Chapitre 6 suite 1

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Depuis leur retour de Clermont, il y avait déjà deux mois de cela, Déodat de Séverac ne sortait plus guère de sa cathèdre au coin du feu. Lui d’habitude si imposant et intimidant semblait flotter dans des vêtements devenus trop grands pour lui. Il n’avait plus d’appétit et le peu qu’il mangeait ne parvenait pas à renflouer sa maigre silhouette jadis massive. Son visage émacié semblait dévoré par sa barbe blanche et seuls ses cernes noirs apportaient de la couleur à sa peau anormalement pâle. Même sa voix, autrefois claire et impérieuse, était devenue faible et caverneuse comme sortant du plus profond de ses entrailles.

D’ailleurs, lorsque Gui et Aymeric arrivèrent près de lui, ils eurent l’impression de le réveiller au sursaut hagard qui secoua sa maigre carcasse.

- Vous m’avez fait mander, père ? Hasarda Gui devant le sourcil interrogateur du seigneur de Séverac.

- Oui, vous vouliez nous parler de la croisade, renchérit Aymeric devant l’évident trou de mémoire du baron.

Celui-ci se redressa péniblement sur sa cathèdre pour reprendre un semblant d’ascendant et se racla la gorge en regardant autour de lui dans l’espoir de retrouver le fil de ses pensées.

Assis auprès de la baronne, d’Ermessinde et des dames de compagnie, le chapelain Arnaut interrompit sa discussion et se leva pour venir aux côtés du baron. Il posa une main paternaliste sur son épaule et se pencha à son oreille :

- Laissez, Monseigneur, retournez à votre sieste, je vais leur expliquer nos réflexions.

- Dites donc, espèce d’oiseau de mauvais augure, siffla Déodat de Séverac, je sais que je n’en suis pas loin, mais je ne suis pas encore dans la tombe ! Ne vous en déplaise, je me sens tout à fait capable de diriger mes hommes !

- Déodat, calme-toi ! S’exclama Dame Joanne. Messire Arnaut voulait juste te venir en aide, ce n’est pas la peine de l’insulter pour cela !

- Laissez, Dame Joanne, cela montre au moins qu’il reprend du poil de la bête.

Déodat de Séverac lui lança un tel regard noir de menace que le pauvre chapelain esquissa un mouvement de recul et préféra battre en retraite pour revenir aux côtés des femmes et de leurs tapisseries.

Aymeric et Gui échangèrent un sourire complice devant l’air de damoiselle outragée qu’afficha l’homme d’église en regagnant son siège, avant de reporter leur attention sur la silhouette ragaillardie du baron. Cet élan de colère avait rallumé l’étincelle combative au fond de ses yeux, mais ceux-ci se radoucirent comme par enchantement lorsqu’ils se posèrent sur son fils et son gendre.

Ces deux-là représentaient l’avenir et la fierté de Séverac. Tout les opposait tant par leur allure physique que par leur caractère ; chacun avait ses qualités et ses défauts mais formaient une paire presque parfaite. Le brun et ténébreux Aymeric avait du courage et de la bravoure pour deux, c’était un fin stratège, un guerrier confirmé et efficace mais sa rancune et sa noirceur faussaient parfois son jugement. Le blond et avenant Gui possédait la modération et la réflexion qui sied à tout grand seigneur, mais sa sensibilité à fleur de peau et sa piètre capacité à se défendre le rendaient vulnérable.

- Il est plus que temps de les mettre face à leurs responsabilités et de leur passer le flambeau, songea Déodat de Séverac en prenant appui sur les accoudoirs de sa cathèdre.

Réunissant toutes les forces qu’il lui restait, il se mit péniblement debout et fit quelques pas pour dégourdir ses muscles endormis. Sans les regarder, il passa devant eux et marmonna :

- Venez, mes fils, allons faire quelques pas dehors. J’ai besoin de prendre l’air.

Aymeric eut un temps d’arrêt, se demandant s’il avait bien entendu. En confirmation, il chercha le regard de Gui et tomba sur son sourire épanoui et légèrement moqueur comme pour lui dire : « tu en doutais encore ? ».

Ils allaient passer la porte lorsqu’une cavalcade retentit derrière eux :

- Attendez ! S’essouffla Dame Joanne en les rejoignant. Déodat, je ne te laisserai pas sortir sans ton mantel, avec ce froid, tu risquerais d’attraper la mort.

Le baron s’arrêta et jeta un œil exaspéré à son épouse qui déjà lui ceignait les épaules de son lourd manteau doublé de loup gris. Son regard s’adoucit devant sa mine inquiète et il la laissa l’emmitoufler sans protester : cette croisade lui causait suffisamment de soucis sans en rajouter avec sa mauvaise humeur.

Ainsi harnaché, il passa les portes et entama la descente des escaliers menant au petit donjon. Ses comparses l’avaient devancé aussi il marmonna dans sa barbe de manière à n’être entendu de personne :

- Comme si je ne l’avais pas déjà attrapée, la mort. Elle pèse bien plus lourd sur mes épaules que ce satané mantel !

Gui se campa au pied des marches pour attendre son père et proposa :

- Et si nous allions faire un tour dans le jardin ? La neige est tombée drue cette nuit et il doit être magnifique ainsi drapé de blanc !

Déodat de Séverac contempla son fils d’un air effaré et lui rétorqua vertement :

- La place d’un seigneur, d’un guerrier digne de ce nom, n’est pas dans un jardin mais sur les remparts ! Il serait temps de te le mettre en tête : ce n’est pas une partie de plaisir qui nous attend avec cette croisade, loin de là.

Mortifié par la remarque, Gui baissa la tête pour masquer sa rougeur et le suivit sans plus mot dire.

- Ton père a raison, Gui, ajouta Aymeric, pour parler stratégie, rien ne vaut d’avoir un regard plus large sur ce que nous dominons. Par contre, je suis curieux de voir le jardin sous la neige une dernière fois. Il paraît que là où nous allons, il est extrêmement rare d’en voir. Lorsque nous en aurons terminé, peut-être voudras-tu m’y accompagner ?

- Avec plaisir, murmura le damoiseau en retrouvant le sourire malgré le haussement d’épaule exaspéré de son père qui le précédait.

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