Chapitre 5

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Les bras chargés d’une demi-douzaine de rondins de bois, Arnaud entra dans la masure d’un coup de pied dans la porte. Sans prendre le temps de secouer ses chausses crottées, il la referma de même et s’avança dans l’unique pièce où il se débarrassa de sa lourde charge à côté de l’âtre. Il se redressa en grimaçant tout en se frottant le bas du dos et tendit ses mains vers la chaleur en soupirant d’aise. Un long panache de buée blanche s’échappa alors de sa bouche, signe du froid mordant qui régnait à l’extérieur.

Dans la pièce, planait une délicieuse odeur de soupe au chou et au lard qui lui mit l’eau à la bouche. Arnaud se retourna et regarda enfin autour de lui. Il se sentait courbaturé et les muscles endoloris, mais surtout affamé après cette rude journée. Le jeune homme en voulait à son père de l’avoir envoyé seul couper du bois sous prétexte qu’il était trop vieux pour accomplir un tel ouvrage. Ce n’était pas la première fois qu’il se faisait avoir et commençait à en avoir plus qu’assez de passer pour le larbin de service. Malgré son âge avancé, Josselin était encore alerte et aurait très bien pu l’aider.

Sa mauvaise humeur redoubla lorsqu’il le vit installé en bout de table, occupé à vider bruyamment son écuelle de soupe.

- Merci de m’avoir attendu ! Lui lança Arnaud avec animosité.

Un grognement étouffé ainsi qu’un haussement d’épaule fut la seule réponse qu’il eut en retour.

Le serf pesta dans sa barbe et reporta son regard sur Alis. Assise à l’autre bout de la table comme si elle voulait éviter tout contact avec son beau-père, elle n’avait pas levé les yeux de sa couture et continuait son ouvrage comme s’il n’était pas là. Comment son épouse - comme il aimait ce mot-là ! - pouvait-elle l’ignorer de la sorte ?

Arnaud s'avança en claudiquant vers la table et s’assit lourdement sur le banc. Voyant que son approche ne suscitait pas plus d’émotion chez Alis qui maintenait son visage baissé, il tapa brutalement sur le plateau de bois :

- Faut-il que je me mette en colère pour que tu m’aides à ôter mes chausses ?

Perdue dans ses pensées moroses, la jeune femme sursauta, mais prit le temps de poser son ouvrage sur la table avant de se lever et de contourner le banc. Au passage, elle nota le sourire mauvais de Josselin qui ne perdait pas une miette du spectacle. Elle décida d’ignorer son beau-père et s’agenouilla sans mot dire devant Arnaud. Gardant la tête baissée en attendant que son époux retrousse son bliaud pour qu’elle puisse faire glisser ses chausses humides de boue le long de ses jambes, Alis se força à maîtriser le tremblement de colère et d’humiliation de ses mains avant de s’exécuter.

Depuis la veille, où Gautier lui avait dévoilé le vrai visage d’Arnaud, la jeune serve avait bien du mal à cacher le profond dégoût que lui inspirait son époux. Ces révélations l’avaient anéantie. Elle se retrouvait piégée, engluée dans une chausse-trappe dont elle ne savait comment s’échapper.

Inconsciemment, Alis s’était alors repliée dans une sorte de carapace invisible pour se protéger de lui et de son entourage. Elle évitait son regard, essayant de se fondre dans le décor et de passer inaperçue, n’ouvrant la bouche que lorsque c’était nécessaire. Elle pensait que plus elle serait effacée et insignifiante, plus Arnaud la laisserait tranquille.

En outre, depuis son altercation avec Josselin et la gifle qui avait suivi, elle s’attendait à tout moment à ce qu’il mette sa menace à exécution et révèle à Arnaud son entretien avec Gautier. Même si elle n’avait rien à se reprocher, elle ne pouvait s’empêcher d’appréhender ce qu’il aurait le culot d’inventer.

La veille au soir, Alis avait failli devancer Josselin et tout raconter à Arnaud sur le chantage auquel il l’avait soumis, mais au dernier moment, glacée par le regard cynique dont la couvait son beau-père, elle avait préféré se taire. Elle avait eu son lot d’émotions fortes pour la journée et n’avait pas voulu en rajouter. Et puis, avec un peu de chance, Josselin se rendrait compte qu’il était allé trop loin et ne dirait rien.

- On peut toujours rêver ! Spécula-t-elle avec un pauvre sourire en se relevant pour aller mettre les chausses à sécher devant le feu.

Arnaud regarda s’éloigner son épouse. Elle était bizarre ces temps-ci : jamais il ne l’avait vue aussi soumise ni aussi discrète. On aurait dit qu’elle essayait de l’éviter, que toute vitalité l’avait quittée… en tout cas toute rébellion.

Comme cette nuit où il avait eu l’impression de besogner une poupée de chiffon.

Certes, il s’était promis de la mater, de la faire plier au moindre de ses caprices, mais jamais il n’aurait cru arriver à un tel résultat en une semaine d’union !

Connaissant Alis et son caractère rebelle et sauvage, il se doutait que la moindre étincelle suffirait à ranimer sa flamme et ainsi son ardeur : il aimait les femmes soumises, mais un peu de répondant ne nuisait pas dans la couche conjugale : au contraire, cela n’en rendait l’action que plus excitante.

Alors qu’elle passait à côté de lui pour regagner sa place et reprendre sa couture, Arnaud l’attrapa par la taille et la força à s’asseoir sur ses genoux.

- Alors, ma belle, c’est comme ça qu’on souhaite la bienvenue à son époux ? Tu pourrais faire preuve d’un peu plus d’enthousiasme.

Alis lui décocha un sourire forcé et se laissa patiemment tripoter les seins à travers son bliaud en attendant de trouver une échappatoire.

Mais comment avait-elle pu discerner une once de charme à ce sinistre personnage ? Comment avait-elle pu se laisser berner par son sourire séducteur ? Tout en lui n’était que vice et méchanceté, comme son père !

Quand Alis voyait comment celui-ci traitait sa propre épouse, Aline, elle comprenait pourquoi la jeune femme s’éloignait de la maison au moindre prétexte. Ce soir encore, elle était allée au chevet de sa mère soi-disant malade. Pour avoir croisé Orianne dans la journée, elle savait très bien qu’il n’en était rien.

Elle n’en dirait rien aux deux hommes, mais ne se gênerait pas pour le faire remarquer à Aline. Elles devaient se serrer les coudes, se soutenir mutuellement.

Alis sursauta lorsque Arnaud enfouit son visage au creux de son cou en lui murmurant :

- Vivement que l’on aille se coucher, que je te montre combien tu m’as manqué.

Il fit remonter sa bouche vers son oreille et insista :

- D’ailleurs, si mon père n’était pas là, je te prendrais sur la table tout de suite.

Alis frissonna de dégoût et tenta de se dégager d’une pirouette malgré la poigne qui la retenait par la taille.

- Tu prendras bien une bonne écuelle de soupe, tu as l’air si fatigué, tenta-t-elle en retombant assise sur ses genoux.

Arnaud la regarda d’un drôle d’air avant de la relâcher :

- Tu as raison pour la soupe : j’ai une faim de loup. Mais tu te trompes sur le reste, je saurai toujours trouver un peu de force pour t’honorer. N’en doute pas.

Ces derniers mots avaient résonné dans la pièce comme une menace, mais Alis préféra l’ignorer et se leva prestement pour attraper l’écuelle vide de Josselin. Elle s’appliqua à ne pas croiser le regard du vieil homme et la remplit à raz bord avant de la poser devant Arnaud. Elle se força une nouvelle fois à sourire à son époux et retourna s’asseoir en bout de table pour reprendre sa couture.

Le jeune homme eut une moue satisfaite :

- Voilà comment tu devrais m’accueillir tous les soirs : une bonne épouse doit veiller avant tout au bien-être de son mari.

Arnaud allait attaquer son écuelle quand la voix railleuse de Josselin le surprit :

- Surtout une bonne épouse qui a quelque chose à se faire pardonner.

Le jeune homme releva lentement le nez du délicieux fumet et regarda son père avant de reporter ses yeux étonnés sur Alis. Celle-ci avait choisi de ne pas réagir et continuait son ouvrage comme si de rien n’était. Seulement, elle était tellement sur la défensive qu’elle ne pouvait empêcher ses doigts de trembler d’appréhension.

Un lourd silence planait désormais sur la maisonnée ; seul résonnait le craquement sinistre des bûches dans le feu comme en prélude à l’orage qui s’annonçait.

- Quelqu’un va-t-il me dire ce qu’il se passe ici ? Rugit soudain Arnaud en fixant ostensiblement Alis.

La serve releva la tête et rendit son regard à son époux sans ciller un seul instant :

- Je ne vois pas de quoi il parle, je n’ai rien à me reprocher ni à me faire pardonner.

Heureusement pour elle, sa voix était restée ferme et assurée malgré son cœur qui battait la chamade.

Décontenancé par la réponse, Arnaud se tourna alors vers son père et leva les sourcils pour l’inciter à s’expliquer.

- Demande donc à cette fieffée menteuse avec qui elle a batifolé hier.

- Je n’ai pas « batifolé », rétorqua aussitôt Alis avec aplomb, j’ai juste discuté avec Gautier. Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire.

Au nom de son rival, Arnaud fronça les sourcils et examina son épouse avec attention.

- Tu connais mes sentiments envers lui. Tu sais que tu n’as aucun souci à te faire, plaida calmement Alis avec un haussement d’épaule.

- Et de quoi avez-vous parlé ? Je croyais que tu ne voulais plus lui adresser la parole.

- Elle oublie de te dire qu’ils n’ont pas fait que converser, insista Josselin de sa voix mielleuse.

Alis lui décocha un regard assassin avant de se tourner à nouveau vers Arnaud avec un sourire qui se voulait rassurant :

- Il voulait s’excuser de m’avoir traitée si méchamment au château et me demandait d’être à nouveau son amie. Il avait l’air si sincère que je n’ai pas pu lui refuser. Et… c’est là qu’il m’a serrée dans ses bras. Mais c’était juste une accolade amicale, je puis te l’assurer, ajouta précipitamment Alis devant la moue soudain furieuse d’Arnaud.

- Pour moi qui ai tout vu, intervint Josselin, ça n’avait rien d’amical. Surtout lorsqu’ils se sont embrassés.

Sous le coup de la colère, Alis se leva d’un bloc et l’apostropha violemment :

- Arrêtez de raconter n’importe quoi, espèce de vieux fou ! Arnaud me connaît : jamais je n’aurais laissé Gautier me toucher, encore moins m’embrasser, n’est-ce pas Arnaud ?

L’interpellé la regarda avec un sourire en coin et murmura :

- Alors pourquoi m’avoir caché tout ceci ?

- Mais, balbutia Alis soudain mal à l’aise, parce que je ne voyais pas l’utilité de t’en parler.

- Sache que je veux tout savoir de tes agissements comme des personnes que tu côtoies.

Arnaud la regardait avec un mélange de colère et de cruauté comme un chasseur auquel sa proie aurait échappé.

Alis se sentit pâlir. Elle, pourtant si loquace et rebelle quand son honneur était en jeu, ne trouva rien à rétorquer. Elle se sentait glacée, enferrée dans le piège dans lequel elle s’était fourvoyée de son plein gré. Elle n’osait même pas parler du chantage auquel l’avait soumis son beau-père de peur que cela ne se retourne contre elle au moment où elle s’y attendrait le moins. Avec ces deux-là, mieux valait se méfier !

Devant son mutisme craintif, Arnaud retrouva son calme et réussit même à lui sourire :

- Je te pardonne pour cette fois-ci, la cajola-t-il en lui tendant la main pour qu’elle vienne à ses côtés. Mais à l’avenir…

Alis n’eut pas besoin qu’il finisse sa phrase pour comprendre et attrapa ses doigts en contournant la table. Trop contente de s’en tirer à si bon compte, elle baissa sa garde et se retrouva face à lui, la main toujours enserrée dans sa poigne de fer.

Arnaud se leva pour être à sa hauteur et ajouta d’une voix doucereuse puis furieuse :

- Il y a aussi autre chose que je voulais te dire : ne parle plus jamais comme ça à mon père ! Tu es sa bru : tu lui dois le respect !

Joignant le geste à la parole, il lui balança son poing fermé dans la figure et la lâcha, la laissant s’écrouler au ralenti sur le sol de terre battue.

Complètement sonnée par l’uppercut porté à sa mâchoire, Alis n’eut pas le temps de réaliser ce qu’il lui arrivait ni d’apercevoir le regard satisfait de son beau-père : une myriade d’étoiles éclata dans sa tête et elle sombra dans un profond trou noir salvateur.

Contemplant avec satisfaction la silhouette inerte à ses pieds, Arnaud en profita pour lui décocher deux violents coups de pieds dans le ventre et les côtes.

- Et ça, c’est pour avoir osé me mentir, maugréa-t-il en se rasseyant devant son écuelle refroidie.

Et il s’empiffra goulûment, sans même se soucier du corps qui gisait derrière lui.

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