Chapitre 4

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Comme à son habitude, Aymeric avait trouvé refuge sur les remparts et contemplait sans vraiment la voir, la plaine vallonnée qui s’étendait à perte de vue. Il essayait de se projeter dans le temps et d’imaginer ce que serait cette croisade. Quelles peuplades, quels paysages allaient-ils découvrir ? Quels dangers affronter ?

Cela faisait à peine trois jours qu’ils étaient revenus de Clermont et déjà il lui tardait de repartir. Encore six longs mois à attendre avant l’été - meilleure période pour amorcer leur départ - et cette fois ce serait pour de bon semblait-il.

De tendue, l’atmosphère au château était devenue étouffante : son aventure avec la vicomtesse était loin de passer inaperçue et chaque soir, Ermessinde se chargeait de le lui faire remarquer par force pleurs et remontrances.

Comme il se faisait horreur quand il était avec elle, comme il se haïssait de la punir de la sorte jusqu’à mépriser le fait qu’elle soit grosse de lui. Il essayait de se rappeler leur enfance : quand ils étaient complices, quand il la protégeait, la considérant telle une princesse fragile et inaccessible, quand elle lui souriait…

Qui aurait pu prédire un tel dénouement, une telle haine de sa part et un tel aveuglement de la part d’Ermessinde ?

Aymeric revoyait encore son visage radieux - quoique voilé par la présence de Gerberge à ses côtés - lorsqu’elle avait annoncé sa grossesse au cours du banquet donné pour leur retour. Tous les visages s’étaient alors tournés vers lui pour guetter sa réaction, mais les seuls mots qu’il avait rétorqués resteraient longtemps dans les mémoires :

- Toutes mes félicitations Ma Dame. Vous voilà parvenue à vos fins et ainsi me dispensez du devoir conjugal pendant un certain temps !

Et il était retourné à ses badinages sans lui accorder le moindre intérêt malgré le froid qui s’était abattu sur l’assemblée. Du coin de l’œil, il l’avait vue pâlir et, sans le vicomte pour la retenir, Ermessinde aurait sûrement quitté la table.

Cela avait été une telle surprise pour lui d’apprendre cette nouvelle, un tel choc ! Il se doutait bien qu’un jour cette situation se présenterait mais pas maintenant, pas si vite. Comment une union comme la leur - basée sur la haine et la rancœur - pouvait-elle déjà donner ses fruits ?

Que deviendrait cet enfant, coincé entre une mère possessive et un père absent pour une longue période… voire à jamais ?

Une rafale de vent, encore plus glaciale que les précédentes, le força à se redresser et à abandonner l’appui glacé qu’offrait le merlon. Il devait redescendre, rejoindre l’abri du donjon, beaucoup plus douillet quoique chargé de courants d’airs. Le couple vicomtal partait ce jour d’hui et Gerberge lui avait fait promettre de rester dans les parages pour lui faire ses adieux. Aymeric regarda une dernière fois le panorama gris et gelé, triste et venté qu’il dominait de toute sa hauteur.

- Dieu que l’hiver est sinistre ! Pensa-t-il en se frottant les mains pour les réchauffer.

Un peu comme si le paysage alentour lui renvoyait le reflet de sa propre lassitude.

Il allait faire demi-tour et regagner les escaliers menant à la basse-cour lorsqu’il aperçut la silhouette emmitouflée du vicomte s’avancer d’un pas vif à sa rencontre. Quelque peu étonné par sa présence en ce lieu rendu hostile par le froid, Aymeric n’eut pas le temps de réfléchir à une quelconque entrée en matière que déjà l’homme jovial l’apostrophait :

- Ah chevalier, justement je vous cherchais. Gui avait raison sur l’endroit où j’étais à peu près sûr de vous trouver.

- Il fallait envoyer quelqu’un me quérir, cela vous aurait évité de subir les désagréments de ce vent glacial.

- Non, non, mon ami, c’est beaucoup mieux ainsi. J’ai à vous parler et n’ai point besoin d’oreilles indiscrètes alentour.

Intrigué et soudain rougissant, Aymeric avala lentement sa salive et se prépara au pire.

- Je… je vous écoute.

- Notre escorte et nos bagages sont prêts et votre cuisinier nous a préparé une collation qui devrait nous prémunir de la faim pour les trois prochains mois !

Ne connaissant que trop bien la prévenance dont pouvait faire preuve ce brave Pierre, Aymeric esquissa un sourire de connivence et regarda Gilbert avec attention. Aussi surprenant que cela pouvait paraître, il avait l’impression que celui-ci était gêné et ne savait pas comment aborder le sujet qui le préoccupait : il avait le regard fuyant et ses mains trituraient nerveusement le col de son mantel.

- Votre jovialité et votre pétulance vont beaucoup nous manquer, avança le jeune homme pour briser la glace.

- Bah, vous survivrez bien sans moi. Mais revenons à nos préoccupations : je… je ne voulais pas partir sans vous avoir remercié.

Aymeric regarda le vicomte comme s’il était soudain frappé de démence.

- Vous devez comprendre qu’il n’est pas facile de parler de choses qui touchent d’aussi près notre virilité. Je sais que mon épouse vous a tout expliqué de mes… difficultés - pour ne pas dire impossibilité - de concevoir un enfant. Et… je sais aussi que de prime abord, vous ne vouliez pas accéder à sa demande d’essayer de lui en faire un à ma place pour des raisons de loyauté et de fidélité vis-à-vis de moi et de votre propre épouse. Je… je reconnais que cela n’a pas été facile pour vous de céder aux instances de Gerberge et vous remercie donc chaudement pour le courage et l’abnégation dont vous avez dû faire preuve.

Totalement abasourdi par le discours du vicomte, Aymeric le dévisageait de ses grands yeux éberlués. Décidément, cette vicomtesse l’étonnerait toujours !

Que n’aurait-elle pas été capable d’inventer pour assouvir sa soif de luxure ?

- J’aurais bien aimé prolonger notre séjour parmi vous pour mettre le maximum de chances de notre côté, mais je crains que votre épouse ne soit pas spécialement ravie, ce que je ne comprends que trop. Pourra-t-elle un jour pardonner le vieil homme que je suis d’avoir voulu assurer à tout prix sa descendance ? J’en doute et n’ai pas eu le courage de tout lui avouer. Faut-il que je sois bien sot… ou lâche de préférer passer pour un cocu et fier de l’être plutôt que pour un impuissant.

Aymeric était tellement gêné qu’il ne trouvait rien à répondre. D’ailleurs, il ne savait pas trop si le vicomte s’adressait à lui ou s’il était juste un exutoire à sa honte et à sa douleur.

- Mais cessons-là ces radotages, vous devez me trouver pathétique.

- Absolument pas, monseigneur, bien au contraire ! Quel homme digne de ce nom ne compatirait pas au calvaire que vous devez endurer ?

- La compassion n’est pas ce que je recherche : j’ai eu mon heure de gloire et en ai bien profité. Non, ce que je veux… enfin ce que j’aimerais, c’est pouvoir partir pour cette croisade l’esprit tranquille en sachant ma descendance assurée. Je suis vieux et n’en reviendrai certainement pas, alors que deviendront Gerberge et ma petite Douce ? Un héritier male la conforterait dans son rang de vicomtesse et elle ne serait plus à la merci de mon frère et de son fils qui visent depuis toujours mon fief comme des vautours.

- Tout cela est bien beau mais nous ne savons pas si votre épouse est grosse et encore moins s’il s’agit d’un fils. N’avez-vous point d’homme de confiance à qui laisser la gestion de votre fief en votre absence ?

- Vous semblez oublier que tout homme un tant soit peu vaillant va partir grossir les rangs de cette croisade. Ne resteront que les vieux, les malades et les pleutres, dernière catégorie dont font partie mon frère et mon neveu ! Je mettrais ma main à couper que ces deux-là vont trouver une excellente excuse pour ne pas y participer.

Soulagé que la conversation prenne un tour moins dangereux, Aymeric emboîta le pas au vicomte qui rebroussait chemin en direction de l’escalier menant à la basse-cour.

- Loin de moi l’idée de vouloir vous insulter mais… vous-même auriez de bonnes raisons de rester à Millau.

Gilbert s’immobilisa à nouveau et lui fit face en souriant :

- Vous voulez sans doute parler de mon grand âge.

Aiguillonné par le froid qui faisait rage, Aymeric n’eut aucun mal à rougir comme un enfant pris en faute.

- Je… je ne voulais pas dire…

- Oh, ne vous excusez pas, vous avez raison : je suis sûrement trop vieux pour me lancer dans une telle aventure, mais vous connaissez mon inclination pour la traque ! Je ne supporterais pas de rester tranquillement ici en sachant ce que vous vivez. Je veux ma part d’infidèles à accrocher à mon tableau de chasse !

Le vicomte repartit de plus belle pour s’arrêter quelques pas plus loin :

- Vous qui le connaissez mieux que moi, que pensez-vous de l’état de santé du baron ?

Décontenancé par la question, Aymeric haussa les sourcils et eut une mimique embarrassée.

- Vous pouvez parler sans détour. Nous sommes suffisamment en confiance pour que vous n’ayez pas peur de me dire la vérité.

- Depuis quelques mois, sa santé ne cesse de décliner et ce long voyage à Clermont n’a rien arrangé, bien au contraire.

- C’est bien ce qu’il m’avait semblé.

Le vicomte regarda gravement Aymeric :

- Il faudra lui faire entendre raison : il ne doit pas participer à cette croisade, cela l’achèverait. Vous avez toute sa confiance, il vous écoutera.

- N’en soyez pas si sûr. Depuis quelques temps, j’ai baissé dans son estime.

- Je pense que vous vous trompez, Aymeric. Vous incarnez le fils qu’il aurait aimé avoir. Il vous a adoubé et donné sa fille tout de même ! Si ça ce n’est pas une preuve de reconnaissance !

- Oh, mais vous êtes loin de connaître toute la vérité à ce sujet. L’idée ne vient pas de lui mais d’Ermessinde elle-même. Que n’aurait-elle fait pour m’avoir ! Que n’aurait-elle inventé, manigancé pour obliger son père à me choisir. Que n’aurait-elle menacé pour me forcer à accepter !

Le vicomte eut un mouvement de recul et d’étonnement devant le visage soudain tordu de haine d’Aymeric.

- Pour en revenir à ce que vous disiez, je ne pense pas, non, que le baron soit très reconnaissant de voir comment je traite sa fille. Comment je l’humilie à la moindre occasion même lorsqu’elle m’annonce sa grossesse. Je me déteste de leur faire subir ça, à elle comme à lui, mais je ne peux m’en empêcher.

Percevant sa détresse sous sa colère, le vieux chevalier s’approcha d’Aymeric et lui posa la main sur l’épaule.

- Faut-il qu’elle vous ait vraiment blessé pour éprouver cette rancune. Ermessinde est une belle jeune femme dotée d’une position très avantageuse. Moult chevaliers doivent vous envier. Ce à quoi vous avez dû renoncer n’a sûrement pas une telle valeur.

Aymeric lui lança une œillade assassine avant de lui demander :

- Aimez-vous dame Gerberge ?

Interloqué par la question directe, le vicomte rétorqua aussi abruptement :

- Au-delà de toute raison… comme vous avez pu le constater.

- Que feriez-vous si on vous empêchait de la revoir à jamais, si on menaçait de la supprimer dans d’atroces souffrances ainsi que le reste de sa famille ? Méditez bien ces questions et peut-être comprendrez-vous pourquoi je ne peux qu’éprouver du mépris envers ma chère épouse.

Cette fois-ci, ce fut au tour du vicomte de suivre Aymeric qui, sous le coup de la colère, l’avait dépassé et entamé d’un pas énergique, la descente des escaliers étroits.

Gilbert le rattrapa à leur arrivée dans la basse-cour. Il le prit par la manche et l’obligea à se retourner.

- Attendez, je ne vous fais aucun reproche, j’essaie juste d’y voir plus clair dans votre histoire. Vous m’avez rendu un grand service avec Gerberge et j’aimerai pouvoir faire quelque chose pour vous en retour.

Devant le regard contrit et interrogateur du vicomte, Aymeric sentit toute sa colère refluer, aussitôt remplacée par un élan de compassion et d’amitié envers l’étrange petit homme qu’il surplombait d’une bonne tête. Ils étaient si proches qu’il aurait pu dénombrer les taches de rousseur qui maculaient son crâne dégarni, délimité par une chevelure grise frisottée assortie à sa barbe de lutin.

Aymeric se ressaisit et plongea son regard acier dans les yeux gris bleus qui le dévisageaient dans l’expectative d’une réponse.

- Dame Gerberge est déjà un cadeau d’une valeur inestimable, monseigneur, que pourrais-je demander de plus ?

Parce qu’il se sentait proche comme jamais il ne l’avait été d’aucun homme de son rang, Aymeric lui confia alors le fond de sa pensée :

- Je l’ai peut-être aidée à concrétiser votre désir d’héritier mais elle, par son charme et sa sensualité, m’a aidé à oublier la femme qui hante encore mon âme et mon cœur.

Le vicomte hocha la tête en signe de compréhension et se sentit enfin libéré d’un grand poids. Son entrevue avec Aymeric n’était pas aussi innocente qu’il paraissait : s’il avait tenu à lui parler ainsi, c’était avant tout pour tester son honnêteté et les sentiments qu’il éprouvait pour Gerberge. Mais là, ses paroles comme le regard douloureux qui les avaient accompagnées l’avaient sans nul doute mieux renseigné que les assertions de son épouse : Aymeric n’était pas amoureux d’elle. Ne restait plus à espérer que Gerberge était aussi sincère quand elle affirmait ne pas l’aimer comme lui, son époux. De toute façon, quoiqu’elle éprouve, tout rentrerait dans l’ordre une fois qu’ils seraient de retour à Millau… et qu’elle aurait cet enfant sur qui reporter son amour.

Ainsi soulagé, Gilbert ébaucha un sourire égrillard :

- Alors ne perdez pas de temps : pendant que je monopolise votre belle famille, allez donc lui faire les adieux qu’elle mérite : elle vous attend dans la chambre de Déodat.

Trop abasourdi pour parler, Aymeric ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Décidément, ce vicomte n’avait pas fini de l’étonner.

- Allez, allez, j’aimerai prendre la route avant none !

Joignant le geste à la parole, il attrapa le bras d’Aymeric, comme il l’aurait fait pour accompagner une dame, et l’entraîna à sa suite en direction du petit donjon.

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