Chapitre 7

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Alis se baissa pour ramasser ses deux seaux remplis à ras bord de neige fraîche qu’elle laisserait fondre au coin du feu, mais fut brutalement arrêtée dans son élan par une boule glacée qui éclata dans son cou. Elle émit un cri de surprise et se releva en se frottant vivement pour tenter d’enlever les cristaux gelés qui s’infiltraient par le col de sa chainse. Se retournant pour découvrir l’auteur du forfait, elle fut cueillie en pleine face par une seconde boule moelleuse.

Deux éclats de rire complices la renseignèrent sur les chenapans pendant qu’elle se détournait pour échapper à une autre salve tout en s’essuyant le visage et les yeux.

- Vous avez intérêt à déguerpir vite fait si vous ne voulez pas que je vous attrape et que je vous roule dedans ! Fulmina-t-elle en retenant un fou rire.

- Faudrait encore que tu courres assez vite ! S’exclama Jacquin en lançant une troisième salve qui atteignit sa sœur dans le dos.

Se piquant au jeu, Alis abandonna un de ses seaux et agrippa l’autre à deux mains avant de se lancer à la poursuite des garnements.

À la vue de son visage grimaçant et déterminé, Jacquin et Landry poussèrent de grands cris d’effroi mêlés de joie et prirent leurs jambes à leur cou. Ils détalèrent vers l’extérieur du village pour prendre le sentier menant à la masure de leurs parents.

Empêtrée dans son bliaud et par l’épais manteau blanc, Alis ralentit et, en désespoir de cause, leur lança en vain une poignée de neige qui s’éparpilla dans les airs dans une explosion de prismes multicolores. Essoufflée par son début de course, elle s’étrangla de rire en apercevant leurs grimaces. Les deux frères lui en firent tout un assortiment avant de détaler à nouveau lorsqu’elle fit semblant de repartir à leur poursuite.

Après une tempête de neige qui les avait tous bloqués chez eux pendant deux jours, le retour du soleil se reflétant sur l’épais manteau immaculé contribuait à faire sortir les villageois de leur torpeur hivernale. D’ailleurs, la plupart étaient rassemblés sur la place de Sermelle à bavarder de tout et de rien et leurs sourires, soulagés d’échapper à leur isolement forcé, refleurissaient sur leurs visages épanouis.

- Jacquin sera bientôt aussi grand que toi. Il va devenir un bien beau jeune homme, lança gaiement Aline dans son dos.

Une bouffée de fierté envahit Alis et elle se tourna vers l’épouse de Josselin en souriant :

- Oui, tu as raison, c’est le portrait de mon père tout craché.

Aline et elle n’étaient pas spécialement devenues les meilleures amies du monde, mais vivant un peu la même galère, se toléraient et s’épaulaient quand le besoin s’en faisait sentir. La jeune femme avait vite compris qu’elle ne gagnerait rien à se faire une ennemie d’Alis et celle-ci, par de discrètes allusions, avait gagné son estime en lui laissant entendre qu’elle n’entraverait en rien sa plus que probable liaison avec Arnaud.

Aline, qui n’avait pas quitté les deux frères des yeux, poussa un profond soupir :

- Comme j’aimerais revenir quelques années en arrière et avoir leur insouciance.

Alis regarda plus attentivement cette jeune mère à peine sortie de l’enfance du haut de ses quinze ans et à laquelle un œil étranger en aurait à peine donné treize. Petite brune pétillante à la silhouette épanouie par sa première grossesse, Aline, grâce à ses yeux noisette parfois verts et un sourire gourmand ponctué de deux fossettes discrètes, possédait un charme indéniable. Mais la joie de vivre qui faisait d’elle une fillette facétieuse et pleine d’entrain avait quelque peu disparue depuis son union avec ce vieux birbe de Josselin qui aurait pu être son grand-père.

- Moi aussi, renchérit Alis avec nostalgie. Et pourtant, elle n’est pas si loin que ça notre enfance.

- Parle pour toi ! Moi, ça fait déjà presque deux ans qu’elle est terminée. J’ai même l’impression d’être une vieille femme tellement cette vie me pèse. Et puis, tes parents ne se sont pas débarrassés de toi dès tes premières menstrues et t’ont laissée épouser l’homme de ton choix.

- Pour ce que ça m’a apporté, ricana amèrement Alis.

- Ne dis pas ça ! S’insurgea Aline en se rapprochant d’elle qui la dominait de presque une tête. Arnaud est jeune, beau, vaillant et… il est fou de toi.

- Tu as oublié de dire que c’est aussi un sacré bon cogneur ! Quant à être fou de moi, tous mes bleus témoignent du contraire. Question amour, j’ai connu mieux.

Les larmes aux yeux, Aline recula d’un pas pour mieux considérer celle qui lui faisait office de belle-fille même si elle était plus âgée :

- Peut-être, mais c’est toujours mieux que rien.

- De toute façon, comme je te l’ai déjà dit, ça m’est complètement égal que tu aies une aventure avec lui, au contraire.

Aline étouffa un sanglot et murmura sombrement :

- Le problème, c’est que depuis votre union, il ne me regarde plus.

- Ça m’étonnerait, je l’ai vu maintes fois te lancer des œillades, juste sous mon nez !

- Justement, il ne le fait qu’en ta présence mais ça ne va pas plus loin. C’est uniquement pour te rendre jalouse.

- C’est insensé ! Pourquoi voudrait-il me rendre jalouse alors que je lui appartiens ?

- Ton corps lui est acquis mais pas ta tête… pas ton cœur.

Alis fronça les yeux et la fixa d’un air incrédule :

- Comment pourrait-il en être autrement vu la manière dont il me traite ? C’est un rustre, voilà tout.

- Je ne devrais pas te dire ça, mais si tu arrêtais de le contredire et de le rabaisser en permanence, peut-être qu’il te traiterait autrement.

- Ça c’est la meilleure ! Tu devrais arrêter d’écouter les sermons du chanoine Clotaire : « tendre l’autre joue » ne fait pas partie de mes principes ! Je serais plutôt du genre « œil pour œil », moi. Arnaud m’a fortement déçue, même si j’aurais dû me douter qu’on ne change pas comme ça du jour au lendemain, martela-t-elle avec un claquement de doigts pour mieux souligner son propos. Ce n’est pas en se conduisant comme il l’a fait depuis le début de notre union qu’il risque de remonter dans mon estime, bien au contraire. Et tout ce que tu pourras dire sur son soi-disant « amour » pour moi n’y changera rien, je continuerai d’agir comme je l’ai toujours fait. Je ne me suis jamais fait marcher sur les pieds sans riposter : ce n’est pas maintenant que je vais commencer.

Aline se contenta de hausser les épaules et lâcha avec ironie :

- Alors tant pis pour toi. Continue de la sorte et fais de ta vie un enfer puisque tu sembles t’y complaire. Moi, ça ne me regarde plus.

Et elle tourna les talons pour rejoindre les autres femmes du village rassemblées autour du chanoine Clotaire devant son église de bois.

Oui, sa vie était maintenant un enfer. Oui, son époux la battait. Oui, elle lui tenait tête et essayait de rendre coup pour coup. Et même si à la fin elle n’avait pas le dernier mot, même si elle gisait en sang à ses pieds, elle avait au moins l’impression d’exister. La passivité et la soumission n’avaient jamais été son fort. La seule exception, le seul moment où elle se forçait à ne pas réagir était lors de leurs ébats nocturnes… malgré la douleur… malgré les sévices indicibles qu’il lui faisait subir. Mais même là, son absence de réaction était une forme de rébellion : cela exaspérait tellement Arnaud qu’il se lassait plus vite et, la fatigue aidant, s’endormait aussitôt son forfait accompli.

Alis jeta un dernier coup d’œil aux femmes qui suivaient maintenant le chanoine dans son église, alors que le soleil à son apogée éclairait la scène d’un œil bienveillant, faisant chatoyer les couleurs et pleurer les frênes décharnés sous leur manteau de neige.

- Qu’elles aillent prier, pensa Alis en grimaçant. Si elles n’ont rien de mieux à faire.

Elle ramassa ses seaux d’un geste rageur et les porta à sa masure avant de ressortir aussi vite qu’elle y était entrée. Sur le pas de la porte, elle regarda alentour, et n’apercevant personne qui aurait pu lui faire le moindre reproche, elle souleva son bliaud et se lança sur les traces de ses frères. Il lui fallait renouveler le contenu de sa bourse des premières urgences. Certes le temps n’était pas propice à la moindre cueillette - toute végétation était irrémédiablement gelée - mais sa mère possédait une telle réserve d’herbes sèches qu’elle trouverait bien son bonheur ! Et puis cela lui ferait le plus grand bien de voir des personnes saines et sensées avec qui parler un peu. Sa réclusion forcée entre son époux et sa belle famille lui avait suffisamment tapé sur les nerfs pendant ces deux jours pour qu’elle n’aspire qu’à une chose : changer d’air au plus vite !

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