Chapitre 3 suite 2

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Lorsqu’elle ouvrit la porte de la masure de Josselin, Alis sentit un frisson d’appréhension lui parcourir l’échine. La nuit allait bientôt tomber et il faisait déjà très sombre à l’intérieur. Le temps gris et bas de ces derniers jours tout comme l’animosité palpable de ses habitants n’avaient pas contribué à rendre le lieu accueillant, aussi elle hésita un instant à franchir les quelques pas qui la rapprocheraient du feu vif et joyeux, seule présence en ces murs rendant l’atmosphère supportable.

- La porte !

Alis sursauta, comme mordue aux jarrets par la voix impérieuse Josselin. Ne voulant pas déclencher un autre rappel à l’ordre, elle se dépêcha de la refermer derrière elle et s’approcha sans plus tarder des flammes revigorantes.

Au passage, elle laissa tomber ses affaires sur sa couche et tendit vivement ses mains glacées vers la chaleur. Elle ne sentait plus ses doigts. La profonde contrariété d’alors lui avait fait oublier à quel point le froid s’était fait de plus en plus mordant.

Alis se frotta un long moment les mains pour refaire circuler le sang et se tourna pour offrir son dos à la caresse réconfortante. Ses yeux s’étant habitués à la pénombre firent le tour de la pièce. À part l’absence de plantes séchées, de pots et fioles de toutes sortes sur les étagères, la masure était en tout point semblable à celle de ses parents. Une grande table sur des tréteaux flanquée de deux bancs séparait l’unique pièce en deux, cantonnant la demi douzaine de brebis et de volailles d’un côté et ses habitants de l’autre, près de l’âtre qui occupait le milieu de la pièce. Elle avisa les deux couches bien distinctes de chaque côté du feu et loua une nouvelle fois le Seigneur de ne pas être obligée de partager celle de Josselin et de sa femme comme il aurait été d’usage pour se tenir chaud. Déjà qu’elle avait du mal à supporter leur présence, qu’est-ce que cela aurait été si elle avait dû aussi partager leur intimité !

Le plus discrètement possible, Alis glissa un œil vers son beau-père et le découvrit attablé, occupé à la détailler de ses yeux mauvais.

- Tu en as mis du temps pour récupérer ces trois morceaux de chiffon, persifla-t-il soudain en se levant.

Josselin contourna la table et vint se planter devant elle les mains sur les hanches.

Alis préféra l’ignorer et évita son regard accusateur en fixant le bout de ses chausses.

- Tu pourrais me répondre, nom d’un chien !

Surprise par l’agressivité du vieil homme, Alis sentit son cœur s’emballer de peur mêlée de colère, comme s’il l’avait giflée. Cependant, ce n’était pas le lieu ni le moment de le défier, alors elle prit sur elle et joua profil bas.

- Je m’en excuse mais mon père…

Josselin éclata alors d’un rire ironique et s’avança d’un pas. Alis aurait bien reculé d’autant, mais le feu l’en empêchait et elle se demanda soudain avec un début d’affolement où se trouvaient Arnaud, Aline et le petit Thomas.

- Inutile de me servir tes mensonges ma belle, je t’ai vue discuter avec ce brave Gautier.

Acculée, Alis se sentit rougir sous le regard accusateur et maudit le jeune homme de l’avoir fourrée dans un tel guêpier.

- Vous aviez l’air bien proches, tous les deux. Je me demande même ce que penserait Arnaud s’il savait comment cet abruti te serrait dans ses bras. Et surtout que ça n’avait pas l’air de te déplaire.

- Ce… ce n’est pas ce que vous croyez, je…

- Oh, mais moi je ne crois rien du tout. Tu reconnaîtras quand même que je ne peux pas nier ce que j’ai vu, n’est-ce pas ?

Il martela ces derniers mots avec une telle haine qu’elle frémit de la tête aux pieds et se retrouva à opiner, hypnotisée par son regard menaçant.

- Bien, alors tu trouveras normal que j’essaye d’en savoir un peu plus sur votre conversation, non ?

- Je heu… il voulait savoir pourquoi je… heu… je ne l’avais pas épousé. Oui, il voulait des explications, mentit pitoyablement Alis comme lorsque son père la prenait en flagrant délit quand elle n’était qu’une enfant.

L’excuse fit sourire Josselin. Son rictus s’accentua lorsqu’il murmura perfidement :

- Dommage, ou plutôt tant mieux que tu ne saches pas mentir, ça me facilitera la tâche.

Son dos commençant à chauffer désagréablement, Alis se redressa et croisa les bras sur sa poitrine comme en signe de défense. Où voulait-il en venir avec ses insinuations ?

- Oh, ce n’est pas la peine de me regarder avec tes yeux de louve ! Moi, ça ne m’impressionne pas. Bien au contraire : tu connais mon goût pour la chasse, pour la traque, pour le plaisir de sentir la bête acculée, prise au piège et voir la peur dans son regard, la certitude de ses derniers instants à vivre…

Une frayeur irraisonnée, mélange de ce que lui assenait Josselin et de ce que lui avait révélé Gautier s’insinua soudain par tous les pores de sa peau. Alis essaya bien de se raisonner pour faire refluer cette terreur, mais le visage implacable de son beau-père l’en empêchait.

- C’est exactement de ce regard-là dont je te parle, celui que tu as en ce moment même, celui qui me procure tant de plaisir et d’excitation. Tu as peur parce que tu sais ce dont je suis capable, mais tu n’as pas la moindre idée de ce qui me trotte dans la tête à ton sujet, je me trompe ?

Fascinée, Alis n’eut pas la force de le détromper. La bouche soudain sèche, elle se sentit déglutir avec peine et, malgré la chaleur qui irradiait dans son dos, elle resserra frileusement les bras sur sa poitrine.

- Tu sais, j’ai la rancune tenace : je n’ai jamais oublié l’affront que m’a fait ta mère quand elle s’est faite engrosser par le premier ménestrel qui passait par là, et tout ça pour éviter de m’épouser.

Alis retint sa respiration : où voulait-il en venir et que venait faire Orianne dans cette histoire ? Tout cela devenait insensé et malsain. Paniquée, elle lorgna vers la porte dans le vague espoir de voir débarquer Aline ou Arnaud pour la sortir de ce mauvais pas, mais à son plus grand désespoir, rien ne bougea de ce côté-là.

- Oh tu peux toujours espérer que quelqu’un vienne à ton secours, mais malheureusement pour toi, Aline est au chevet de sa mère malade, quant à ton homme, je l’ai envoyé couper du bois dans la forêt. Alors tu vois, nous sommes tranquilles pour un long moment.

Un sourire mauvais éclaira sa face haineuse lorsqu’il accentua le mot « long » d’un air menaçant.

Désireuse de couper court à cette sordide conversation, Alis tenta une échappée sur le côté pour se soustraire à son emprise comme à celle du feu qui commençait à la chauffer de trop, mais elle en fut empêchée par la poigne qui emprisonna son bras.

- Et où crois-tu aller comme ça ? Je n’en ai pas encore fini avec toi.

- Ça suffit maintenant, lâchez-moi, vous ne me faites pas peur ! S’insurgea-t-elle en se ressaisissant et en essayant de se soustraire à la poigne qui la broyait sans ménagement. Vous n’avez rien contre moi. Gautier n’est qu’un ami, rien de plus. Arnaud le sait et ne vous croira pas.

Au lieu de la lâcher, il saisit de même son autre poignet et accentua la pression de telle sorte qu’Alis eut l’impression de se retrouver prisonnière d’un étau. Un sourire de pitié apparut alors sur le visage autrefois agréable de Josselin. Les rides qui le sillonnaient maintenant s’accentuèrent.

- Je connais suffisamment mon fils et sa jalousie maladive pour t’affirmer qu’il n’aimera pas du tout ce que je lui raconterai sur tes embrassades avec Gautier.

- Comment ça ? Quelles embrassades ?

- Celles que je lui décrirai, avec moult détails.

Alis ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Comment pouvait-il faire preuve d’une telle mauvaise foi ?

- Je vois que tu commences à comprendre. Tu n’as d’autre choix que de m’écouter et de m’obéir en tout point. Je vais enfin pouvoir prendre la revanche que je mérite : je n’ai pas réussi à avoir la mère mais… la fille fera mon affaire. Tu n’as pas la même beauté qu’elle mais j’avoue que ton allure sauvage n’est pas pour me déplaire.

À ces mots, Alis écarquilla les yeux de surprise car même si elle s’attendait à ce genre de proposition, l’entendre était autre chose. Comment osait-il ? Comment pouvait-il ? Si ce n’était pour elle au moins vis-à-vis de son fils !

Elle ouvrit la bouche pour tenter de lui faire entendre raison, mais il la prit de court comme s’il lisait dans ses pensées :

- Si tu crois que le fait de me faire culpabiliser au sujet d’Arnaud me fera changer d’avis, inutile de te dire que je n’ai aucun scrupule. Je sais bien que lui et ma femme passent de bons moments dès que j’ai le dos tourné alors je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas autant avec toi. Je dirais même que ça serait plus juste. Qu’en penses-tu ?

Au bord de l’apoplexie, Alis comprit soudain d’où venait le mépris d’Aline à son encontre : elle aimait Arnaud ! Piquée au vif par toutes ces révélations, elle haussa le ton et cracha méchamment :

- Il est hors de question que vous me touchiez ! Je préfère mourir que de subir un seul de vos assauts. Racontez ce que vous voudrez à votre fils, je n’en ai rien à faire… j’ai ma conscience pour moi.

- Je m’attendais à ce genre de réponse, mais je crois que tu sous-estimes la violence dont peut faire preuve Arnaud, digne fils de son père. Préfères-tu vraiment te faire rouer de coups comme une chienne ou prendre du bon temps avec moi ? C’est la dernière fois que je te pose la question, mais sache que si tu optes pour le premier choix, tu auras intérêt à surveiller tes arrières. Je ne te laisserai aucun répit, aucune échappatoire ni aucune merci. Tu m’as bien compris ?

La poitrine d’Alis se soulevait violemment. La colère l’étouffait tant qu’elle sentait les battements de son cœur cogner comme un forcené contre ses côtes.

- Je prends le risque, espèce de rustre. Mais vous ne vous en tirerez pas comme ça !

- Que non, et c’est là où tu te trompes : c’est toi qui ne t’en tireras pas comme ça !

Joignant le geste à la parole, il lui assena une telle gifle qu’elle se retrouva à plat ventre sur sa couche.

- Puisque tu as l’air de préférer ce genre de traitement, autant que tu t’y habitues tout de suite. Mais un jour, dis-toi le bien, tu seras à moi. Et tu sauras alors ce qu’il en coûte de me défier !

Alis se redressa péniblement sur un coude, puis sur les genoux et trouva la force de se relever tout en massant sa joue meurtrie. Se tenant à une distance respectable de ce vieux fou, elle siffla sauvagement :

- Arnaud ne vous laissera pas faire.

- C’est ce qu’on verra, ma belle, c’est ce qu’on verra. En attendant, prépare-nous quelque chose à manger et plus vite que ça si tu n’en veux pas une autre.

Alis lui jeta un regard mauvais et vaqua sans plus mot dire à la préparation du repas. Elle ressassait dans sa tête tout ce qui venait de se passer et qui renforçait ce que lui avait appris Gautier.

Face à une telle injustice et aiguillonné par cette gifle, son esprit rebelle se réveillait et la poussait en avant. Alis ne s’était jamais laissée intimider ni menacer sans réagir et ce n’était pas maintenant qu’elle allait baisser les bras. Seulement là, elle allait devoir se montrer fine et rusée, adopter un profil bas en attendant le bon moment et surtout, surtout ne pas se laisser surprendre : elle n’en sortirait que plus forte !

Il ne lui restait plus qu’à attendre le retour d’Arnaud pour savoir s’il accorderait le moindre crédit aux mensonges éhontés de son père. Avant leur union, il lui avait appris à se battre et à se défendre : et bien, ses leçons ne seraient pas vaines !

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