Chapitre 6 suite 2

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Perdu dans ses pensées, Déodat de Séverac fixait l’horizon qui s’étendait frileusement à ses pieds. Il était accoudé à un merlon, les deux jeunes hommes postés à ses côtés comme une garde silencieuse, et n’avait pas desserré les dents depuis sa remarque peu indulgente à Gui.

Le ciel était dégagé et le soleil, encore loin d’être sur le déclin, les chauffait de sa douce caresse et faisait briller les cristaux de neige de mille feux. Le mois de mars s’annonçait plus clément, mais l’hiver n’était pas fini et avec lui son cortège de malheurs. La disette avait encore fait des dégâts, emportant les plus faibles et les plus démunis. Bien à l’abri dans son donjon, la mesnie ne s’en souciait guère mais Aymeric, pour l’avoir plusieurs fois vécue quand il était enfant, pensait souvent aux ravages qu’elle causait en tueur silencieux et sournois. Chaque année, on en sortait hébété, heureux de retrouver la chaleur printanière, mais surtout aigri face à la perte subie. Comme le père d’Alis l’hiver dernier et bien d’autres encore. Cette fois-ci, qui en subirait les conséquences ? Qui perdrait un peu de sa vie avec la mort d’un être cher ?

- Cette croisade me préoccupe : l’échéance arrive à grands pas et malgré ce qu’en pense le chapelain Arnaut, je n’arrive plus à voir ce que nous allons faire si loin de chez nous.

La voix chargée de doute du baron les sortit de leur torpeur et les deux chevaliers se redressèrent comme sous l’effet d’un coup de fouet.

Le baron les regarda à tour de rôle puis continua de fixer l’horizon en enchaînant sombrement :

- J’ai beau tourner et retourner les tenants et aboutissants dans ma tête : je ne vois pas l’utilité d’entreprendre une telle expédition en laissant nos bien et nos familles à l’abandon.

- Nous avons prêté serment d’allégeance à Dieu, père ! S’exclama Gui avec ferveur. Nous ne pouvons pas revenir en arrière et laisser Jérusalem aux mains des sarrasins, on ne peut pas abandonner Dieu une deuxième fois !

Déodat soupira avec lassitude et ajouta :

- Je sais tout cela, mon fils, mais je ne peux m’empêcher de me poser des questions. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ne pas y être allés plus tôt ? Imaginez tous ces fiefs à l’abandon ! Que deviendront nos femmes, nos enfants ?… Et toi Aymeric, qu’en penses-tu ?

- Je suis de votre avis, soupira celui-ci, et ces bondieuseries me laissent de marbre comme vous le savez. Seulement, nous n’avons plus le choix. Nous avons prêté serment. Pour ma part, il s’agit plus d’un engagement vis-à-vis du comte de Toulouse qu’envers Dieu mais qu’importe. Le fait est là et nous ne pouvons plus reculer. Quant à ce que nous allons retrouver à notre retour… je préfère ne pas y penser.

- Allons, hommes de peu de foi, comment pouvez-vous songer un seul instant que Dieu nous abandonnera alors que nous allons vers Lui ? Et puis, nous laisserons des hommes de confiance dans la place, non ? Ajouta prudemment Gui devant les regards plus que sceptiques que lui jetèrent Aymeric et son père surpris par son envolée lyrique.

- Pas tant que ça, lui rétorqua le baron, et c’est là tout le problème. Nous trois partis plus notre troupe habituelle : que restera-t-il pour assurer la protection du donjon ?

Aymeric et Gui échangèrent un regard de connivence. Ils en avaient déjà parlé à maintes reprises et avaient convenu que l’état de santé du baron ne lui permettrait pas d’entreprendre un tel périple. Seulement, qui se chargerait de le lui dire ?

Devant le peu de crédit qu’accordait Déodat de Séverac aux dires de son fils, Aymeric prit son courage à deux mains et intervint d’une voix calme et posée :

- Si l’un de nous restait ici avec quelques hommes, cela rassurerait tout le monde et dissuaderait d’éventuels envahisseurs.

Le baron eut un mouvement d’humeur et rétorqua brutalement :

- Je ne pense pas que laisser Gui ici soit une bonne idée. Il n’est pas assez aguerri pour soutenir un siège.

Aymeric se racla la gorge et insista :

- Je ne pensais pas à Gui, Monseigneur.

Déodat de Séverac examina son gendre avant de lâcher sur le même ton :

- Je ne te laisserai pas non plus, tu es mon meilleur élément.

- Arrêtez de vous voiler la face, s’impatienta Aymeric. Sans vouloir vous manquer de respect, votre santé n’est plus ce qu’elle était. Vous êtes trop affaibli pour entreprendre un tel périple et…

- Je t’interdis de prononcer un mot de plus ! Tonna le baron. Ma santé me joue parfois des tours mais j’aurai retrouvé mon allant et ma vigueur pour le départ. D’ailleurs, ce jour d’hui, je me sens en pleine forme, mentit-il effrontément en gonflant la poitrine.

Devant sa mauvaise foi, Aymeric n’insista pas et préféra jouer la carte de la prudence :

- Alors il nous faut laisser trois ou quatre de nos meilleurs hommes et en recruter de nouveaux pour nous accompagner comme nous avions procédé lors de nos batailles contre Roger de La Canourgue.

- J’y ai déjà songé, mais ne vont-ils pas nous fausser compagnie à la première occasion ? Nous serons trop nombreux pour pouvoir surveiller ces manants.

- Peut-être qu’en leur promettant une récompense ? Intervint Gui pour ne pas être en reste.

- Nos caisses seront bien vides à notre retour. Avec quoi comptes-tu les payer ? En belles paroles ? Ils n’en ont que faire !

- J’ai peut-être une idée, risqua prudemment Aymeric.

En tant qu’ancien serf, il savait mieux que quiconque la récompense ultime après laquelle ils couraient tous sans exception. Alis elle-même le lui avait remémoré lors de leur promenade.

- Eh bien, parle ! L’incita rudement le baron. Qu’attends-tu ?

Aymeric soutint son regard scrutateur et lâcha enfin :

- Et si vous leur promettiez de les affranchir ainsi que leur famille en échange de leurs loyaux services ?

- Il n’en est pas question ! Tempêta aussitôt Déodat de Séverac sans prendre le temps d’y réfléchir.

- Pourquoi ? Insista Aymeric. Que craignez-vous ?

Le baron fronça les sourcils et foudroya son gendre :

- Qui cultivera, défrichera et rentabilisera mes terres quand tous seront partis travailler pour d’autres seigneurs ? Toi peut-être ? Allons, il faudrait être fou pour faire une chose pareille ! Je te croyais plus sensé. Qui a bien pu te mettre de telles idées en tête ?

- Vous semblez oublier que je suis né serf et que ces idées, comme vous dites, m’ont été inculquées dès mon plus jeune âge. Seulement là où vous vous trompez, Monseigneur, c’est que ces serfs sont avant tout des manants, des paysans accrochés à leur terre, à leur seigneur qui les protège et leur assure leur pitance. Où voulez-vous qu’ils aillent ?

- Tu es bien parti, toi. Qui me dit qu’ils ne feront pas pareil ?

- Vous n’êtes pas un seigneur sanguinaire qui massacre les familles sans défense ! Rétorqua Aymeric d’une voix blanche. Pourquoi suis-je venu me réfugier en votre donjon, à votre avis ? Parce que j’avais ouï dire le plus grand bien de vous. Je puis vous assurer que si vous leur rendez leur liberté en plus d’un petit lopin de terre bien à eux, ils vous resteront fidèles jusqu’à la mort.

- Cela mérite réflexion, murmura Gui songeur. Il paraît que certains seigneurs alentour ont déjà franchi le pas et personne ne semble s’en plaindre.

- Qu’est ce que t’y connais, toi ? Bougonna le baron avec mépris.

- Pas grand-chose, en effet, rétorqua Gui piqué au vif, mais cela ne m’empêche pas de réfléchir et de penser qu’Aymeric a peut-être raison : quelle plus belle motivation, en dehors de servir Dieu, que celle d’obtenir la liberté à leur retour ? On peut toujours essayer d’aller dans quelques villages tester l’effet d’une telle annonce et nous verrons bien si cela nous permet de grossir nos troupes sans être obligés de recourir à l’enrôlement de force qui risque de se solder par une trop forte désertion.

Une bouffée de fierté regonfla le moral en berne de Déodat de Séverac : enfin son fils osait lui tenir tête et prendre position contre lui. Mais il se renfrogna aussitôt pour ne pas le lui montrer et préféra l’attaquer à nouveau pour confirmer cette impression :

- Pour moi, leur seule motivation doit être de servir leur seigneur.

Cette pique rétrograde acheva d’énerver Gui qui riposta avec rancœur :

- Il est temps d’évoluer, père, nous ne pouvons plus nous permettre de raisonner de la sorte. Croyez-vous vraiment être leur seul centre d’intérêt ? Leur seule motivation ? Ils sont comme nous : leur but est d’assurer avant toute chose la survie de leur famille !

- Comment oses-tu me parler de la sorte ? Rugit le baron pour enfoncer le clou.

Gui rougit brusquement, mais un sursaut de fierté le poussa à riposter : cela faisait trop longtemps qu’il se taisait et endurait sans mot dire les sarcasmes de son père.

- Loin de moi la pensée de vouloir vous manquer de respect, néanmoins cette cause me semble juste et nécessaire pour le bon fonctionnement de votre fief.

Sentant que la situation risquait de s’envenimer, Aymeric décida d’intervenir pour calmer le jeu :

- Ecoutez, rien ne nous oblige à décider de tout ça ce jour d’hui. Prenons le temps de réfléchir à tête reposée, et…

- Pour moi, c’est tout vu, l’interrompit le baron.

Il se tourna ensuite vers son fils avec un grand sourire et lui assena une bourrade amicale sur l’épaule qui manqua de peu le déséquilibrer :

- Pour une fois, je vais faire confiance à mon fils. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il a réussi à me convaincre mais… ce sera sa première grande décision en tant que prochain seigneur de Séverac !

Abasourdi par ce brusque revirement, Gui regarda son père comme s’il le voyait pour la première fois avant de se tourner vers Aymeric. Le sourire ironique de celui-ci le renseigna mieux qu’un long discours : enfin son père l’écoutait ! Enfin il le reconnaissait digne de lui succéder !

- Mais ne te réjouis pas trop vite, mon garçon, le plus dur reste à faire : je te laisse toute liberté pour t’occuper du recrutement dans les villages alentour. Comme ça, ces manants apprendront à connaître et à apprécier celui qui sera leur prochain seigneur.

D’un pas légèrement hésitant, le baron reprit le chemin du retour, laissant les deux hommes derrière lui. Cette sortie commençait à avoir des effets néfastes sur sa santé fragile et il était plus que temps de se remettre au chaud.

Aymeric se rapprocha de Gui et posa son bras sur ses épaules :

- Merci de m’avoir appuyé.

Le damoiseau leva vers lui son visage réjoui et lui fit un clin d’œil :

- Ce sera pour toutes les fois où tu m’as soutenu. Et puis, je vais avoir besoin d’aide dans cette lourde tâche. Pourrais-je compter sur toi ?

Aymeric haussa les épaules :

- Comme si tu ne le savais pas !

Gui se dégagea de son étreinte fraternelle et esquissa trois ou quatre pas à la suite de son père avant de s’arrêter. Avec un sourire en coin, il se tourna vers Aymeric et ajouta négligemment :

- Dès que le temps sera plus clément et que la neige aura fondu, que dirais-tu de commencer notre tournée par le Lévézou ?

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