Chapitre 6

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Aymeric déboula en trombe dans les cuisines. A la recherche de Gui depuis un bon moment, c’était le seul endroit où il n’était pas encore allé mais le dernier où il s’attendait à le trouver.

La première chose qu’il aperçut fut le large dos de Pierre. L’imposant cuisinier ne se privait pas de houspiller trois marmitons pour les faire travailler plus vite malgré la quiétude qui régnait à ce moment calme de la journée. None était passée depuis longtemps, mais il trouvait toujours quelque chose à faire préparer à ses jeunes larbins.

Cette image lui rappela son sinistre séjour au château de La Canourgue lorsqu’il n’était lui-même qu’un jeune garçon de douze ans au service d’un cuisinier acariâtre qui ne lui laissait pas un moment de répit. Ces trois marmitons-là ne devaient être guère plus âgés qui lui à cette époque, mais n’avaient certainement pas subi le même coup du sort et perdu toute leur famille par la faute d’un seigneur sanguinaire.

Aymeric chassa d’un haussement d’épaule désabusé ces pensées moroses pour se concentrer sur sa quête. Après avoir effectué du regard un dernier tour de pièce rapide, il allait tourner les talons lorsqu’un éclat de rire suivi de près par un gazouillement ravi retentit soudain dans l’immense cuisine. Intrigué, le chevalier s’avança et contourna la table sur la pointe des pieds. Le spectacle qu’il découvrit alors le laissa sans voix et un sourire attendri éclaira son visage préoccupé : Agnès était assise sur une peau de mouton et battait des mains devant les grimaces de Gui à quatre pattes devant elle. Le futur seigneur de Séverac avait fière allure ainsi occupé à produire toutes sortes d’onomatopées pour distraire sa petite cousine !

Les mains sur les hanches, Aymeric les observa un long moment avant d’interrompre leur tête-à-tête désopilant :

- Que dirait ton père s’il te voyait dans une telle posture ?

Gui sursauta et leva vivement la tête, tout penaud de s’être fait surprendre :

- Tu ne lui diras rien, n’est-ce pas ? Il ne comprendrait pas.

- Sans blague ! S’esclaffa Aymeric à cette pensée.

Légèrement rassuré, Gui sourit à son tour.

- Elle est si belle que je ne peux pas lui résister.

Amusé par la candeur du damoiseau, Aymeric lui répondit du tac au tac :

- Qui ça ? La mère ou la fille ?

Totalement désarçonné, Gui s’assit sur ses talons et devint écarlate :

- Mais… mais, que veux-tu dire par là ?

Aymeric s’accroupit pour se mettre à sa hauteur et baissa la voix pour ne pas être entendu du cuisinier et de ses aides :

- Ose me dire que tu n’éprouves rien pour Catherine. J’ai bien remarqué tes mines désespérées et tes soupirs à fendre l’âme quand elle passe à côté de toi. Et puis, t’amuserais-tu autant avec la fille si tu n’aimais pas la mère ?

Ainsi percé à jour, Gui baissa les yeux et murmura comme une excuse :

- J’ai toujours adoré les enfants…

Aymeric sourit avec indulgence. Il avança une main taquine et ébouriffa les boucles blondes de Gui :

- Hé, je plaisante ! Tu me l’aurais dit si tu en pinçais pour ma cousine, non ?

Le damoiseau se pencha en arrière pour échapper à la caresse virile et évita le regard scrutateur de son comparse pour que celui-ci ne devine pas dans quels tourments le mettaient ses insinuations. Il en profita pour lancer une prière muette afin que son embarras ne soit pas trop visible et révélateur.

- Voyons Gui, ne fais pas l’enfant et réponds-moi franchement. Nous nous sommes toujours tout dit tous les deux, non ?

Le jeune baron eut une moue incrédule et Aymeric ajouta aussitôt :

- Oui, bon, c’est vrai, je suis parfois un peu cachottier, je te le concède.

- « Parfois » ! S’exclama Gui avec emphase. Tu ne manques pas de culot ! Il n’y a pas plus secret que toi, et tu voudrais tout savoir de moi et de mes sentiments ? Tu ne m’as jamais raconté ton aventure avec cette serve qui t’avait complètement tourné la tête, ni pourquoi tu batifolais avec cette vicomtesse pour laquelle tu n’éprouves rien, mais qui t’a si bien servi à humilier ma sœur !

Sous le coup de la colère, Gui avait haussé le ton et crachait toute la rancœur qu’il avait accumulée ces derniers mois.

- Et puis, qu’est-ce qu’a bien pu te faire Ermessinde pour que tu la traites de la sorte ? Tu ne te soucies que de toi, sans penser au mal que tu fais. Oui, elle t’a forcé à l’épouser, et alors ? Il y a pire dans la vie comme contrainte ! Elle est belle, elle t’a apporté un rang, elle porte ton héritier et toi… toi tu la traites comme… comme si elle était la dernière des ribaudes ! Et encore je suis sûr que tu as plus de considération pour elles que pour ma sœur.

Les joues en feu, le souffle court et les larmes aux yeux, Gui regardait fixement son beau-frère dans l’expectative d’une réponse.

Aymeric ne souriait plus, son regard s’était assombri et toute couleur avait quitté son visage. Un silence anormal pesait dans la cuisine et il se rendit compte que Pierre, comme ses marmitons, avaient cessé toute activité pour les regarder avec curiosité.

Après leur avoir lancé une oeillade furibonde qui les fit retourner à leur ouvrage, Aymeric agrippa le banc et s’appuya dessus pour se redresser. Il avait l’impression d’avoir vieilli de dix ans. C’était à son tour d’éviter le regard du damoiseau. Jamais il ne s’était senti aussi pitoyable, aussi méprisable. Fallait-il qu’il soit bien égoïste ou aveugle pour ne pas s’apercevoir de la détresse de Gui… et du baron qui l’avait recueilli comme un fils. Voilà comment il les remerciait : en crachant sur leur sœur, sur leur fille…

Bouleversé par la rancœur qu’il avait fait éclater au grand jour, Gui baissa la tête et s'efforça de ravaler ses larmes.

Soudain, comme pour mettre un terme à ce règlement de compte, une longue plainte stridente s’éleva et déchira le silence pesant qui s’était installé dans les cuisines.

Contrariée de ne plus être le centre d’attraction, Agnès manifestait son mécontentement à grand renfort de pleurs assourdissants en tendant ses petits bras vers Gui. Aussitôt, le jeune homme tenta un triste sourire pour rassurer la fillette. Comme cela ne suffisait pas à la calmer, il l’attrapa et la porta contre son cœur en chantonnant une comptine. Persuadé d’avoir été trop loin dans ses propos, cela lui fit une excellente échappatoire pour éviter de regarder Aymeric.

Le premier moment de stupeur passé, celui-ci retrouva peu à peu ses couleurs et ses esprits. Il fixa longuement l’image de Gui avec sa petite cousine dans les bras. Catherine n’était pas sa seule famille comme il l’avait cru si longtemps. Gui aussi en faisait partie intégrante… et Déodat de Séverac, Dame Joanne… et aussi Ermessinde quoiqu’il en dise. Et bientôt son fils… ou sa fille… Il n’avait pas le droit de renier ça. Il n’avait pas le droit de répandre le malheur autour de lui.

Aymeric regarda Gui reposer tendrement Agnès redevenue souriante sur sa couverture et posa sa main sur son épaule pour le forcer à relever la tête.

Lorsqu’il aperçut toute la détresse, tous les regrets au fond de son regard d’azur, le chevalier se sentit plus proche que jamais de celui qu’il s’était toujours évertué à protéger comme un frère.

- Je ne voulais pas… commença faiblement Gui avant d’être interrompu.

- Non, c’est toi qui as raison. Je ne mérite pas ton amitié et pourtant, ces derniers mois, tu as gardé confiance en moi sans jamais rien me demander ni reprocher sur mon attitude ingrate vis-à-vis de ta famille qui m’a si bien accueilli au moment où j’en avais le plus besoin. Je te demande pardon, Gui, pour tout le mal que j’ai pu te faire.

Aidé par la poigne d’Aymeric, le damoiseau se releva et lui sourit tristement :

- Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, Aymeric, c’est à ton épouse, Ermessinde.

En proie à un profond dilemme, le chevalier regarda Gui un long moment puis baissa la tête en soupirant :

- J’ai déjà essayé… mais je n’y arrive pas.

Aymeric se laissa lourdement tomber sur le banc et, les épaules voûtées, s’adressa aux pavés disjoints :

- Alis est encore présente dans ma tête, dans mon cœur… et dans ma chair. Elle m’obsède. Je n’arrive pas à l’oublier. C’est elle que je cherchais à effacer avec la vicomtesse… en vain. Même la nuit, elle hante mes rêves… mes cauchemars. Je la vois malheureuse, humiliée, désespérée. Elle m’appelle à l’aide et moi, tout ce que je peux faire, c’est la regarder s’étioler… mourir à petit feu… ou de façon violente selon les rêves. Je lis dans ses yeux l’incompréhension, le doute et la douleur face à mon indifférence. Et là, je me réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre, à la seule pensée qu’il lui soit arrivé quelque chose. Je sens qu’elle est en danger, à cause de moi… et ça me rend fou !

Ebranlé par ces confidences, Gui ne réagit pas tout de suite pour lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Jamais Aymeric ne lui avait parlé de la sorte, comme à un ami… comme à un frère. Profondément ému, il se pencha pour prendre dans ses bras la petite Agnès qui recommençait à geindre de se sentir encore abandonnée et s’assit aux côtés d’Aymeric en installant la fillette sur ses genoux.

- N’est-ce pas celle que l’on surnomme la sorcière du Lévézou ? Car elle t’a bel et bien ensorcelé, murmura Gui en se dandinant pour calmer Agnès qui s’agitait.

Aymeric releva la tête et le toisa :

- Je t’interdis de l’appeler comme ça ! Rugit-il brusquement. Ce n’est pas ce que tu crois, ajouta-t-il plus doucement devant le regard apeuré que lui lança sa petite cousine.

Gui changea alors de tactique :

- Si tu te fais tant de soucis pour elle, pourquoi ne vas-tu pas t’assurer de sa sécurité ? Cela pourrait t’aider à l’oublier si tu constates qu’elle va bien.

Aymeric lui jeta un regard douloureux mêlé de colère :

- C’est justement là qu’intervient toute ma haine pour Ermessinde : elle m’a fait jurer de ne plus chercher à revoir Alis sous peine de lui infliger mille tourments ainsi qu’à toute sa famille. Et connaissant sa jalousie féroce, je ne me fais aucune illusion : elle mettra sa menace à exécution si elle a vent de la moindre incartade de ma part.

- Même si tu lui dis que c’est juste pour t’assurer qu’elle va bien ? Non, tu as raison, c’est une très mauvaise idée, réfléchit Gui à toute vitesse devant sa grimace narquoise. Par contre, je pourrais te couvrir, inventer un prétexte pour t’envoyer en mission. Personne ne saurait jamais le fin mot de l’histoire.

Aymeric sourit avec indulgence :

- C’est très gentil de ta part Gui, mais… les murs ont des oreilles ici, tu sais. On ne peut cacher longtemps un secret sans que toute la mesnie en soit aussitôt informée.

Les interrompant dans leur conciliabule, la porte des cuisines s’ouvrit à la volée. Les deux hommes se retournèrent de concert et découvrirent une tornade blonde échevelée et essoufflée.

Catherine s’avança vivement vers eux et récupéra sa fille sur les genoux du damoiseau.

- Je suis confuse, Gui. Je ne pensais pas m’absenter aussi longtemps. Elle a été sage au moins ? Elle ne t’a pas trop embêté ?

- Dis donc, tu as de drôles de nounous ! Se moqua Aymeric en les regardant tour à tour.

- Non, c’est moi qui me suis proposé, s’offusqua Gui en rougissant comme une pivoine.

- Oui, c’est lui qui a insisté, renchérit Catherine, et c’était très gentil de sa part de me rendre ce service, ajouta-t-elle en couvant le damoiseau d’un sourire radieux.

Aymeric ne s’appesantit pas et préféra les observer à la dérobée : sa cousine restait plantée là, rougissant sous le regard adorateur de Gui.

- Ces deux-là seraient en train de tomber amoureux que ça ne m’étonnerait pas, réalisa Aymeric avec un pincement au cœur. Heureusement, notre départ pour la croisade évitera bien des déconvenues à l’un comme à l’autre. Déodat de Séverac ne tolèrera pas une autre union de ce genre dans la famille. En parlant de baron ! Réalisa-t-il soudain en se levant d’un bond.

- Désolé de vous interrompre les tourtereaux mais ton père nous attend. Ça fait un sacré moment qu’il m’avait envoyé te chercher, il doit être furieux ! Viens, il est grand temps d’aller le rejoindre si nous ne voulons pas encourir sa colère.

Rompant le charme, Aymeric empoigna Gui par le bras et l’entraîna à sa suite. Trottinant à regret derrière lui, le damoiseau se retourna une dernière fois avant de passer les portes des cuisines. Il adressa une moue désolée à Catherine qui lui répondit aussitôt par un clin d’œil. Regonflé par ce simple geste d’encouragement, Gui se sentit alors pousser des ailes et escalada les marches raides quatre à quatre derrière Aymeric sans penser un seul instant à ce que pouvait bien leur vouloir son père.

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