Chapitre 3 suite 1

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Alis venait de passer le virage qui la soustrayait à la vue de sa masure et longeait le champ pentu au fond duquel poussait sa réserve de simples, lorsque soudain, tout courage l’abandonna. Elle ne sentait plus peser sur elle le regard de son père qui l’enveloppait d’une cape protectrice comme lorsqu’elle était enfant. Aussi, ses épaules s’affaissèrent, son pas se fit lent et pesant jusqu’à l’obliger à s’arrêter. Comme sur le point de s’évanouir, elle s’appuya d’une main contre l’un des frênes centenaires bordant le chemin et essaya de respirer profondément pour chasser la nausée qui l’envahissait à la pensée de retourner dans son nouveau foyer.

Des images de sa nouvelle vie, qu’elle tentait vainement de chasser, tournoyaient dans sa tête jusqu’à l’épuisement : le sourire carnassier de Josselin, son beau-père, lorsqu’il lui avait assené toutes les règles qu’elle devrait respecter et surtout appliquer sous peine de correction mémorable ; l’indifférence d’Arnaud à son égard sauf lorsqu’il s’agissait de la prendre sauvagement tous les soirs comme la brute qu’il était.

Même Aline, l’épouse de Josselin, ne lui était pas d’un grand soutien et lui lançait des œillades assassines sans qu’elle en sache la raison.

Même Thomas, leur nourrisson, gros poupon vorace qui épuisait Aline par son appétit insatiable, se mettait à pousser des hurlements craintifs quand elle avait le malheur de s’approcher trop près de lui.

Alis peinait à reprendre son souffle. L’angoisse lui serrait la poitrine et lui tordait le ventre au point de ne plus sentir la morsure du froid qui s’insinuait sous son mantel. D’une main, elle tenait ses affaires serrées contre elle, de l’autre, elle caressait l’écorce froide, comme sans vie, du frêne dépouillé de son feuillage qui soutenait son désespoir.

Le souvenir de sa mère lorsqu’elle lui avait annoncé la nouvelle de son union avec Arnaud lui vint alors à l’esprit comme si elle avait reçu une gifle. Jamais elle n’oublierait le hurlement de désespoir d’Orianne ni la lueur de folie pure qui avait illuminé alors son regard.

- Ne fais pas ça, Alis ! Tout mais pas ça ! Eloigne-toi au plus vite de lui ! Il te veut du mal, je le sens… je le vois ! Il fera ton malheur, et le pire… c’est que tu le sais ! Comment peux-tu ne rien voir de ses intentions derrière sa « bonne figure » ? Es-tu donc aveugle ? Oh mon Dieu, non, ne me faites pas ça ! Que Vous ai-je fait pour mériter ça ?

À bout d’argument, Orianne s’était effondrée sur le sol, le corps agité de sanglots convulsifs, et même Gauvin avait eu toutes les peines du monde à la calmer.

Dire qu’à ce moment-là, cette réaction, loin de la freiner dans son élan, n’avait fait que renforcer sa décision !

Mais comment avait-elle pu se laisser abuser de la sorte ?

Arnaud n’avait pas changé comme elle avait eu la faiblesse de le croire. Loin de là !

Pour preuve, Alis se souviendrait toujours de ses premières paroles d’époux et de l’éclair de triomphe qui animait son regard lorsqu’ils avaient regagné la masure de Josselin après leur union :

- Maintenant, tu es enfin à moi. Rien qu’à moi !

Ensuite, il l’avait poussée sur leur couche où il l’avait prise de force sans même songer à l’embrasser ni ralentir son assaut sous ses cris de douleur.

Brusquement, elle s’était retrouvée transportée dans la forêt de Mortecombe et les visages de ses assaillants avaient ressurgi avec une telle netteté dans sa mémoire qu’elle avait cru devenir folle. Elle avait bien essayé de résister, de le repousser, de le supplier, mais peine perdue. Tout à son plaisir, il avait continué de plus belle. Au milieu de ses larmes, elle avait même cru le voir sourire… comme s’il prenait une revanche !

Mais sur qui ? Sur quoi ?

Désespérée, meurtrie, humiliée, elle avait alors serré les yeux et, surgie d’un recoin de son cœur où elle croyait l’avoir enfouie à jamais, l’image du visage souriant d’Aymeric était revenue en force. Seulement cette fois-ci, il n’était pas apparu comme par enchantement pour la sauver des griffes d’Arnaud.

C’était bien là l’ironie du sort : elle faisait tout son possible pour avoir une vie normale, allant jusqu’à choisir Arnaud comme époux qu’elle pensait être le seul capable de lui faire oublier Aymeric, et voilà que c’était tout le contraire qui se produisait : ses mauvais traitements la poussaient à trouver refuge dans son souvenir !

Alis avait beau être forte et résistante, elle se demandait combien de temps elle allait pouvoir endurer une telle situation.

Soudain, elle releva la tête et regarda autour d’elle en fronçant les sourcils. Elle avait entendu un bruit et se sentait épiée.

C’est alors qu’elle le vit. Appuyé contre un arbre un peu plus loin dans le chemin, il la dévisageait avec son incomparable air de chien battu.

Fallait-il qu’elle soit bien contrariée et perturbée pour ne pas avoir aperçu plus tôt sa grande carcasse surmontée d’une crinière rousse !

Alis se redressa, retrouvant ainsi toute sa superbe, et passa la main qu’elle tenait quelques instants plus tôt appuyée contre l’arbre dans ses cheveux pour se donner une contenance. Que venait-il faire dans les parages ?

Voyant qu’elle le regardait avec un mélange de colère et de honte de s’être fait repérer dans une telle posture, Gautier s’éclaircit la gorge et esquissa un pas dans sa direction :

- Ce… ce n’est pas ce que tu crois, Alis. Je… je ne voulais pas te surprendre.

N’ayant toujours pas digéré son agression dans la basse-cour du château, Alis recula d’un pas méfiant en le voyant s’approcher encore.

- Ne t’en vas pas, Alis. Il faut que je te parle. Depuis que je suis revenu au village, tu me fuis. Jamais je ne pourrai assez te dire combien je regrette ce qui s’est passé ce soir-là, mais tu dois me croire. J’avais trop bu mais… je ne voulais pas te faire de mal, c’est un horrible malentendu.

- Drôle de malentendu ! Toutes ces insinuations sur moi, sur mon père ! Et puis, tu m’as bien poursuivie, non ? Jusqu’où serais-tu allé si Ay…, si le capitaine ne s’était pas interposé ?

Gautier baissa les yeux sous la fureur d’Alis et tritura nerveusement ses mains en murmurant :

- Tu sais très bien que je n’aurais jamais pu te faire du mal. Je… je t’ai poursuivie, mais c’était surtout pour essayer de te rattraper, pour m’excuser de toutes les paroles ignobles que je venais de te dire et que j’avais regrettées au moment même où elles étaient sorties de ma bouche.

- Fariboles que tout ça ! Si c’était vraiment le cas, tu n’aurais pas attendu tout ce temps pour me le dire. Et puis, reste où tu es, ne t’approche pas sinon je crie, ajouta-t-elle alors qu’il esquissait un autre pas dans sa direction.

Gautier leva les mains comme s’il se rendait et s’immobilisa :

- N’aie crainte, je ne bougerai plus, mais il faut absolument que tu m’écoutes. Ce que j’ai à te dire est très important, je… je me fais beaucoup de souci pour toi. Pas en vain à ce que je vois.

Alis rougit sous l’insinuation, mais le rabroua d’un air crâne :

- Je n’ai que faire de tes conseils ou de ce que tu as cru voir. Il faut que je rentre maintenant, alors laisse-moi passer.

- Pour une fois que je t’aie enfin en face de moi et sans personne autour, je ne te laisserai pas partir sans que tu m’écoutes.

Surprise par le ton autoritaire du jeune homme, Alis sursauta et le regarda de ses grands yeux ronds. Avant son séjour au château, jamais il ne se serait permis de lui parler de la sorte.

- C’est au sujet d’Arnaud. Je sais qu’il est un peu tard pour te dire toutes ces choses, mais tu ne m’as pas vraiment laissé t’approcher ces derniers temps et puis… j’étais si en colère et surtout si désespéré que tu acceptes de l’épouser lui et pas moi !

Avant qu’elle n’ait le temps de rétorquer quoi que ce soit, il continua sur sa lancée :

- Qu’est-ce qu’il t’a raconté quand il est revenu au village ?

Désarçonnée par la question, Alis hésita avant de répondre prudemment :

- Heu, il m’a juste dit qu’il avait fait son temps et qu’il avait demandé à Ay…, au capitaine de revenir à Sermelle.

- Tu peux parler librement, je sais très bien ce qui s’est passé entre toi et Aymeric. Et je peux t’assurer que moi, jamais je ne t’aurais laissée, même pour épouser une fille de roi ! De toute façon, vu le comportement qu’il a depuis, je n’ai pas vraiment l’impression que ça lui ait porté bonheur.

Alis n’aurait su dire si elle était soulagée ou contrariée de savoir qu’Aymeric n’avait pas l’air heureux.

- Mais là n’est pas le sujet. Crois-tu vraiment qu’Arnaud aurait abandonné son rêve de devenir un guerrier si on ne l’y avait pas poussé ? Et qui plus est pour revenir à une misérable vie de serf dans son village ? Auprès d’un père qu’il déteste ?

- Je… je ne sais pas, balbutia Alis soudain mal à l’aise.

Elle se rendait compte que Gautier avait raison et soupçonnait que ce qu’il allait lui révéler sur son époux n’allait pas vraiment lui plaire.

Profitant du fait qu’Alis était maintenant bien accrochée à ses paroles, Gautier inspira profondément et lâcha le fin mot de l’histoire.

- Je vais te dire, moi, ce qui s’est passé et qu’il n’a pas eu le courage de raconter. C’est justement ton Aymeric qui l’a ramené de force au village… et qui lui a aussi donné cette fameuse correction.

- Mais… mais c’est impossible ! Aymeric disait qu’Arnaud était l’un de ses meilleurs hommes.

- Peut-être, mais comment réagirais-tu si ton « meilleur homme » comme tu dis, était celui qui avait engrossé puis roué de coups la personne à qui tu tenais le plus ?

À ces mots, Alis pâlit brusquement :

- Catherine ? Murmura-t-elle pour elle-même.

- Oui, Catherine. Et d’ailleurs, je me demande encore pourquoi Aymeric lui a laissé la vie sauve. Moi à sa place, j’aurais tué ce chien sans le moindre remord.

- Mais il était presque mort quand ton père l’a trouvé, murmura-t-elle encore abasourdie par ce qu’elle venait d’apprendre.

Et dire qu’elle avait perdu l’esprit au point de s’unir avec un tel individu : mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête pour ne pas l’avoir vu sous son vrai visage ?

Alis ne put retenir un hoquet de désespoir :

- Pourquoi me dis-tu ça maintenant ? Crois-tu que je ne me repens pas déjà assez de l’avoir épousé ?

La jeune serve aurait voulu ravaler les dernières paroles qu’elle venait de prononcer mais il était trop tard, Gautier les avait bel et bien entendues. D’ailleurs, voyant dans quel désespoir il l’avait plongée, il profita de son absence de réaction pour s’approcher et pour la serrer maladroitement dans ses bras.

- Ce n’est pas de gaîté de cœur que je te dis tout ça… même si je t’en veux encore. Seulement, je voulais que tu le saches pour que tu te tiennes sur tes gardes. Arnaud est capable de tout : du meilleur mais surtout du pire. Il t’a toujours voulu du mal. Non seulement pour l’avoir repoussé et giflé mais je suis sûr qu’à travers toi, il cherche à se venger d’Aymeric. Il sait très bien que tu comptais beaucoup pour lui. Alors méfie-toi. Et… n’oublie pas que tu as un ami sur qui tu pourras toujours compter.

Alis se dégagea lentement de son étreinte et essaya de se recomposer un visage impassible. Il le fallait : elle devait rentrer chez « elle », son absence n’avait que trop durée. De toute façon, il était trop tard pour revenir en arrière : son sort était maintenant scellé à celui d’Arnaud « jusqu’à ce que la mort les sépare » et il allait bien falloir qu’elle s’en accommode.

- Je suis désolé, murmura Gautier en se dandinant d’un pied sur l’autre. Et si tu veux…

- Tu as bien fait de m’avertir - maintenant je sais à quoi m’attendre - mais ton rôle s’arrête là, l’interrompit-elle d’un ton redevenu ferme. Le reste ne concerne que moi. Je n’ai pas eu besoin de ton aide pour me mettre dans ce bourbier, je n’en aurai pas non plus besoin pour m’en sortir. Et il vaudrait mieux, dans ton intérêt comme dans le mien, que tu ne cherches plus à me voir ni à me parler : je suis une femme mariée désormais.

Sur cette dernière remarque, Alis esquissa une grimace désabusée : elle ne voulait pas de la pitié de Gautier, ni d’aucun autre d’ailleurs. Aussi, sans faiblir ni se retourner, elle le contourna d’un pas volontaire malgré le poids immense de la culpabilité qu’elle sentait peser sur ses épaules et qu’elle serait obligée de porter toute sa vie. Non seulement elle avait trahi Aymeric, même s’il ne s’était pas gêné pour en faire autant en épousant sa pire ennemie ; mais surtout, elle se maudissait d’avoir trahi Catherine qu’elle considérait comme sa meilleure amie. Et même si elle avait pêché par ignorance, les faits n’en demeuraient pas moins là.

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