Chapitre 7 suite 1

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Le soleil n’était plus qu’une boule de feu à l’horizon, déployant ses écharpes violines et pourpres dans le ciel sans nuage lorsque Alis revint à Sermelle accompagnée de ses frères. Désireux de passer avec elle le peu de temps qu’elle leur accordait depuis son union, Jacquin et Landry avaient absolument tenu à l’escorter jusqu’à la masure de Josselin. Étant issus d’une famille soudée - dans la joie comme dans les peines - leur sœur leur manquait terriblement. Landry n’avait pas encore conscience du calvaire qu’elle vivait dans son nouveau foyer mais Jacquin, plus mature après la période difficile qu’ils avaient vécu l’été dernier, était loin d’être dupe et vivait très mal le moindre bleu fleurissant de plus en plus souvent sur la peau d’Alis. D’ailleurs, il entendait assez souvent ses parents se disputer à ce sujet, chacun rejetant sur l’autre son manque de caractère pour n’avoir pas su s’opposer au choix d’Alis et la forcer à épouser Gautier qui aurait été un meilleur époux.

Parvenue sur la place du village, Alis s’arrêta et réprima un frisson d’appréhension. Elle se tourna vers ses frères soudain silencieux et tenta un sourire convaincant :

- Il est temps de nous séparer maintenant. Rentrez vite avant qu’il ne fasse nuit noire.

Landry perdit tout à coup toute envie de babiller et agrippa les jambes d’Alis :

- Je n’ai pas envie que tu t’en ailles. Pourquoi tu ne reviens pas habiter avec nous ?

La jeune serve desserra doucement les mains qui l’entouraient et souleva le garçonnet dans ses bras :

- Tu sais très bien que c’est impossible, mon petit cœur. Ma maison est là, désormais.

Puis devant son air boudeur, elle ajouta en le serrant plus fort contre elle :

- Je vous aime très très fort moi aussi, mais tu dois comprendre qu’on ne peut pas rester toute sa vie chez ses parents.

- Pourquoi ? Rétorqua aussitôt le bambin les larmes aux yeux.

- Allez, Landry, Alis a raison, il est plus que temps de rentrer, intervint Jacquin pour venir en aide à sa sœur. Fais lui un gros bisou et tu sais très bien qu’elle reviendra vite nous voir. Sermelle n'est pas si loin que ça tout de même !

Rasséréné par les paroles de son frère, Landry entoura le cou d’Alis à l’étouffer et déposa un énorme baiser baveux sur ses joues avant de se tortiller pour redescendre.

La force des enfants réside dans leur faculté à vite oublier la cause de leurs tourments.

D’ailleurs, aussitôt revenu sur la terre ferme, il agita sa petite main en signe d’au revoir et s’éloigna en sautillant et en se tournant de temps en temps pour envoyer des baisers.

Alis et son frère le regardèrent avec un sourire attendri.

- Attends-moi ! Lui cria Jacquin avant qu’il ne bifurque dans le chemin.

- Vas-y toi aussi, renchérit Alis en lui ébouriffant les cheveux.

- Je…

- Chut, l’interrompit-elle en posant la main sur sa bouche. Je sais ce que tu vas dire, mais je ne veux pas l’entendre. Ne t’inquiète pas, tout ira bien pour moi, mentit-elle effrontément en sachant très bien ce que son absence aurait comme conséquence.

Les larmes aux yeux, Jacquin la serra dans ses bras et marmonna :

- Un jour, je le tuerai pour tout le mal qu’il te fait.

Et il se détacha brusquement pour s’enfuir en courant à la suite de Landry.

À ces mots, Alis sentit sa gorge se serrer mais résista à l’envie de pleurer. Elle respira un grand coup pour se donner la force de franchir les quelques toises qui la séparaient de son calvaire et avança d’un pas volontaire en serrant les poings comme pour se préparer au combat. Elle savait très bien ce que son absence allait lui coûter mais n’en avait cure. Elle avait décidé, depuis le jour où Arnaud l’avait laissée sur le carreau suite à son uppercut, de ne plus se laisser faire ni intimider par son époux comme par son beau-père. Certes, cela lui valait moult remontrances et brimades - pour ne pas dire coups - de toutes sortes, mais elle n’allait pas passer le reste de sa vie à se soumettre et à plier devant les deux hommes qu’elle exécrait le plus au monde.

Dû-t-elle y laisser sa peau !

Approchant la zone déblayée devant la masure où la neige avait quelque peu fondu durant cette journée de redoux, ses pas passèrent avec regret du crissement moelleux et rassurant comme si elle s’avançait sur un gros nuage en suspension, au désagréable flic floc de ses chausses pataugeant dans la gadoue.

Avant de pousser le loquet, Alis leva la tête une dernière fois pour contempler le ciel rougeoyant. Le soleil, avalé par la forêt gourmande, avait disparu et ne subsistaient que ses longues écharpes sanguinolentes en prémices à la nuit qui s’annonçait.

Alis détestait l’hiver et ses journées trop courtes, souvent sombres et si terriblement froides. En outre, elle en avait assez de survivre sur les réserves qui commençaient à se raréfier dangereusement. Son ventre, comme tous ceux du village, criait famine et il n’était pas rare qu’elle soit sujette à des fatigues subites et des étourdissements, surtout quand elle s’occupait de lourdes tâches.

Sous prétexte d’économiser les vivres jusqu’à la fin de l’hiver, non seulement son beau-père les rationnait mais en plus, il réservait les meilleurs morceaux de viande pour lui et Aline. Arnaud venait ensuite et Alis devait se contenter des restes dont personne ne voulait. D’ailleurs, elle avait eu tôt-fait de perdre ses formes attrayantes et maintenant, elle ressemblait à un grand échalas. À cette pensée, un long gargouillis se fit entendre comme si son ventre manifestait lui aussi sa colère devant cet état de fait. De dehors, une délicieuse odeur de soupe passait à travers les interstices de la porte et venait agréablement chatouiller ses narines et réactiver la faim mordante qui lui torturait les entrailles depuis le matin. La perspective d’apaiser enfin ses papilles fut plus forte que la crainte du retour et acheva de la convaincre de pousser la porte.

Sur ses gardes, Alis pénétra dans l’antre obscur sans faire le moindre bruit afin d’essayer de passer inaperçue et, contre toute prudence, se tourna à peine un instant pour refermer doucement la porte derrière elle. Malgré toutes ces précautions, elle poussa soudain un cri de surprise puis de souffrance lorsqu’elle se sentit violemment tirée en arrière par les cheveux.

Pendant un instant, elle eut la terrible impression que son cuir chevelu allait s’arracher sous la traction brutale qu’exerçait Arnaud. Des larmes inondèrent ses yeux sous la douleur insupportable qui irradiait dans tout son crâne. Alis ne pouvait même pas esquisser le moindre geste de défense étant toute occupée à essayer de se soustraire à l’emprise qu’exerçait inexorablement son époux. Ainsi aveuglée, elle trébucha et tomba à genoux mais n’en continua pas moins à être traînée comme un sac à travers la pièce jusque devant l’âtre qui lançait ses signaux d’avertissement dans toute la maisonnée.

À part les cris sourds d’Alis, aucune parole n’avait encore été prononcée. Assise à table aux côtés de son époux, Aline, impuissante, le souffle suspendu, assistait sans mot dire à la scène. Elle serrait son enfant contre son sein dégrafé pour la tétée comme s’il avait le pouvoir de l’avaler toute entière et de la soustraire à ce terrifiant spectacle. Sans en avoir conscience, elle se mordillait les lèvres, empêchant ainsi ses larmes de se manifester et se balançait d’avant en arrière sous l’emprise d’une comptine égrenée dans sa tête pour conjurer cette violence.

Hypnotisée, Aline regarda comme dans un rêve, Arnaud relâcher brusquement son emprise sur les cheveux d’Alis qui s’écroula face contre terre dans un grand gémissement de désespoir. Elle aimait Arnaud aveuglément - comme on aime son premier amour - mais elle devait bien avouer que la maltraitance qu’il exerçait sur son épouse le faisait baisser dans son estime. De même, elle fut effarée et au bord de la nausée quand Josselin, son sinistre époux, lâcha un rire satisfait. Il faut dire qu’il était loin d’être innocent dans cette histoire : le vieil homme s’en donnait à cœur joie de médire sur Alis devant Arnaud, l’exhortant à se montrer ferme et sans pitié. Ce soir, il avait même été jusqu’à lui suggérer de lui donner une leçon mémorable pour la punir de ses « incartades ». Arnaud n’avait rien dit, mais à la soudaine tension dans ses mâchoires et à ses poings crispés, Aline avait compris que les paroles de Josselin avaient fait mouche. Pour preuve la scène qui se déroulait devant ses yeux écarquillés d’horreur. Le pied plaqué sur sa nuque, Arnaud maintenait la tête d’Alis face contre terre. La jeune femme avait beau gesticuler en tous sens, elle n’arrivait pas à se dégager ni à se relever pendant que son époux la regardait fixement en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir trouver comme châtiment exemplaire.

Soudain, ses yeux s’arrêtèrent sur le feu et considérèrent un long tison rougeoyant d’un air rêveur. Un sourire mauvais éclaira son visage lorsqu’il se pencha pour l’attraper.

Aline avait l’impression que la scène se déroulait au ralenti et refusait d’imaginer la suite. Elle eut un hoquet de terreur et se tourna vers son époux, l’implorant du regard d’intervenir pour mettre un terme à ce cauchemar. Mais celui-ci la foudroya avec une telle méchanceté qu’elle n’osa pas insister et détourna aussitôt les yeux. Que n’aurait-elle donné pour être ailleurs !

Pendant ce temps, Arnaud s’était penché sur sa victime toujours impuissante et, de sa main libre, lui avait remonté la manche jusqu’à l’épaule, tirant tellement fort sur l’étoffe que celle-ci s’était déchirée sur une bonne longueur, dénudant tout son bras jusqu’à la naissance de l’omoplate.

À moitié étouffée et épuisée, Alis, inconsciente de ce qui se tramait derrière son dos, ne bougeait presque plus. Elle avait réussi à tourner son visage sur le côté et respirait par à coups sous la frayeur autant que la colère : comment avait-elle pu se faire avoir de la sorte ? Il avait suffit d’un seul minuscule instant d’inattention et…

Elle n’eut pas le temps de pousser plus avant ses réflexions car, pour la première fois depuis son retour, la voix lugubre de son époux retentit :

- J’espère qu’après ça, tu n’auras plus envie de batifoler sans mon consentement. Tu m’appartiens corps et âme. Mets-toi bien ça dans le crâne ! Pour te le prouver et que tu t’en souviennes toute ta vie, tu porteras à jamais ma marque sur ton épaule.

À peine ses paroles avaient atteint son cerveau, qu’une atroce douleur lui vrilla le haut du bras gauche lorsque Arnaud appliqua le bout du tison incandescent contre sa peau délicate. Alis émit un tel hurlement de louve blessée que les cheveux d’Aline se hérissèrent sur sa nuque. Elle resserra son étreinte sur son enfant, mettant les mains sur ses oreilles pour tenter d’étouffer les cris inhumains qui résonnaient dans toute la masure et sûrement tout le village.

Malgré cela, le petit Thomas cessa de téter et écarquilla ses yeux noirs avant de se mettre lui aussi à hurler. Agressée par les cris de son fils comme par l’odeur de chair brûlée qui se répandit dans la pièce, Aline se leva brusquement et se mit aussitôt de la partie en poussant des hurlements hystériques :

- Arrête ! Arrête, Arnaud ! Ça suffit, arrête ! Je t’en supplie, laisse-la !

Comme sortant de transe, le serf eut un sursaut et retira le tison encore incandescent du corps prostré à ses pieds. Il eut une moue de dégoût devant la vilaine plaie et détourna le regard avant de jeter sans autre forme de procès le bâton au feu. Il enleva alors le pied de la nuque d’Alis et retourna s’asseoir à table comme s’il ne s’était rien passé.

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