Chapitre 2

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Lorsqu’il aperçut enfin le donjon de Séverac émerger de la brume qui les enveloppait depuis leur départ de Marvejols le matin même, Aymeric ressentit une boule au creux de l’estomac. Il n’y a pas si longtemps, une telle vue après plus de trois semaines d’absence, l’aurait réconforté et réjoui. Seulement, depuis son union avec Ermessinde, le chevalier ne se sentait plus chez lui en ces lieux, mais plutôt comme un étranger, prisonnier d’une cage dorée, attendant le moment propice pour s’évader.

Il se tourna à demi sur sa monture et jeta un coup d’œil à la petite armée qui les suivait. Quelques sourires de soulagement et soupirs d’aise s’échappaient de chaque trogne composant la troupe : eux au moins, avaient l’air ravi d’être de retour !

Au passage, Aymeric croisa les mines enjouées de Gui et Déodat de Séverac à ses côtés. Le visage marqué par la fatigue, le baron avait bien du mal à masquer son impatience d’être enfin chez lui. Cette longue chevauchée depuis Clermont d’Auvergne, où ils avaient été écouter le prêche du pape Urbain II conviant les barons à se joindre à la grande croisade vers Jérusalem, l’avait fortement épuisé. Sa santé n’était pas au mieux depuis quelques temps et Aymeric doutait qu’il soit capable d’honorer la croix rouge cousue au revers de son mantel en signe d’allégeance à Dieu dans cette expédition.

Son fils Gui, lui, était transfiguré. Comme s’il avait attendu cet appel toute sa vie. De temps en temps, il caressait du bout des doigts l’étoffe écarlate avec vénération comme s’il s’agissait d’une relique d’une valeur inestimable.

Étant donné sa foi relative et son manque de confiance en l’Eglise, Aymeric regardait la sienne avec beaucoup plus de circonspection et de doute. Il repensait à ce jour, le 27 novembre 1095, où barons, chevaliers et manants de tous bords s’étaient massés sous une pluie mêlée de neige sur le vaste espace du Champ de L’Herm à Clermont, face à l’estrade où siégeait le Pape accompagné de l’évêque Adhémar de Monteil et de quelques grands barons dont Raimond de Saint Gilles, comte de Toulouse. Jamais il n’aurait crû que tous, sans exception, répondraient à cet appel. Cela impliquait bien des sacrifices comme laisser l’administration de leurs biens et de leur famille à l’Eglise.

Et si certains barons étaient désireux d’emmener leurs épouses dans ce périple, c’était loin d’être son cas. Il ferait tout pour dissuader Ermessinde de le suivre : c’était un des seuls avantages qu’il trouvait dans cette expédition. Il lui tardait surtout de voir la tête qu’elle ferait lorsqu’il lui annoncerait la nouvelle !

Ainsi il gagnerait quelques années de paix et de tranquillité loin d’elle et de ses manigances. Etant d’une jalousie maladive, Ermessinde ne manquait jamais une occasion de lui faire une scène dès qu’il se montrait chaleureux envers une servante.

Son regard croisa alors celui de la vicomtesse Gerberge. Elle chevauchait à ses côtés, si près que lorsque la route s’étrécissait, sa jambe gauche frôlait délicieusement la sienne. Malgré la fatigue engendrée par ce long périple, elle rayonnait et n’avait nullement l’air affecté de rester en selle une bonne partie de la journée.

Il faut dire que la Dame était inépuisable lorsqu’il s’agissait de chevaucher.

- Que ce soit un destrier… ou autre, pensa Aymeric en ébauchant un sourire narquois.

Ils étaient tombés par hasard sur la troupe du vicomte Gilbert de Millau aux alentours de Marvejols et avaient décidé de faire le trajet jusqu’à Clermont de concert. Evidemment, la libido exacerbée de Gerberge n’avait pu à nouveau rester de marbre en présence d’Aymeric. Et celui-ci, libéré du carcan des convenances, avait répondu avec enthousiasme à ses avances éhontées.

Finis les scrupules, finis les remords ! Aymeric avait laissé ces sentiments derrière lui le jour où il avait cédé au chantage d’Ermessinde en sacrifiant son amour pour Alis.

Dès le début, leur liaison n’avait pu rester longtemps discrète : Gerberge étant d’un naturel expansif, ses cris devaient s’entendre à des lieues à la ronde. Parfois, il arrivait même à Aymeric de la bâillonner tant ses hurlements l’importunaient et lui coupaient son élan !

Le baron de Séverac avait bien essayé de le ramener dans le droit chemin par des allusions sans équivoques sur les liens sacrés du mariage, arguant que lui-même, après plus de vingt années d’union, n’avait jamais trompé son épouse. Mais Aymeric lui avait damé le pion en lui rétorquant amèrement :

- La fidélité et la loyauté, comme vous me les avez si bien inculquées, ça se mérite. Et ce n’est sûrement pas par le chantage ni les menaces que l’on peut se les allouer. Ermessinde a peut-être gagné le droit de m’avoir à ses côtés pour le restant de ses jours, mais ses manigances lui ont à jamais fermé la porte qui mène à mon cœur.

De même, il ne savait pas ce que la vicomtesse avait bien pu raconter à son époux, mais celui-ci avait l’air de se satisfaire de la situation et regardait souvent Aymeric avec un sourire bienveillant. Et comme pour confirmer son accord tacite sur leur liaison, Gilbert de Millau avait accepté avec enthousiasme l’invitation de Déodat de Séverac à séjourner quelques jours en son donjon avant de continuer leur route sur Millau.

À cette annonce, Aymeric n’avait pu s’empêcher de ressentir un frisson d’excitation. Non seulement il pourrait profiter un peu plus des bras accueillants de Gerberge, mais il savait qu’Ermessinde, avec son esprit tortueux et soupçonneux, ne manquerait pas de s’apercevoir de leur « idylle ».

Étant donné le statut de la vicomtesse, la péronnelle ne pourrait l’évincer : elle serait la spectatrice de sa propre défaite… et cela, pour son plus grand bonheur !

Aymeric ne s’en cachait pas : il voulait lui faire mal, la blesser dans son amour propre, comme elle-même l’avait fait en l’obligeant à se soumettre à son bon vouloir. Il se détestait de penser de la sorte mais c’était plus fort que lui : sa rancœur éclipsait toute convenance et surtout toute pitié. Ermessinde lui avait fait perdre ce à quoi il tenait le plus : sa liberté. Il avait la désagréable impression que tout ce pour quoi il s’était battu et avait risqué sa vie, était tombé en miettes le jour de son union.

Depuis, Aymeric se sentait prisonnier de ce château, de cette famille. Et malgré son attachement indéfectible à Déodat de Séverac qui lui avait tout appris, le seul fait de se savoir lié à jamais à ces lieux le perturbait grandement.

En effet, Aymeric ne se reconnaissait plus. Comme le soir de leur nuit de noces où il s’était conduit comme un rustre - de ceux qu’il s’était pourtant promis de ne jamais devenir - en déflorant sauvagement sa jeune épouse de telle sorte qu’elle avait mis plusieurs jours avant de se remettre de son assaut. Depuis, et cela pour sa plus grande satisfaction, Ermessinde ne pouvait s’empêcher d’esquisser un mouvement de recul lorsqu’il rejoignait leur couche. Non seulement il la détestait de lui avoir forcé la main dans ces épousailles, mais il ne lui pardonnerait jamais de l’avoir conduit à se comporter comme le dernier des derniers. Ermessinde avait gâché sa vie et il allait faire tout ce qui était en son pouvoir pour lui rendre la sienne impossible.

Peu lui importaient les conséquences !

Aymeric aurait pu trouver quelque réconfort dans son nouveau statut de chevalier et faire contre mauvaise fortune bon cœur, mais cela le laissait de marbre et n’avait pas contribué à le réjouir. Il n’avait jamais été d’un naturel gai et enjoué depuis le massacre de sa famille mais là, son caractère déjà taciturne avait pris une telle ampleur qu’on le surnommait dans son dos : « le chevalier noir et sans merci ». Sa mauvaise humeur quasi permanente le poussait à chercher noise à quiconque se trouvait sur son passage et rares étaient ceux qui s’en sortaient vivant.

Les seuls à trouver grâce à ses yeux et pour lesquels il aurait donné sa vie sans sourciller étaient Berthe, qu’il considérait comme sa seconde mère, Gui de Séverac, qu’il s’était toujours employé à protéger comme son véritable puîné et bien évidemment sa cousine Catherine et sa fille Agnès, qu’il chérissait par-dessus tout.

Malgré les liens du sang qui l’unissaient à Ermessinde, Gui s’était montré neutre dans leur histoire de couple, estimant toujours Aymeric comme l’aîné qu’il n’avait pas eu et qui lui avait tout appris, excusant de ce fait sa mauvaise conduite envers sa sœur qui, quelque part, méritait son châtiment. Évidemment, cela ne l’empêchait pas de ressentir de la peine pour Ermessinde qui s’était fourvoyée avec obstination dans cette histoire vouée à l’échec avant même d’avoir commencée.

C’est pour cela que lui non plus n’avait guère trouvé à redire à la liaison adultère qui s’était nouée entre Aymeric et la vicomtesse durant leur périple à Clermont. En revanche, il ne voyait pas d’un très bon œil la venue du couple vicomtal au donjon de Séverac. Sa sœur ne manquerait pas de s’apercevoir de ce qui s’était passé derrière son dos entre son époux et la splendide vicomtesse et sa souffrance s’en trouverait accrue. Contre toute attente et malgré les mauvais traitements que lui faisait subir Aymeric, Ermessinde aimait son époux au-delà de toute raison.

- N’est-ce pas la forêt de Mortecombe que nous longeons depuis plus d’une lieue ?

La voix claire et sensuelle de la vicomtesse Gerberge en fit sursauter plus d’un. Elle regardait Aymeric en souriant dans l’attente d’une réponse de sa part mais ce fut son époux qui, se tournant à demi sur sa monture, lui répliqua d’un ton enjoué :

- Si fait, ma mie, c’est là la fameuse forêt tant crainte. Mais ne vous en faites pas, notre escorte est assez conséquente pour décourager toute tentative d’attaque. De plus, nous sommes trop près d’arriver pour redouter quoi que ce soit, n’est-ce pas Déodat ?

Le baron de Séverac poussa un soupir las et marmonna :

- Oui, dans moins d’une lieue nous pourrons enfin démonter et reposer nos vieilles carcasses endolories par tout ce chemin.

- Parlez pour vous, baron. Pour ma part, je ne me sens point encore aussi vieux que vous le dites ! Mais il est vrai que je donnerais cher pour une bonne couche bien chaude et bien douillette. Ces auberges sont d’un inconfort et d’une saleté !

Aymeric écoutait le babillage du vicomte sans vraiment l’entendre tout comme il n’arrivait pas à rendre son sourire à Gerberge. Ses pensées avaient délaissé ses projets de vengeance pour s’envoler à tire d’aile à travers la forêt… vers le village d’Alis.

Comme elle lui manquait !

Chaque fois que ses pas le conduisaient à portée du chemin qui s’enfonçait dans la sombre forêt, il devait faire un effort surhumain pour ne pas tourner bride, abandonnant tout, pour aller retrouver celle qui hantait ses pensées jours et nuits.

Jamais il n’aurait cru souffrir autant d’être séparé d’elle.

Il revoyait sans cesse son visage pâle et défait, empreint du plus profond mépris, à l’annonce de son union avec Ermessinde. Comme il regrettait de ne pas avoir trouvé le temps, mais surtout le courage, de tout lui expliquer.

Mais lui aurait-elle pardonné de ne pas avoir su s’opposer à Ermessinde ?

Tout s’était passé si vite… si désespérément vite !

Comment avait-il fait pour ne s’apercevoir de rien ? Etait-il à ce point aveuglé par sa brusque passion pour Alis pour ne pas flairer ce qui se tramait dans son dos ?

- Allons, se reprit-il en se redressant sur sa selle, il ne sert à rien de ressasser tous ces regrets. Alis est sûrement plus heureuse ainsi, auprès de sa famille à nouveau réunie.

Quelquefois, Aymeric se surprenait à envier les oiseaux qui s’envolaient à tire d’aile à travers la forêt. Non seulement il aurait été libre d’aller où bon lui chantait mais en plus, il aurait pu épier en toute quiétude sa vie à Sermelle.

Avait-elle épousé le brave Gautier comme elle était censée le faire ?

Aymeric avait révisé son jugement vis-à-vis du serf. En effet, celui-ci s’était révélé vaillant et d’une gentillesse confinant à la niaiserie lorsqu’il n’avait plus été sous la coupe d’Arnaud. Ainsi rassuré, il n’avait pu retenir indéfiniment Gautier et l’avait renvoyé dans son village.

Aymeric se refusait à imaginer le grand gaillard serrant dans ses bras celle qu’il considérait encore comme « son » Alis mais il n’avait guère d’autre choix.

À cette pensée, il poussa un profond soupir et détourna enfin les yeux qu’il maintenait rivés sur l’épaisseur inextricable de la forêt.

- Vous voilà bien songeur, chevalier, s’inquiéta aussitôt Gerberge. N’êtes-vous point content d’être de retour chez vous ?

Son fameux sourire narquois au coin des lèvres, Aymeric la dévisagea longuement, admirant l’ovale parfait de ce visage aux lèvres délicieusement ourlées comme pour un appel au vice. Ses grands yeux noirs bordés de longs cils bruns semblaient toujours le jauger et lui faire des avances peu avouables : dans son regard se lisait toutes les turpitudes qui animaient sa chair et ses sens.

- Si fait, ma Dame. J’ai grande hâte de vous faire découvrir, ainsi qu’à votre époux, tous les coins et recoins de notre fameux donjon.

Rougissant sous l’allusion à peine voilée, Gerberge s’empressa d’ajouter d’une voix soudain rauque :

- Vous m’en voyez fort aise et aussi impatiente. Comme de faire enfin la connaissance de votre jeune épouse, ajouta-t-elle après une pause pour se donner bonne conscience.

Ils franchissaient le pont-levis dans un grand fracas de sabots, noyant ainsi fort à propos les paroles d’Aymeric lorsqu’il lui répondit :

- Et moi donc !

Lorsque le vacarme se fut enfin calmé et qu’ils eurent traversé la ville sans encombre si ce n’est une foule de badauds lançant quelques vivats sur leur passage, Aymeric se plut à rétorquer à la cantonade :

- Ermessinde sera ravie de vous recevoir en ces murs, chère vicomtesse… et cher vicomte. Je suis sûr que vous lui plairez beaucoup !

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