir le même charisme que son père et n’engendrait pas la crainte et la méfiance parmi le personnel. Ermessinde causait cet effet-là mais pas lui. Il suscitait plutôt confiance et sourires de bienvenue comme en ce moment même de la part de la bonne Berthe.

Cependant, devant sa mine chiffonnée, elle eut la délicatesse de se rapprocher de lui au lieu de l’apostropher de sa voix de stentor.

- Eh là, mon petit, mais que t’arrive-t-il ? S’écria-t-elle un ton au-dessous de la normale. Viens-là me raconter tes malheurs.

Et sans attendre sa réponse, Berthe l’entoura de ses gros bras et l’étouffa tendrement contre sa poitrine accueillante. Cette seconde mère, beaucoup plus maternelle et chaleureuse que Dame Joanne sa génitrice, eut le don, par ses caresses et ses chuchotements réconfortants, de faire taire momentanément son chagrin.

Rasséréné par le bercement de cette poitrine si moelleuse et malgré le peu de virilité que cette position avait, Gui se laissa aller et entoura le cou de sa nourrice.

- Ça fait bien longtemps que tu n’étais pas venu te faire consoler, mon tout petit. Ça me manquait. Ton père t’a encore fait des misères ? Hein, c’est ça ?

Gui soupira et se détacha de la tendre étreinte.

- Non, ma bonne Berthe. C’est de le voir dans cet état qui me mine. En plus, il refuse de se soigner ! Mais pourquoi ?

Berthe le considéra gravement et l’entraîna à l’écart.

- Il va falloir t’y faire, mon enfant. Il se sait perdu, je l’ai vu dans son regard. Je ne sais pas quel est ce mal qui le ronge mais ton père, malgré toute sa bravoure et son courage, ne se sent pas de taille contre cet ennemi invisible. Au fond de lui, il a compris que les mires ne peuvent rien. Tu dois respecter sa volonté de rester digne jusqu’au bout.

Devant le mutisme désespéré de Gui, Berthe continua de sa voix douce et apaisante :

- La seule chose que tu puisses faire et qui le soulagera mieux que tous les mires alentour est de te rapprocher de lui. Ton soutien et ta présence seront pour lui des biens inestimables jusqu’à la fin, crois-moi.

- C’est tellement dur de le voir ainsi. Je ne sais pas si j’y arriverai.

- Pense que c’est encore plus dur pour lui, Gui. Tu es un homme maintenant et tu dois réagir en tant que tel.

Le damoiseau la regarda avec surprise :

- Tu parles comme mon père.

- Je te parle comme lui car j’ai l’impression que tu ne te rends pas bien compte de ton héritage. C’est toi le futur seigneur de Séverac, pas Aymeric ! Il serait temps que tu agisses en tant que tel et que tu arrêtes de montrer ta faiblesse si tu veux être respecté.

- Mais les gens me respectent !

- Non Gui, tu es beaucoup trop bon et c’est malheureux à dire mais les gentils sont rarement respectés. Avant tout, tu dois être craint. Ton père est le parfait exemple de ce que je te raconte : un être froid, dur, parfois cruel mais juste et généreux envers ceux qui le méritent.

Devant le regard quelque peu perplexe qui la dévisageait, Berthe ajouta :

- Évidemment, je sais que tu ne peux pas changer du jour au lendemain et devenir quelqu’un de cruel alors que ce n’est pas dans ton caractère, mais il faut que tu essaies de te montrer plus ferme et décisif dans tes actions. Ça ne t’empêche pas de demander conseil auprès d’Aymeric, mais les décisions doivent venir de toi, uniquement toi et il faut que ça se sache ! Malgré toute l’affection que j’ai pour lui, il est hors de question qu’il te fasse de l’ombre, même involontairement. D’ailleurs, il est temps que je lui en parle.

- Non, s’interposa aussitôt Gui, c’est à moi de le faire.

Berthe le regarda avec un éclair de fierté :

- Voilà comment j’aime t’entendre parler ! Et n’oublie pas : ce sera le plus beau cadeau que tu pourras jamais faire à ton père avant sa mort.

Dans un geste instinctif de reconnaissance, Gui serra Berthe dans ses bras en murmurant tendrement :

- Merci, ma bonne Berthe pour ces précieux conseils. Je ne regrette pas de t’avoir parlé, ma fidèle confidente. Et comme toujours, je me sens presque réconforté.

- Allez mon petit - Ah, il ne faut plus que je t’appelle comme ça maintenant ! - va rejoindre les tiens, le service va bientôt commencer.

Gui se détacha de la matrone et regarda autour de lui :

- Pas avant d’avoir embrassé ma petite Agnès ! Où est-elle ?

Berthe sourit avec indulgence devant la piètre excuse et rétorqua :

- Catherine est dans la remise occupée à mettre sa fille au lit.

- Tu crois que je peux ?

Berthe haussa les épaules et eut un sourire en coin :

- Évidemment gros bêta, n’oublie pas que tu as tous les droits ! Et puis, Catherine… euh, Agnès sera ravie de te voir, ajouta-t-elle avec un clin d’œil complice.

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