Chapitre 1 suite

11 minutes de lecture

Perdue dans ses pensées et dans ses larmes, Alis marchait d’un pas vif malgré les irrégularités du champ en jachère à l’arrière de leur masure. Maintenant que Gauvin n’était plus dans les parages pour contrecarrer son projet, elle avait hâte de rejoindre le tertre de pierres plates où elle aimait tant se réfugier. C’était le seul endroit aux alentours où elle savait trouver calme, réconfort et solitude pour réfléchir à loisir à l’engagement que son père avait fini par lui soutirer.

Comme elle aurait aimé pouvoir se confier à une oreille amie ! Mais il était hors de question espérer la trouver à Sermelle, son village, où la majorité des habitants la considérait comme une sauvage, pour ne pas dire sorcière, à cause de ses pouvoirs de guérisseuse. Ils savaient venir la trouver en cas de besoin mais préféraient l’éviter dans le cas contraire. En outre, toutes les donzelles de son âge étaient mariées avec déjà deux ou trois enfants pendus à leurs jupes.

Qu’auraient-elles pu comprendre à ses hésitations ?

C’est dans ces moments-là qu’Alis regrettait son bref passage au château de Séverac. Pour la première fois de sa vie, elle avait trouvé des personnes bienveillantes qui, non content de l’aider dans ses démarches pour tenter de sauver son père d’une mort atroce, avaient su l’apprécier à sa juste valeur et l’accepter telle qu’elle était. Que n’aurait-elle donné pour pouvoir encore parler à ces lavandières, rire ensemble de leurs défauts et parfois même se disputer pour mieux se réconcilier !

Comme elles lui manquaient ! La généreuse Berthe avec son cœur sur la main, toujours prête à aider son prochain tout en étant d’une exigence sans faille lorsqu’il s’agissait de mener ses lavandières à la baguette.

Et la discrète Marie, si menue, si fragile et pourtant si vaillante et dévouée.

Mais surtout il y avait eu Catherine, si belle, si fraîche et spontanée qui cachait pourtant tant de souffrance. Alis s’était sentie immédiatement en confiance et cela s’était avéré réciproque puisque la cousine d’Aymeric l’avait nommée marraine de sa fille, Agnès.

Alis était persuadée qu’elles auraient su trouver les mots justes pour lui venir en aide et l’amener à accepter sa situation.

Les reverrait-elle ? Rien n’était moins sûr car, comme le lui avait fait comprendre le baron lorsqu’il l’avait chassée, sa présence n’était plus souhaitée au donjon.

Parvenue sur l’étrange tertre de pierres plates, Alis s’arrêta et contempla longuement le paysage qui s’étendait en contrebas. La forêt moutonnante reprenait ses droits jusqu’à une vallée encaissée, partagée en deux comme sous l’effet d’un énorme coup de hache donné par un géant dans des temps reculés. Sur le versant nord, à environ une lieue à vol d’oiseau, s’accrochait le minuscule monastère de Saint Léonce qui ne devait guère voir le soleil dans la journée.

Au-delà, à elle ne savait combien de lieues, on parvenait à distinguer par temps clair les plateaux désertiques des causses environnant Millau.

Alis ne s’était jamais aventurée aussi loin et se demandait parfois ce que cela ferait de tout quitter et de partir à l’aventure comme le faisait jadis son père lorsqu’il était ménestrel avant de rencontrer Orianne. Il lui arrivait encore de raconter ses anciennes péripéties durant les longues soirées d’hiver pour la plus grande joie de toute la famille. Alis l’écoutait alors religieusement, émerveillée par ses récits mais aussi tellement frustrée de ne pas pouvoir en faire autant.

Sa condition de serve la rattachait pieds et poings liés à la baronnie de Séverac et c’est aussi à cause de cela qu’elle était obligée de prendre un époux à Sermelle ou dans les environs. La perspective n’étant guère plus réjouissante dans les villages alentour, elle préférait encore rester près de sa famille.

Mais de là à épouser Gautier !

Avant qu’il ne soit recruté dans l’ost du baron, le géant roux et elle étaient amis. Il était tendre, prévenant, empressé si bien que tout un chacun, à son grand dam, avait vite déduit qu’il serait l’époux idéal. Déjà à cette époque, elle n’était pas enthousiaste face à cette perspective. Non seulement Gautier ne possédait pas un physique avantageux - sa bouche molle et lippue au milieu d’un visage foncièrement ingrat à l’expression primitive n’avaient rien d’engageant - mais il l’avait profondément déçue. Depuis qu’il avait essayé de la forcer au château en lui disant toutes ces insanités sur sa famille, Alis refusait catégoriquement d’envisager un seul instant se retrouver dans ses bras.

Comment imaginer le contact de ses sales pattes sur son corps le soir de leurs noces ?

Alis réprima difficilement le frisson de dégoût qui parcourut son échine à la pensée d’attouchements plus intimes. Ses paroles salaces et répugnantes résonnaient encore à ses oreilles : « les ribaudes de Séverac disent que j’ai le plus beau vit qu’il leur ait été donné de voir » !

Ce serait comme subir à nouveau un viol. Un viol qui se répèterait toutes les nuits, aussi longtemps que Gautier vivrait. Comment arriverait-elle à l’endurer ?

Comment arriverait-elle à vivre dans cet éternel cauchemar ?

Même si, au fond de son cœur, elle doutait éprouver à nouveau les sensations qu’avait éveillées Aymeric, elle n’en était pas pour autant prête à se livrer à n’importe qui.

Deux bras puissants enlacèrent soudain sa taille et l’on murmura dans son cou :

- Te voilà bien pensive, ma belle !

Alis poussa un cri de surprise. Elle était tellement perdue dans ses pensées qu’elle n’avait pas entendu la démarche hésitante d’Arnaud.

Elle se tourna d’un bond et se trouva nez à nez avec son visage hilare. Malgré la colère qu’elle ressentait à s’être fait ainsi surprendre, Alis ne put s’empêcher de sourire tout en détaillant le jeune homme qui ne l’avait toujours pas lâchée. Ses yeux d’un brun velouté bordé de longs cils noirs pétillaient de malice devant le bon tour qu’il venait de lui jouer. Son nez fin, rougi par le froid, surplombait fièrement sa bouche aux lèvres gourmandes. Ses boucles brunes s’affolaient sous la brise glaciale et dansaient autour de son visage amusé. Arnaud était à peine plus grand qu’elle et sa corpulence trapue et musclée le faisait paraître plus petit qu’il n’était.

C’était à n’en pas douter un bel homme, plein de charme et de séduction. Avec un pincement au cœur, Alis ne put s’empêcher de le comparer à la silhouette plus grande et élancée d’Aymeric, à la chaleur de son regard d’azur et à son sourire tendrement moqueur.

- Comment m’as-tu trouvée ? Parvint-elle enfin à articuler pour dissiper le trouble qui l’envahissait à ce souvenir.

Arnaud resserra son étreinte et rapprocha son visage :

- Ta mère ne le savait pas, mais moi, il n’y a aucun endroit sur cette terre où tu pourrais m’échapper. Et maintenant que je t’ai trouvée, je n’ai plus l’intention de te lâcher.

Surprise par ces paroles équivoques, Alis ne sut pas si elle devait en rire ou non. Elle se remémorait l’avertissement de son père mais ne parvenait toujours pas à y croire. Aussi, elle choisit de ne pas y accorder trop d’importance et ébaucha un sourire.

- Depuis l’autre jour, je ne pense qu’à deux choses : me laissera-t-elle encore la serrer dans mes bras et l’embrasser ? J’ai déjà la réponse pour une, mais qu’en est-il de la deuxième ? Murmura-t-il en rapprochant dangereusement son visage jusqu’à effleurer ses lèvres.

Alis ferma les yeux et frissonna de plaisir, mais un sursaut de lucidité la força à le repousser.

- Non, Arnaud, ce ne sera plus possible désormais.

- Comment ça, plus possible ? La pressa Arnaud en tentant de l’enlacer à nouveau.

Alis esquiva son étreinte et recula d’un pas. Elle le fixa sombrement et essaya de ne pas avoir la voix trop chevrotante avant de lui répondre :

- J’ai promis à mon père d’épouser Gautier.

- Ce n’est pas vraiment nouveau, et puis, ça ne t’empêche pas de m’embrasser, répondit le jeune homme d’un ton badin.

- Je crois que tu ne m’as pas bien comprise : à partir de ce jour, nous devons éviter de nous retrouver seuls et arrêter nos entraînements. Mon père va aller trouver Johan le roux pour convenir d’une date et à mon avis, ça risque fort de se passer le plus tôt possible. J’ai tout fait pour l’éviter… mais maintenant c’est fini, je ne peux plus reculer.

Le sourire d’Arnaud s’était brusquement effacé et il la regardait avec incrédulité :

- Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui a bien pu te faire changer d’avis ? Tu m’avais pourtant dit et répété que jamais tu n’accepterais de t’unir à cet abruti !

Alis baissa la tête et sentit des larmes envahir ses yeux.

- Mon père est malade, il n’a presque plus de force. L’hiver va être rude et long. Même s’ils ne me l’ont pas avoué, je sais que mes parents vont avoir du mal à nourrir toute la famille : une bouche de moins les aidera beaucoup.

- Qu’à cela ne tienne, après tout ce que vous avez fait pour moi, je m’arrangerai pour vous fournir un peu de nourriture. Tu ne dois pas épouser ce rustre, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’empêcher. Je ne vais quand même pas laisser ce sombre crétin te souffler sous mon nez sans réagir !

- Je suis curieuse de voir comment tu vas t’y prendre, s’exclama-t-elle avec sarcasme.

Devant l’évidence, Arnaud demeura sans voix et la considéra longuement, comme s’il la jaugeait. Alis se sentit presque mise à nue par ce regard scrutateur et en ressentit un certain malaise. Pourquoi la fixait-il de la sorte ?

Une brise glacée, plus coriace que les autres, parvint à se faufiler sous sa pelisse et la fit frissonner. Elle prit alors conscience que ses pieds étaient complètement gelés. Cette discussion ne menait nulle part et il était temps pour elle de rentrer se réchauffer avant d’entamer d’autres tâches.

- Et si je t’épousais ?

L’incongruité de la question la prit tellement au dépourvu qu’Alis resta bouche bée devant un Arnaud triomphant, plus sûr de lui que jamais.

- Je me demande encore comment je n’y ai pas pensé plus tôt, lui murmura alors le jeune homme avec un sourire enjôleur. C’est la solution à tous tes problèmes. Depuis que tu m’as soigné, je ne peux plus me passer de toi et de ton sourire. C’est grâce à toi que je suis encore en vie et puis… je dois bien avouer que je t’ai toujours désirée.

Alis n’en revenait toujours pas et restait muette de stupeur. Elle le regardait comme si elle se trouvait devant un être descendant de la lune. La famille d’Arnaud et la sienne avaient un tel passif de haines et de rancunes que cette idée ne lui serait jamais venue à l’esprit. Et même s’il avait énormément changé depuis son agression dans la forêt, elle avait encore un peu de mal à faire abstraction de la profonde inimitié qui les séparait il n’y a pas si longtemps de cela.

- Je… je ne sais pas, murmura-t-elle enfin prudemment

Alis ne désirait pas le blesser en lui opposant un non trop direct et en même temps, était-elle vraiment sûre de vouloir refuser ?

Tout tournait trop vite dans sa tête et elle n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses idées. Elle voulait prendre du recul, réfléchir calmement avant de donner une réponse définitive.

Elle recula d’un pas et considéra gravement Arnaud. Elle ouvrit la bouche pour lui expliquer la situation, mais celui-ci, trop avide de parvenir à ses fins, combla en deux pas la distance qui les séparait et l’enlaça jusqu’à l’étouffer :

- Dis-moi oui, mon adorable Alis, dis-moi oui, murmura-t-il en parcourant son visage de baisers.

Sans lui laisser le temps de répondre, il s’empara brutalement de sa bouche et la fouilla avec voracité. Cela n’avait rien à voir avec le timide baiser qu’il lui avait volé trois jours plus tôt : celui-là était conquérant, passionné… et quelque peu écoeurant.

Le premier instant de surprise passé, Alis essaya d’y goûter et d’y répondre avec fougue, se rappelant avec nostalgie la vague de plaisir qu’elle ressentait quand Aymeric l’embrassait de la sorte. Mais lorsqu’elle sentit ses mains avides parcourir son corps et pétrir ses seins à travers le tissu rugueux de son bliaud, un frisson de dégoût lui parcourut l’échine et lui fit retrouver la force nécessaire pour le repousser.

Respirant avec peine tant la colère l’étouffait, Alis recula d’un pas et gronda :

- Je t’interdis de me toucher de la sorte ! Pour qui me prends-tu ? Je ne suis pas encore à toi que je sache !

Interloqué par sa soudaine fureur et blessé d’avoir été rejeté de la sorte, Arnaud faillit lui rétorquer une remarque cinglante sur son ancienne relation avec Aymeric mais se ravisa à temps. Il était trop près du but pour se permettre de relâcher sa vigilance et se laisser emporter par un accès de colère. Il ravala donc le ricanement qui menaçait de lui échapper et arbora sa plus belle mine de chien battu pour faire son mea culpa.

- Pardonne mon empressement, Alis, mais tu es tellement belle, tellement désirable, tellement… tout, que je me suis laissé emporter.

Arnaud n’avait pas besoin de mentir, il pensait vraiment ce qu’il disait. Il la dévisageait fiévreusement, se perdant dans ses magnifiques yeux sombres en ce moment même étincelants de colère comme ceux d’une louve protégeant son territoire. Et son nez, si délicieusement retroussé surplombant cette bouche charnue que l’on ne pouvait considérer sans avoir envie de la baiser.

Il allait falloir qu’il se maîtrise un peu mieux s’il voulait la convaincre de l’épouser. De toute façon, une fois qu’elle serait sienne, elle pourrait toujours jouer les effarouchées, il serait alors dans son bon droit pour la forcer et l’obliger à lui obéir en tout.

La colère d’Alis commençait à retomber devant son air d’enfant pris en flagrant délit et elle-même se sentait fautive d’avoir réagi aussi violemment. Il s’était juste laissé un peu emporter, il n’y avait vraiment pas de quoi en faire toute une histoire. Seulement son viol dans la forêt était encore tellement frais dans sa mémoire ! Il aurait dû le savoir puisqu’il était avec Aymeric lorsqu’ils l’avaient sauvée.

- Allons, laisse tous ces souvenirs de côtés, il faut que tu penses à ton avenir maintenant et malheureusement ou heureusement, Arnaud est le seul vers qui tu peux te tourner sans trop de regrets. Alors, arrête de faire la fine bouche et essaie de te montrer sous ton meilleur jour avant qu’il ne change d’avis et cherche ailleurs un meilleur parti, réfléchit Alis en esquissant un pâle sourire.

Rassuré par ce début de radoucissement, Arnaud lui tendit une main amicale et murmura d’un air contrit :

- Je suis pardonné ?

Alis esquissa une moue taquine et hocha la tête en signe d’assentiment.

- Alors viens, ne restons pas plus longtemps dans ce froid et allons de ce pas quérir le consentement de tes parents.

Alis hésita le temps d’un battement de cil et finit par accepter la main tendue. Elle y glissa la sienne et suivit de près sa démarche claudicante.

Voilà, alors c’était comme cela que ça se passait. Elle venait de sceller son destin à celui d’Arnaud par ce simple geste, pour le meilleur… et peut-être pour le pire.

Qui pouvait savoir ?

Restait maintenant à en informer et surtout à convaincre ses parents… et aussi Josselin le charretier, le père d’Arnaud, et ça, ce ne serait pas une mince affaire…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Laetitia Sabourin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0