Chapitre 2 suite

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Dès qu’elle avait entendu l’olifant annoncer le retour du baron et de son escorte, Catherine, comme à son habitude lorsque son cousin s’éloignait du château, s’était précipitée dans la basse-cour pour les attendre avec impatience malgré le vent glacial qui s’insinuait sous sa cape.

De son côté, Ermessinde avait fait un effort surhumain pour ne pas lui emboîter le pas tellement l’absence d’Aymeric lui avait pesé, mais il n’était pas convenable pour une dame de se montrer ainsi en spectacle. Sa mère et elle étaient donc restées en retrait dans la grande salle, attendant le dernier moment pour faire leur apparition.

L’impatience d’Ermessinde grandissait à mesure que croissait le lourd piétinement des destriers. Lorsqu’un messager était arrivé la veille pour annoncer le retour du baron et de sa troupe accompagnés du couple vicomtal, la jeune femme n’avait pu réprimer un cri de joie : non seulement elle exultait à l’idée de revoir son époux, mais le fait de recevoir de nouvelles têtes la comblait de bonheur. Elle dépérissait d’ennui auprès de sa mère et de ses dames de compagnie aussi intéressantes à écouter que des pies, jacassant à longueur de journée sur tel ou tel point de broderie. De plus, Dame Joanne n’avait toujours pas digéré son union avec Aymeric et n’arrêtait pas de lui faire remontrance sur remontrance pour de simples broutilles.

Ermessinde avait entendu dire tant de bien sur ce vicomte d’une compagnie si charmante, qu’il lui tardait de faire sa connaissance et d’entendre les derniers potins qui se passaient à sa cour. D’aucun disaient son épouse plus réservée, voire hautaine mais qu’à cela ne tienne, Ermessinde avait grande hâte de la rencontrer car elle aussi ne devait pas manquer d’anecdotes croustillantes à raconter.

Ces visiteurs impromptus étaient comme un cadeau du Ciel. Ils contribueraient à égayer la triste atmosphère qui régnait dans ce château depuis quelque temps.

Et puis, ils seraient aussi les témoins de son nouveau bonheur. Il était temps que son secret éclate enfin au grand jour et quel honneur ce serait de le partager avec des hôtes aussi prestigieux !

Même sa propre mère ne s’était aperçue de rien. Elle n’avait pas remarqué à quel point la silhouette malingre de sa fille s’était brusquement épanouie, comme ses seins avaient enfin gonflé, ses hanches arrondies. Malgré les nausées qui la poussaient chaque matin à rejoindre les latrines au pas de course, elle se sentait plus épanouie, plus femme… plus désirable. Ermessinde était sûre que ce changement n’échapperait pas à Aymeric et qu’enfin, il la regarderait avec d’autres yeux : après tout, n’allait-elle pas lui donner un enfant ? Peut-être même un fils ?

Comment pourrait-il encore mépriser la mère de sa future progéniture ?

Perdue dans ses pensées, Ermessinde sursauta lorsque sa mère lui posa sa cape doublée d’hermine sur les épaules. Un sourire triomphant illumina aussitôt son visage pâle et quelque peu cerné : elle attendait ce simple signal depuis une éternité lui semblait-il.

- Ferme bien ton col, ma fille. Il ne serait guère judicieux d’attraper froid dans ton état.

Ermessinde se retourna d’un bloc et regarda Dame Joanne de ses yeux bleus éberlués :

- Comment…

- Me crois-tu donc aveugle ? La coupa la baronne d’un air malicieux. J’ai été mère avant toi que je sache.

Comme pour mieux ponctuer ces propos, les deux dames de compagnie, Bertille et Gertrude, gloussèrent de concert devant sa mine effarée et soudain rougissante. Même le chapelain Arnaud esquissa une moue condescendante prouvant par là que lui non plus n’était pas dupe.

Ermessinde les suivit jusqu’à la grande porte d’un pas de somnambule. Comme elle avait été idiote de croire son secret bien gardé !

Elle se ressaisit alors qu’ils descendaient les marches de bois menant au petit donjon :

- Pas un mot de tout cela, mère : c’est moi qui l’annoncerai au banquet de ce soir.

- Comme tu voudras, lui rétorqua sa mère d’un ton désinvolte sans se retourner.

Ermessinde était contrariée. Elle aurait préféré attendre un peu avant de révéler à Aymeric qu’il allait être père. Cela faisait plus de trois semaines qu’elle ne l’avait vu et se demandait dans quel état d’esprit il serait lors de leurs retrouvailles. Serait-il aussi froid et distant qu’avant leur départ ? Lui aurait-elle manqué ? Cela, elle n’osait l’espérer vu la guerre froide qu’il lui menait depuis leur union.

Mais la question qui la taraudait le plus et qui l’empêchait souvent de s’endormir était de savoir s’il avait été avec d’autres femmes. Les tentations avaient dû être nombreuses tout au long de leur voyage et même s’il lui avait juré fidélité…

Comme elle maudissait sa faible constitution qui, les jours précédant leur départ n’avait pas permis qu’elle se joigne à eux ! Maintenant elle comprenait mieux pourquoi elle avait été malade et même si tout ce trajet n’aurait pas été très bon pour son futur enfant, elle enrageait d’avoir dû le laisser partir sans elle.

Le piétinement des chevaux dans la basse-cour la tira de ses réflexions moroses et Ermessinde accéléra le pas pour atteindre le bas de la rampe d’accès au petit donjon.

Le vent de cette fin décembre était glacial, s’engouffrant par le moindre interstice et rougissant les visages jovials assemblés dans la basse-cour.

Juché sur son étalon, Aymeric les effleurait sans vraiment les voir ni entendre leurs vivats jusqu’à ce que ses yeux accrochent enfin le regard luminescent de sa cousine. Aussitôt sa mauvaise humeur disparut et il sauta au bas de sa monture pour la prendre avec fougue dans ses bras. Il la fit tournoyer comme lorsqu’ils étaient enfants et ne la reposa qu’après lui avoir soutiré deux bises et un grand éclat de rire.

- Comme tu m’as manqué, ma toute belle ! S’exclama-t-il en regardant malgré lui la foule derrière elle dans l’espoir totalement fou d’apercevoir le visage qu’il n’arrivait pas à oublier.

- Qui cherches-tu de la sorte ? L’interrogea sa cousine avec un sourire espiègle, inconsciente du désarroi qui le tourmentait.

- Mais… personne, se ressaisit-il sous son regard inquisiteur. Tu sais très bien qu’il n’y a personne d’autre en ce château qui me préoccupe ni me manque autant que toi.

- Aymeric a bien raison, Catherine, que serait ce château sans ton si joli sourire ?

À ces mots, prononcés par Gui d’une voix si timide qu’elle en était presque inaudible, la jeune lavandière ne put s’empêcher de rougir en lui faisant face. Depuis quelques temps, le damoiseau ne tarissait pas d’éloges à son égard, allant jusqu’à composer de tendres ballades louant sa beauté et cherchait le moindre prétexte pour se trouver en sa compagnie. En d’autres circonstances, ce soudain intérêt à son égard ne lui aurait pas déplu car Gui était un homme charmant, doux et très agréable, mais le fait qu’il soit promis à succéder à son père en tant que baron de Séverac le rendait inaccessible à ses yeux. De plus, son aventure avec Arnaud avait engendré trop de souvenirs amers pour se laisser à nouveau séduire par un homme.

Heureusement, Ermessinde qui était enfin parvenue à se dégager un passage au milieu de la foule agglutinée autour des arrivants, la sortit de son embarras en s’infiltrant dans la conversation. Elle n’avait rien perdu du bref échange qui venait d’avoir lieu et son amour-propre avait du mal à s’en remettre. Cependant, elle fit comme si de rien n’était et essaya d’adopter un ton jovial :

- Aymeric, Gui, comme il est bon de vous savoir de retour sains et saufs !

- Nous n’étions pas partis à la guerre, se moqua son époux avec un ricanement sec.

- Quelle est donc cette croix que vous arborez tous deux au revers de votre cape ? Les interrompit Catherine pour changer de sujet.

- Nous vous expliquerons plus tard, allons plutôt accueillir comme il se doit le vicomte Gilbert et Dame Gerberge.

Aymeric redoutait le moment où il faudrait avouer à sa cousine qu’ils allaient partir guerroyer en Terre Sainte avec le risque de ne jamais revenir. Comment allait-elle réagir mais surtout accepter de ne pas les suivre ?

Pour couper court à ces préoccupations, il entoura les épaules de sa cousine et saisit avec beaucoup moins de précautions et de chaleur le coude d’Ermessinde pour les entraîner à sa suite vers le couple vicomtal qui venait de démonter.

- Dame Gerberge, Monseigneur Gilbert, laissez-moi vous présenter ma belle cousine, Catherine, fidèle lavandière du château. Ah, et j’allais oublier : voici Ermessinde de Séverac, ma charmante épouse !

Non seulement Ermessinde resta bouche bée devant la vicomtesse qu’elle était bien loin d’imaginer de la sorte, mais elle se sentit brusquement pâlir sous l’affront d’Aymeric. Comment avait-il pu l’humilier aussi ouvertement ?

Avec sa bonne humeur coutumière, Gilbert essaya de dissiper le malaise en s’écriant :

- Vous voilà bien le plus chanceux des hommes, entouré des deux plus belles dames de ce château ! Mais si vous n’y voyez pas d’inconvénients, jeunes gens, nous pourrions continuer les présentations à l’intérieur. Mes vieux os sont fatigués et auraient besoin d’un peu de chaleur.

- Vous avez raison, Monseigneur, une bonne collation au coin du feu sera la bienvenue après ce long périple. Et si vous le permettez, je me charge d’escorter votre Dame jusqu’au donjon et par là même vous confie la mienne en échange.

- Mais volontiers, chevalier. La dernière fois que j’ai vue Ermessinde, elle n’était pas plus haute que trois pommes et se cachait dans le bliaud de sa mère. Elle a bien changé et est devenue une fort belle dame que je me ferai un grand plaisir de mieux connaître.

Le vicomte s’était emparé d’autorité de son bras et Ermessinde ne put faire autrement que le suivre sans omettre au préalable de jeter un coup d’œil désespéré au couple magnifique que formaient Gerberge et Aymeric.

Ainsi donc ses craintes étaient bien fondées.

Quant à imaginer que ce serait avec la vicomtesse !

Ermessinde en aurait pleuré de rage si elle n’avait été soutenue par Gilbert. Et lui, comment faisait-il pour accepter cela ? Car il ne faisait aucun doute à ses yeux qu’il savait. Un aveugle se serait aperçu de l’attirance qui liait Gerberge à Aymeric !

Comment allait-elle supporter cela ? Et surtout pendant combien de temps ?

Elle sentait ses yeux s’emplir de larmes qu’elle tentait désespérément de refouler pour ne pas se montrer en spectacle.

- Vous tremblez, ma chère, vous n’auriez jamais dû sortir par ce froid. Hâtons le pas, voulez-vous, la pressa le vicomte avec sollicitude.

Puis, comme s’il avait lu dans ses pensées, il ajouta subtilement :

- Vous me voyez bien navré de vous l’apprendre, mais nous allons devoir écourter notre séjour. Je pensais pouvoir profiter une semaine ou deux de votre si aimable hospitalité, cependant des affaires urgentes requièrent ma présence à Millau. Aussi, nous ne pourrons rester que trois ou quatre jours en vos murs.

Ermessinde déglutit péniblement et répondit d’une voix à peine audible :

- Voilà qui est dommage, en effet.

Même dans ses pires cauchemars, elle n’aurait imaginé devoir lutter contre une telle adversaire. Une servante passait encore, mais une vicomtesse !

Comme le lui avait suggéré finement le vicomte, son calvaire ne durerait pas plus de quelques jours mais à ses yeux, c’était encore trop.

Ermessinde sentait le regard narquois et triomphant de son époux fiché entre ses omoplates comme un poignard : n’aurait-il donc jamais fini de lui faire payer son chantage ? Et si depuis le début elle s’était trompée ? Et si jamais il ne lui pardonnait ?

- Non, non, non, se raisonna-t-elle, c’est impossible : un jour il ouvrira les yeux et comprendra que j’ai fait tout cela pour lui. Il ne peut en être autrement.

Alors qu’ils franchissaient les portes de la grande salle où un banquet les attendait, le vicomte glissa malicieusement à sa compagne d’infortune :

- Me ferez-vous l’honneur de votre présence à mes côtés ?

Puis, comme Ermessinde jetait un coup d’œil désespéré en direction d’Aymeric qui menait la vicomtesse vers le grand feu illuminant la pièce de son exubérance, Gilbert ajouta :

- Vous aurez le temps de vous occuper de votre époux plus tard, il ne vous en voudra pas de le délaisser à mon profit. Et puis… vos retrouvailles n’en seront que meilleures.

Ermessinde n’en croyait pas ses oreilles. Elle se tourna vers son hôte aussi grand qu’elle - ce qui, pour un homme, pouvait passer pour une petite taille - et dévisagea le vicomte comme si elle le voyait pour la première fois. Son sourire jovial, ses petits yeux égrillards dans sa face rubiconde le faisaient sembler à un lutin espiègle. Elle hésita à le rabrouer vertement, mais fut vite vaincue par la détresse qu’elle décelait tapie au fond de son regard vert d’eau.

Pourquoi jouait-il leur jeu ? Pourquoi leur facilitait-il la tâche ?

Ermessinde braqua à nouveau son regard perçant sur le couple badinant devant la cheminée pendant qu’un marmiton faisait tourner un sanglier sur sa broche. Fidèle à lui-même, Aymeric était entouré, outre la vicomtesse à laquelle il faisait les yeux doux, de presque toute la gent féminine de ce château. Les dames de compagnie de sa mère, Catherine, Marie, Thérèse et même Berthe étaient à ses côtés, écoutant sans doute les anecdotes qu’il ne manquait jamais de raconter pour épater l’assemblée, songea-t-elle au bord de la nausée.

- Cela ne va pas, ma chère ? Vous êtes toute pâle soudain.

Ermessinde tourna son visage défait vers Gilbert et essaya de grimacer un sourire.

- Ce n’est rien cher vicomte, le chaud et froid sans doute, cela va passer.

Son hôte avait raison, il ne servait à rien de faire un esclandre maintenant. Cela n’aurait contribué qu’à la ridiculiser un peu plus.

- J’accepte avec plaisir votre invitation et vous propose d’aller de ce pas nous installer : nous aurons ainsi les meilleures places.

- Voilà qui est bien parlé, vous ne le regretterez pas. Et, en tant qu’invité d’honneur, je suppose que votre père ne m’en voudra pas si je lui emprunte sa cathèdre pour siéger à sa place.

Ermessinde ne put s’empêcher de pouffer en imaginant quelle tête ferait le baron en découvrant la supercherie. Lui qui tenait à sa place comme à la prunelle de ses yeux !

- Eh bien, ma fille, quelle est donc la cause de cette soudaine allégresse ? Est-ce vous vicomte ?

- C’est un secret entre votre fille et moi, Dame Joanne. Je ne vous en dis pas plus, mais vous saurez bientôt de quoi il retourne.

Quelque peu surprise, la baronne les regarda s’éloigner en fronçant les sourcils. Comment ces deux-là pouvaient encore rire avec ce qui se tramait derrière leurs dos ? Etaient-ils donc aveugles, inconscients ?

Elle non plus n’avait rien perdu de l’étrange manège entre Aymeric et la vicomtesse et n’arrivait pas à comprendre comment personne ne semblait s’y intéresser ni même s’en offusquer. Comment sa fille, qu’elle pensait pourtant avoir bien éduqué, avait pu se laisser séduire par un rustre pareil ? On voyait bien ce que donnait cette mésalliance maintenant. Si elle avait été la seule à décider, jamais elle n’aurait donné son consentement pour une telle union.

Jusqu’à la fin de sa vie, elle regretterait le jour où Aymeric avait franchi les portes de Séverac en compagnie de sa cousine et avait gagné la confiance de son époux.

- Alors, ma douce, encore perdue dans vos rêveries ?

Dame Joanne sursauta en entendant la voix grave de Déodat de Séverac murmurer près de son oreille. Piquée au vif par la remarque pourtant anodine, elle lui jeta un regard furieux avant de répondre amèrement :

- Comment pouvez-vous parler de rêverie alors que nous vivons un véritable cauchemar ? N’y a-t-il donc personne de sensé dans cette assemblée ?

- Calmez-vous, ma mie, ce ne sont pas nos histoires. Et puis, nous ramenons des nouvelles beaucoup plus graves. Alors, laissons nos rancoeurs de côté et profitons de ces moments où nous sommes tous rassemblés… et en bonne santé.

Joanne de Séverac tourna la tête vers son époux et le dévisagea avec inquiétude. C’est ainsi qu’elle le vit enfin sous son vrai jour après ces trois semaines d’absence : amaigri, fatigué mais surtout vieilli et usé. Elle réalisa alors qu’une nouvelle guerre lui serait fatale et trembla à la perspective de le perdre. Ce n’était certes pas la première fois qu’elle se faisait du souci pour lui, mais bien celle où elle voyait son côté précaire et surtout mortel. Au bord de la panique, elle agrippa son bras pour le retenir et murmura précipitamment :

- Quelles sont ces nouvelles ? Dites-moi !

Le baron eut un sourire las et ses yeux bleu glacier la contemplèrent avec amour :

- Pas maintenant, ma mie, pas maintenant. Le temps n’est pas aux tracas mais à la fête. Allons rejoindre de ce pas nos convives qui nous ont devancés et en ont même profité pour me destituer sournoisement de mon siège.

Le baron avait prononcé ces derniers mots d’une voix beaucoup plus forte, faussement menaçante, qui eu l’effet de déclencher l’hilarité générale.

Dame Joanne se recomposa aussitôt un sourire de circonstance et suivit son époux docilement, considérant, non sans une pointe d’envie, tous ces visages gais et réjouis, inconscients des évènements qui allaient changer le cours de leur vie à jamais.

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