Chapitre 3

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Alis ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Cela faisait à peine trois semaines qu’elle avait donné son assentiment à Arnaud et moins d’une qu’ils étaient officiellement unis et elle n’arrivait pas encore à réaliser ce qui lui arrivait. Elle était venue récupérer ses maigres affaires dans le coffre de la masure de ses parents et, les bras chargés de son vieux bliaud et de trois chainses de rechange, elle s’était arrêtée devant les étagères où était entreposée sa réserve de plantes médicinales.

Alis resta là, immobile, détaillant les différentes gerbes sèches, les fioles et pots contenant élixirs et onguents répertoriés dans un ordre précis selon leurs vertus curatives. Elle n’arrivait pas à détourner les yeux qu’elle tentait désespérément de garder secs et se répétait, comme une litanie, leurs différentes propriétés pour éviter de penser qu’elle allait devoir s’en séparer. En effet, malgré la promesse d’Arnaud de la laisser continuer son activité de guérisseuse, Josselin, son père, chez qui ils avaient élu domicile en attendant d’avoir leur propre masure, lui avait strictement interdit d’exercer sous son toit.

Josselin le charretier n’avait pas osé la traiter ouvertement de sorcière, mais son regard empreint d’un profond dégoût l’avait vite renseignée sur son état d’esprit. Il avait eu beaucoup de mal à accepter le choix de son fils quant à cette union et il le faisait payer à sa nouvelle bru.

Ne l’ayant jamais apprécié, Alis n’était guère étonnée de sa réaction, mais aurait aimé plus de soutien de la part de son époux - comme cela lui faisait bizarre et presque insensé de considérer Arnaud comme tel ! - mais celui-ci s’était contenté de hausser les épaules en lui rétorquant que tout changerait lorsqu’ils auraient leur propre foyer. Seulement voilà, la construction de leur masure ne débuterait qu’aux beaux jours, soit encore quatre longs mois à attendre !

Il allait donc falloir qu’elle prenne son mal en patience - Dieu que cela allait être dur ! - mais surtout apprendre à faire des concessions. Et ça, Alis ne le savait que trop bien, ce n’était pas son fort.

- Ne t’inquiète pas, ma fille, ta mère veillera sur tes simples comme sur les siennes. Cette maison sera toujours la tienne. Tu pourras y revenir aussi souvent que tu le voudras.

Alis sortit de sa rêverie et se retourna pour considérer son père avec un pauvre sourire :

- Je sais, papa… C’est vrai que je ne suis pas très loin, le village n’est qu’à quelques toises et nous aurons de nombreuses occasions de nous y croiser.

La jeune serve tenta d’adopter un ton léger, mais le cœur n’y était pas et cela sonnait faux. Gauvin n’était pas dupe et continua sur le même mode pour éviter de sombrer dans le pathétique :

- Mais, j’y songe bien ! Tout comme j’espère que ma fille n’hésitera pas à venir nous voir en cas de problème… ou même sans problème d’ailleurs.

- Il n’y en aura pas… je ferai tout pour qu’il n’y en ait pas, martela Alis comme si elle voulait s’en persuader elle-même. Arnaud a changé sinon je ne me serais jamais unie à lui. Le seul souci vient de son père et ce problème sera réglé lorsque nous aurons notre masure à nous.

Gauvin eut un discret raclement de gorge qui dégénéra vite en quinte de toux.

Alis haussa les sourcils d’un air soucieux, mais un sourire remplaça aussitôt sa mine inquiète :

- En tout cas, je suis contente que tu ailles mieux. Ta toux n’est pas complètement guérie, mais elle est beaucoup moins préoccupante. Maman a encore fait des miracles.

- Tu as raison : ta mère fait toujours des miracles. Mais tu n’as rien à lui envier : la façon dont tu as soigné Arnaud en témoigne. J’espère qu’il saura s’en montrer digne en te protégeant et en t’entretenant comme un époux est censé le faire.

Alis eut une petite moue énigmatique et regarda son père à qui elle ressemblait de façon frappante par l’intensité de son regard noir et profond où l’on sentait sourdre une ineffable douceur souvent masquée par un tempérament volontaire jusqu’à l’entêtement. Ils étaient de même taille, même visage légèrement poupin aux lèvres charnues et sensuelles jusqu’au nez droit, délicatement retroussé. Le seul détail qui les distinguait - à part évidemment la silhouette de femme épanouie d’Alis - était leurs voix. Ménestrel dans l’âme, Gauvin chantait d’une façon mélodieuse et enchanteresse au contraire de sa fille dont le timbre sonnait aussi faux qu’une crécelle. D’ailleurs, les seuls moments où elle se risquait à pousser la chansonnette étaient rares et elle s’arrangeait pour qu’il n’y ait personne alentour.

- Tu vas me manquer, chuchota-t-elle en lui serrant les mains.

Lorsque Aymeric et ses soldats avaient emprisonné son père cet été, Alis avait pris conscience du caractère éphémère de la vie. Sa réaction face à ce sentiment d’injustice avait été à la mesure de son désarroi et maintenant elle savourait chaque moment passé en la compagnie des gens qui comptaient le plus.

- Toi aussi tu vas nous manquer. Encore plus que tu ne le crois. Mais il faut que tu y ailles maintenant.

Craignant de manquer de courage si elle continuait à s’attarder, Alis tourna les talons et franchit la porte comme si elle avait le diable à ses trousses.

Gauvin la suivit sur le seuil et la regarda s’éloigner :

- Où est passée mon indomptable Alis ? Qu’est devenu son caractère fier et rebelle ?

Depuis sa sortie de prison, il ne la reconnaissait plus. Il avait beau à peu près savoir ce qu’elle avait subit, il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu la faire changer à ce point. Avant, jamais elle n’aurait épousé un homme comme Arnaud et encore moins supporté le mauvais caractère de son père.

C’est pour cela qu’elle était restée si longtemps sans époux. D’habitude, on unissait les filles dès leur puberté, parfois même avant qu’elles n’aient leurs premières menstrues.

Du haut de ses quinze ans révolus, Alis faisait presque figure de vieille femme !

Leur propre rencontre était tellement miraculeuse et leur amour si profond, que Gauvin et Orianne n’avaient pu se résoudre à imposer à leur fille ce qu’eux-mêmes avaient fui comme la peste : une union forcée avec une personne que l’on hait plus que tout.

Aussi quelle n’avait été sa surprise - sans parler de celle d’Orianne - lorsque Alis leur avait annoncé qu’elle acceptait de prendre un époux. Et pas des moindre puisqu’il s’agissait d’Arnaud. Le même Arnaud qui faisait partie d’une des familles du village qui les haïssait le plus. C’était à ne plus rien y comprendre !

Gautier n’était peut-être pas l’époux idéal mais au moins, lui et sa famille l’auraient traitée avec respect et ne l’auraient pas empêchée d’exercer ses talents de guérisseuse.

Alis d’habitude si sensée, si réfléchie… comment avait-elle pu se fourvoyer dans une telle situation ?

Gauvin et Orianne se doutaient bien, même si Alis leur soutenait le contraire, qu’Arnaud n’avait pas changé : c’était un être cruel et sournois, comme son père.

Fallait-il qu’Alis soit inconsciente ou totalement désespérée pour tomber dans son piège grossier ?

Et si c’était à cause de ce capitaine ? Orianne lui avait raconté comment Alis s’était éprise de lui lors de son séjour au château et sa brutale désillusion lorsqu’il s’était uni avec la fille du baron. Dans ce cas, sa brusque irruption dans leur vie aurait fait beaucoup plus de mal que prévu.

Étant en grande partie responsable, Gauvin s’en voulait énormément : comment avait-il pu se montrer aussi naïf et inconscient de ce que sa petite rébellion allait coûter à sa famille ?

- Il est peut-être trop tard pour revenir en arrière mais il n’est pas dit que j’abandonnerai ma petite fille. Je ferai tout mon possible pour veiller sur elle. De loin, certes, mais je ne laisserai jamais personne lui faire du mal impunément. Qu’on se le dise !

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