Chapitre 5 suite

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La première chose que ressentit Alis en se réveillant, fut une atroce douleur lui vriller tout le bas du visage. Clignant des yeux, elle gémit et toucha son menton avec précaution.

- Où suis-je ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

Le froid du sol sur lequel elle reposait lui fit peu à peu recouvrer la mémoire. Puis, la panique la saisit : tout était noir autour d’elle ! Avait-elle perdu la vue sous la violence du coup ?

Puisant dans le peu de force qu’il lui restait, Alis se souleva sur un coude. Un intense soulagement l’envahit lorsqu’elle aperçut la lueur orangée des braises dans l’âtre : elle n’était pas aveugle !

- Mon Dieu, mais que s’est-il passé ? Se demanda-t-elle en grimaçant tant la douleur intense l’empêchait d’ouvrir la bouche.

Un ronflement sonore la renseigna mieux qu’un long discours : après l’avoir battue, les deux hommes étaient allés se coucher, la laissant prostrée là, sans prendre la peine de la poser sur une couche !

Maintenant habituée à la pénombre, Alis se traîna vers le banc pour prendre appui dessus. Elle s’efforçait de faire le moins de bruit possible même si à chaque mouvement la douleur qu’elle ressentait au visage et dans les côtes lui donnait envie de hurler.

Après ce qui lui sembla représenter un effort surhumain, elle réussit à se mettre debout. Aussitôt, elle fut prise de vertige et dû s’asseoir lourdement sur le banc sous peine de s’écrouler à nouveau par terre.

Alis se força à respirer longuement pour chasser la nausée qui la submergeait.

Elle se repassa ce qui s’était passé : leur discussion, leur dispute… mais tout se brouillait lorsqu’elle tentait de se remémorer le coup. Elle revoyait Arnaud ouvrir la bouche pour lui dire quelque chose, mais n’arrivait pas à se rappeler quoi.

De toute façon, là n’était pas le problème. Quel que soit le motif de sa soudaine violence envers elle, elle devait se rendre à l’évidence : Arnaud était foncièrement dangereux, comme son père. Et il n’avait pas fallu plus d’une semaine d’union pour qu’elle s’en rende compte et surtout en subisse les conséquences.

Alis prit une profonde inspiration et se leva à nouveau. L’atroce douleur était toujours omniprésente, mais son malaise et la nausée avaient quasiment disparus.

Maintenant, le même leitmotiv résonnait dans sa tête et la poussait vers la porte : il fallait qu’elle sorte de là, qu’elle fuie au plus vite cet endroit sordide et malsain !

Elle sortit sur le seuil en refermant derrière elle et fut saisie par le froid glacial de cette nuit sans lune. Alis n’avait pas mis de mantel ni de chausses bien chaudes aussi, elle enserra frileusement ses bras en un geste de protection dérisoire. C’est alors qu’elle prit conscience de la situation sans issue devant laquelle elle se trouvait : elle n’avait pas d’autre endroit où aller. Malgré toute l’horreur qu’elle lui inspirait, cette masure était son unique foyer.

Qui prendrait le risque de la recueillir ?

Ses parents ?

Ils auraient assez de mal à subvenir à leurs propres besoins jusqu’à la fin de ce rude hiver. Elle ne pouvait pas leur imposer une bouche de plus.

Gautier ?

Elle se voyait mal aller pleurer dans son giron après l’avoir aussi rudement repoussé !

Un autre visage au regard bleu s’imposa à son esprit qu’elle repoussa de toutes ses forces.

Fuir dans la forêt, s’y réfugier en attendant de trouver une solution ?

Et risquer de se retrouver à la merci d’êtres sans scrupules et revivre le cauchemar de cet été ? Sans rien pour se protéger du froid glacial ?

Non, il fallait qu’elle se rende à l’évidence : personne ne pouvait rien pour elle. Elle s’était mise toute seule dans ce pétrin et n’avait d’autre choix que de faire avec.

À ce triste mais inéluctable constat, Alis fut soudain pliée en deux et ne put échapper à la nausée qui lui retourna l’estomac. Elle n’eut pas le temps de réaliser ce qu’il lui arrivait ni de se tourner qu’un long jet de bile jaillissait de sa bouche pour aller éclabousser le bas de son bliaud.

Les larmes aux yeux, elle hoqueta encore deux ou trois fois avant de se redresser lentement. Elle se passa une main tremblante sur la bouche et le visage pour essuyer la soudaine suée qui lui avait mouillé le front et aspira de grandes goulées d’air glacial pour tenter de calmer son angoisse.

Il fallait qu’elle réagisse : ne pas se laisser abattre, affronter l’adversité étaient ses devises depuis l’enfance. À partir de maintenant, elle en aurait plus besoin que jamais !

Alis effleura sa mâchoire endolorie et son instinct de guérisseuse reprit le dessus. D’abord se trouver de la glace - ce qui, avec ce temps, ne devrait pas être difficile - pour éviter que cela ne double de volume. Ensuite, se masser avec son onguent à l’arnica.

Elle souleva son bliaud et s’empara de la grosse bourse qu’elle portait en permanence autour de sa taille. Son beau-père lui avait interdit de pratiquer chez lui, mais elle n’avait pas pour autant abandonné son nécessaire des premiers secours qu’elle tenait régulièrement à jour, renouvelant lorsqu’il le fallait plantes et onguents avariés.

Alis ne voyait pour ainsi dire rien, aussi, elle tâtonna au milieu des différents petits sachets et bouquets séchés à la recherche de celui qui l’intéressait. Elle en huma plusieurs avant de retrouver dans l’un d’eux l’arôme discret qui caractérisait l’arnica. Elle l’ouvrit et plongea ses doigts tremblants de froid dans la substance grasse.

Alis était trop frigorifiée pour avoir le courage de briser la glace prise dans le seau à l’intérieur de la masure sans parler du bruit que cela ne manquerait pas de provoquer. Elle ne voulait à aucun prix réveiller les deux hommes : elle les verrait assez le lendemain.

Sans plus hésiter, elle étala précautionneusement la pommade sur le bas de son visage. Avec un peu de chance, elle ne serait pas trop défigurée et sa mésaventure pourrait peut-être passer inaperçue dans le village. Etre une femme battue était déjà assez humiliant, même si c’était somme toute assez courant, sans sentir peser sur soi le regard apitoyé des autres. Sans parler de ceux qui trouveraient qu’elle n’avait que le juste retour de bâton !

Aussi bizarre que cela pouvait paraître, elle s’en voulait de s’être laissée surprendre et se condamnait presque plus qu’Arnaud. Elle ne le connaissait que trop bien et aurait dû se méfier de sa gentillesse.

Soudain prise de tremblements incoercibles, Alis réalisa, non sans angoisse, qu’il était temps de rentrer si elle ne voulait pas se transformer en statue de glace. Rassemblant le peu de courage qu’il lui restait, elle dû faire un effort surhumain pour s’arracher à l’emprise de ce froid qui, semblable à deux grosses mains glacées sorties de terre, s’enroulait tel du lierre grimpant autour de ses jambes engourdies, comme pour l’entraîner au plus profond de ses entrailles.

Elle remisa vite le petit sachet au fond de sa bourse et laissa retomber son bliaud après s’être essuyée les doigts sur le bas de sa doublure. Pour ses côtes, elle aviserait plus tard : elle n’avait aucune envie de se mettre nue pour s’examiner de près.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil aussi désespéré que vain dans la nuit noire qui l’enveloppait, à la recherche d’une lueur d’espoir, Alis rentra aussi silencieusement qu’elle était sortie. Elle s’approcha à pas de loup de l’âtre encore rougeoyant, souffla sur les braises pour les ranimer et offrit avec bonheur son corps transi à la douce chaleur. En se tournant pour se réchauffer le dos, son regard tomba sur la silhouette endormie de son époux. Un long frisson de dégoût suivi d’un sursaut de révolte la parcourut à l’idée de devoir s’allonger à ses côtés : il était hors de question, en tout cas pour cette nuit, qu’elle partage la couche de ce rustre !

Refusant de cogiter plus avant sur l’avenir qui l’attendait auprès de cet homme et tombant de fatigue après toutes ces émotions, Alis se décolla de l’âtre et se dirigea en titubant vers la table. Après avoir saisi son mantel au passage, elle s’enroula dedans et s’assit sur le banc. Rattrapée par un immense découragement, elle laissa enfin ses larmes couler tout en contemplant les brebis endormies les unes contre les autres pour se tenir chaud.

Pourquoi les êtres humains ne pouvaient pas s’entendre comme ces bêtes-là ? C’était même à se demander qui étaient les animaux !

Ravalant un sanglot qui menaçait d’être plus bruyant que les autres, Alis s’essuya les yeux et s’allongea sur le banc inconfortable. Cela lui remémora sa première nuit au château de Séverac six mois plus tôt. Sa situation n’était guère enviable dans ce repaire de vautours mais elle ne s’était pas sentie aussi misérable ni aussi humiliée : l’espoir et la volonté d’arriver à ses fins la poussaient alors en avant.

Tandis que là, que pouvait-elle espérer de l’avenir ? Que pouvait-elle espérer aux côtés d’Arnaud… et de son père ?

Au moment où elle allait plonger dans le plus profond désespoir, une petite voix résonna en elle :

- N’abandonne pas, lutte ! Ne les laisse pas gagner, tu vaux mieux que ça. Sois plus forte qu’eux et tu t’en sortiras. Il ne peut en être autrement !

À peine rassérénée par ce regain de courage, Alis ne tarda pas à sombrer dans un sommeil réparateur bien qu’agité de mauvais rêves.

Un visage - qu’elle aurait reconnu entre mille - au milieu duquel brillait un regard d’un bleu profond empli d’une douceur incroyable, se penchait sur elle.

- Que fais-tu là, Alis ? Tu dors ?

Cette voix ? Ce n’était pourtant pas la sienne ! Mais ces yeux… Aucun doute, oui, c’était bien lui !

Aymeric… Aymeric… son nom roulait dans sa bouche, s’emmêlait autour de sa langue, s’imprégnait de sa salive… comme dans un baiser sensuel et sans fin…

Comme elle aimait prononcer ces trois syllabes !

- Mais que fait-il là ? Se demanda-t-elle soudain en reprenant conscience sous la poigne rude qui la secouait.

- Bon sang, mais tu vas te réveiller, oui ?

Sous la menace de cette voix trop familière, Alis ouvrit les yeux et se retrouva nez à nez avec Arnaud qui la couvait d’un regard mauvais :

- Que tu dormes sur le banc passe encore, mais que tu me confondes avec un autre ! Et quel autre !

- Qu… quoi ? Balbutia Alis encore mal éveillée.

Grimaçant de douleur, elle se redressa péniblement en massant sa mâchoire endolorie.

- Comment peux-tu rêver de ce bellâtre maintenant qu’il passe toutes ses nuits en compagnie d’Ermessinde ? Je ne sais pas ce qui me retient de t’en coller une autre pour t’apprendre à respecter ton époux. Et ne t’avise plus jamais de prononcer son nom en ma présence, c’est compris ?

Éberluée par cette tirade à laquelle elle ne comprenait rien, Alis hocha mécaniquement la tête. Elle se souvenait avoir rêvé d’Aymeric… mais guère plus.

- Lève-toi !

La façon dont Arnaud aboya cet ordre la glaça. Elle se redressa de toute sa stature, comme si elle le défiait mais ne put s’empêcher d’avoir un mouvement de recul à son approche. Qu’allait-il encore lui faire ?

Arnaud ricana et observa :

- Je vois que la leçon a porté ses fruits et que tu sais maintenant qui est le maître dans cette maison.

Il examina son visage et eut une moue déçue :

- Si j’avais su, j’aurais cogné plus fort : on ne voit presque rien.

Martyrisée par la douleur dans sa mâchoire, Alis se sentit tellement insultée par cette remarque qu’elle le foudroya du regard s’esquivant pour se soustraire à son emprise :

- Un jour, je te tuerai, marmonna-t-elle péniblement à son adresse.

Arnaud éclata de rire :

- Oui, quand tu arriveras à parler correctement !

Non seulement le ricanement d’Arnaud l’exaspéra, mais entendre son écho perpétré par son beau-père la mit hors d’elle. Toujours enroulée dans son mantel, Alis recula jusqu’à la porte et, avant de sortir, elle leur jeta son regard de louve furieuse en marmonnant à nouveau :

- Ça, je peux vous le jurer, oui, un jour je vous tuerai… tous les deux !

Claquant la porte derrière elle, Alis s’élança dans la grisaille de cette aube glaciale : elle avait autant besoin de se dégourdir les jambes que de s’éloigner de cette masure de malheur. À chaque pas qui l’éloignait, elle respirait profondément comme pour chasser sa colère et son angoisse. Elle avait la pénible sensation d’étouffer et se sentait à nouveau proche de céder à la nausée qu’elle sentait monter de ses entrailles.

Parvenue à l’autre bout du village, au début du sentier qui menait à la masure de ses parents et passait devant le grand champ où elle avait l’intention de se réfugier auprès de ses chères plantations malheureusement rabougries par le froid, Alis s’arrêta brusquement. La révélation la frappa de plein fouet en même temps qu’elle lui coupa le souffle : elle venait de réaliser que sa liberté serait à ce prix… qu’il ne pourrait en être autrement.

Oui, ce qui pouvait passer pour des paroles en l’air se révélait être une triste réalité : elle était unie à Arnaud jusqu’à ce que la mort les sépare.

Alis reprit sa marche d’un pas plus mesuré, presque calme malgré la tempête qui faisait rage sous son crâne. Elle ne se voyait pas vraiment tuer les deux hommes de sang froid, mais savait que lorsque le temps de la vengeance sonnerait, elle ne faiblirait pas.

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