Chapitre 1

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- Que tu le veuilles ou non, Alis, tu n’as malheureusement pas d’autre choix.

Gauvin le ménestrel venait de rattraper sa fille. Son regard exprimait toute la souffrance qu’une telle discussion éveillait en lui et sa voix n’était plus qu’un murmure.

Ce simple constat, énoncé avec tristesse et remords, freina comme par enchantement l’élan coléreux d’Alis. Après une énième dispute avec sa mère, Orianne la guérisseuse, elle venait de fuir la masure en claquant la porte avec fureur derrière elle.

Par cette belle fin de matinée du début décembre 1095, où le soleil à son zénith parvenait tout juste à tiédir la brise qui les enveloppait de son haleine glacée, Alis chassa une larme d’un revers de main rageur sur sa joue rougie par le froid avant de s’arrêter. Le père et la fille étaient parvenus au milieu du champ en jachère qui s’étendait derrière leur masure et se tenaient là, droits, immobiles, tels les arbres dépouillés de leurs ramures qui les surveillaient de loin.

- Pourquoi ? Murmura-t-elle enfin avec rancœur en lui faisant face.

- Alis…

- Pourquoi ne suis-je pas née homme ? L’interrompit-elle sur le même ton. Pourquoi n’ai-je pas le choix ? Pourquoi dois-je épouser un homme que je hais plus que tout ?

Avant de répondre, Gauvin la considéra un long moment. Ému par son désespoir, il sentit ses yeux s’embuer de larmes difficilement contenues. Il allait s’éclaircir la voix lorsqu’une formidable quinte de toux secoua sa maigre carcasse.

Ce fut au tour d’Alis d’examiner son père avec inquiétude : depuis sa sortie des geôles de Séverac, Gauvin avait considérablement maigri et sa santé n’était pas au mieux. Il avait une mauvaise toux de plus en plus fréquente qui, malgré les soins constants et attentionnés d’Orianne, ne semblait pas vouloir le quitter. Le froid et la pluie qui s’étaient abattus sur le Lévézou ces dernières semaines, n’avaient pas contribué à arranger son état. En fait, c’était la première journée ensoleillée depuis lors et la fine couche de boue glacée dans laquelle ils pataugeaient témoignait de la précarité de l’instant présent.

Alis eut soudain un accès de remords de l’avoir entraîné à sa suite dans son état. Malgré le mantel qui la couvrait chaudement, elle sentait la morsure du froid s’insinuer par le moindre interstice. Il devait en être de même pour lui.

Dès que la toux se fut calmée, elle s’approcha de Gauvin et passa tendrement son bras sous le sien.

- Il ne faut pas sortir par ce froid, papa. Ce n’est pas bon dans ton état. Excuse-moi de t’avoir entraîné dans cette fange glaciale.

- Vois comme la vie est courte Alis, comme elle peut s’éteindre à tout moment… C’est pour cela qu’il faut que tu épouses Gautier, continua Gauvin après avoir repris difficilement son souffle. Nous ne sommes pas éternels ta mère et moi : nous partis, qui te protègera et t’assurera un toit ?

- Je peux très bien me débrouiller toute seule, murmura-t-elle sans grande conviction. Et puis, ce n’est pas Gautier qui prendra soin de moi : si tu savais tout ce qu’il a osé me dire lorsque j’étais au château ! Jamais je ne lui pardonnerai.

- Voyons, ma fille, il est pourtant venu te présenter ses excuses. Il était sous l’emprise du vin et ne savait plus ce qu’il disait. Tu connais bien Gautier, c’est un brave bougre qui ne ferait pas de mal à une mouche !

- Peut-être, mais… il me dégoûte tellement ! Jamais je ne pourrai supporter ses… ses caresses…

- Tais-toi, ne parle pas de ça devant moi ! Je ne veux même pas imaginer… ce genre de situation. Tu es ma fille et…

- Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il revienne au village ? S’insurgea Alis pour changer de sujet.

- Tu savais bien qu’il reviendrait, ils ne pouvaient pas le garder indéfiniment dans l’ost, surtout depuis que les querelles entre La Canourgue et Séverac ont cessé. C’est ce qui pouvait nous arriver de mieux, tu peux me croire. Vu notre situation de… d’excommuniés, c’est le seul, ainsi que sa famille, à vouloir de toi. Il t’aime tellement ! Je suis même sûr qu’il te laissera continuer tes activités de guérisseuse.

- Il ne manquerait plus que ça ! Il n’est pas né celui qui parviendra à m’empêcher de soigner, je peux te l’assurer.

Ils arrivaient derrière la masure et allaient la contourner lorsque Gauvin s’arrêta et retint Alis par le bras :

- Il y a aussi autre chose qui me préoccupe et dont je voulais te parler depuis longtemps. C’est au sujet d’Arnaud : il faut que tu le laisses se débrouiller tout seul maintenant. Il n’a plus besoin de tes soins.

Devant le haussement de sourcil interrogateur de sa fille, le ménestrel insista :

- Ce n’est pas bon que l’on te voie trop souvent en sa compagnie, cela pourrait faire jaser. J’ai bien vu qu’il te tourne autour depuis que tu l’as soigné et je n’aime pas ça. C’est un fourbe, comme son père, et ses soi-disant bonnes intentions ne me disent rien qui vaille. Ne te laisse pas embrouiller par ce beau parleur !

Alis ne put s’empêcher de rougir en repensant au baiser qu’Arnaud lui avait soutiré à peine deux jours plus tôt alors qu’elle le raccompagnait à Sermelle.

Cela faisait plus de deux mois qu’il était retourné vivre chez son père - dès qu’il avait été capable de remarcher correctement - mais il ne passait pas un jour sans venir la voir sous le moindre prétexte.

Agacée par ses jérémiades incessantes sur ses craintes de ne jamais pouvoir se battre à nouveau à cause de sa forte claudication, Alis lui avait proposé de lui servir de partenaire et ainsi de le soumettre à un entraînement intensif pour essayer de lui faire retrouver sa mobilité d’avant. En échange, Arnaud l’initiait aux rudiments des combats à l’épée et au tir à l’arc qu’il avait lui-même appris lors de son séjour dans l’ost du baron de Séverac. Bien sûr ils ne disposaient pas de vraies lames mais s’entraînaient avec de grands bâtons taillés en pointe, qui n’en étaient pas moins dangereux.

Alis était ravie qu’on lui apprenne à se défendre : son agression dans la forêt avait laissé de lourdes traces dans son âme et elle voulait pouvoir y pallier si par malheur cela se reproduisait. De plus, Arnaud avait beaucoup changé depuis son accident et elle goûtait avec plaisir sa présence rafraîchissante et agréable.

Le jeune homme avait ainsi fait de nets progrès. D’ailleurs, au cours d’une folle course poursuite sur le chemin de Sermelle, il n’avait eu aucun mal à la rattraper. Mais il ne s’était pas contenté de la dépasser : en riant, il l’avait saisie à bras le corps et, avant qu’elle n’ait le temps de dire un mot, il l’avait embrassée avec fougue.

Au début, Alis avait essayé de se dégager, mais petit à petit, elle s’était laissée envahir par l’agréable sensation qu’il avait éveillée en elle et avait répondu à son baiser. Certes, cela n’avait pas été aussi puissant ni déroutant qu’avec Aymeric mais de toute façon, il faisait parti de son passé maintenant : jamais elle ne lui pardonnerait d’avoir épousé sa pire ennemie en la personne d’Ermessinde de Séverac. Alors il était temps de passer à autre chose, de le chasser de ses pensées et… de l’oublier.

- Te voilà bien songeuse, me cacherais-tu quelque chose ?

Alis tressaillit : était-elle donc si transparente ?

- Euh… non, bien sûr que non, bredouilla-t-elle gauchement. Je réfléchissais juste à ce que tu me disais au sujet d’Arnaud. En fait, je pense que tu te trompes : il a changé. J’en suis sûre. Son accident a dû lui faire réaliser bien des choses et…

- On ne change pas comme ça du jour au lendemain, crois-moi, l’interrompit vivement Gauvin. Même ta mère n’est pas dupe.

Alis leva les yeux au ciel mais ne broncha pas, espérant par là clore le débat.

Seulement, Gauvin n’en avait pas fini et voulait approfondir un sujet qu’il n’avait pas encore osé aborder avec elle et qui pesait lourdement sur sa conscience.

- Tu sais, Orianne m’a aussi raconté ce que tu avais… subi à cause de moi et comment ce… ce capitaine avait abusé de ta naïveté. Si tu savais comme j’ai honte, comme je me sens lâche et méprisable. J’ai agi sans réfléchir : j’aurais dû me douter que vous en supporteriez les conséquences.

- Maman n’aurait jamais dû te dire tout ça, articula Alis d’une voix blanche.

- Il le fallait bien : tu as tellement changé ! Oui, continua Gauvin devant le regard interrogateur de sa fille, en sortant de prison, j’ai bien vu que tu n’étais pas aussi gaie qu’avant. Et puis, il y a tous ces cauchemars qui te réveillent la nuit. Au début, j’ai cru que tu te faisais encore du souci pour moi mais plus le temps passait et moins je voyais d’amélioration. Alors j’ai questionné ta mère jusqu’à ce qu’elle m’avoue tout. Du moins, le peu qu’elle sait. Mais qu’en est-il de ce que tu ne lui as jamais dit ?

Alis baissa les yeux et regarda fixement le bout de ses chausses maculées de boue glacée. Cette conversation remuait tant de souvenirs !

Des mauvais… comme son viol, son bannissement du château, son désespoir lorsqu’elle avait dû fabriquer le poison pour donner à son père le choix de sa mort ; mais aussi des bons : sa rencontre avec Berthe, Catherine et Marie qui l’avaient si gentiment accueillie au donjon et aidée comme si elle était l’une des leurs.

Et puis… il y avait eu aussi Aymeric.

Faisait-il parti des bons souvenirs ? Ou plutôt des mauvais, comme elle avait tendance à le penser depuis leur dernière rencontre. Quand il lui avait annoncé son union avec la fille du baron de Séverac. Ils avaient partagé de si beaux moments… et de si sombres ! Comment faire la part des choses ?

En tout cas, malgré tous ses efforts pour remiser son souvenir au plus profond de sa mémoire, Alis devait bien avouer que le jeune et fougueux capitaine de la garnison du baron, maintenant fier chevalier, occupait encore ses pensées et surtout ses rêves - ou cauchemars ? - et il n’était pas un soir ou une nuit sans que ses yeux d’un bleu tendre et limpide ne reviennent la hanter.

- Est-ce que je devrais en savoir un peu plus sur ce qui s’est passé au château ?

Alis regarda longuement son père :

- Tu en sais déjà trop. Le reste ne concerne que moi. La seule chose que je peux te dire est que si c’était à refaire, je n’hésiterais pas un seul instant. Je ne regretterai jamais d’avoir risqué ma vie pour te sauver.

Gauvin esquissa un sourire triste :

- Je reconnais bien là ma fille et son sacré caractère d’entêtée.

- Peut-être, mais une entêtée qui est tout de même obligée de se soumettre à la volonté de ses parents !

Le ménestrel leva les yeux au ciel devant sa moue redevenue boudeuse et s’exclama :

- Ah non, on ne va pas encore revenir sur le sujet ! Je croyais pourtant que tu avais compris et que…

Une nouvelle violente quinte de toux interrompit sa phrase et le fit se plier en deux. Elle dura moins de temps que la première mais n’en demeura pas moins impressionnante et surtout inquiétante.

Alis se précipita pour le soutenir tout en se maudissant d’être la cause de ce nouvel accès de toux. Elle et son fichu caractère ! Pourquoi fallait-il qu’elle tergiverse encore ? Elle savait très bien que cette fois-ci, elle n’aurait pas gain de cause. À moins d’un miracle, personne ne viendrait la sauver et en tant que serve, elle n’avait d’autre choix. Alors autant l’admettre et arrêter de causer tant de souci à son père malade.

La petite voix de sa conscience lui cria de se rebeller, mais elle la fit taire en prononçant les mots que ses parents attendaient tant mais qui lui coûtaient encore plus :

- Je te taquinais, papa. Je ferai ce que vous voulez : j’accepte d’épouser Gautier. Ce n’est pas un si mauvais bougre après tout, déglutit-elle péniblement.

Lorsque Gauvin retrouva son souffle, il essuya ses yeux larmoyants et marmonna comme pour lui-même :

- Cela me coûte autant que toi et si je pouvais faire autrement que de te donner à ce… rustre, crois-moi, je le ferais avec bonheur.

- Je sais, murmura Alis les larmes aux yeux en accrochant son bras sous le sien pour le reconduire à l’intérieur.

Lorsqu’ils poussèrent la porte de la masure, ils furent accueillis par une Orianne plus que contrariée à la vue de son époux en si piteux état.

- Je lui avais pourtant bien dit de ne pas sortir par ce temps ! C’est lui que j’entendais tousser dehors ? Va vite le mettre au chaud devant le feu.

Alis ne se le fit pas dire deux fois et entraîna son père devant l’âtre où Orianne venait de rajouter une grosse bûche. L’atmosphère était enfumée et piquait les yeux mais cela valait quand même mieux que de subir le froid glacial qui s’infiltrait partout.

- On dirait que l’hiver s’annonce rude, énonça Gauvin pour tenter de détendre l’ambiance pesante qui régnait depuis leur entrée.

- Je vais te préparer une infusion de calendula, ça te fera plus de bien que de courir après cette écervelée aussi têtue qu’une bourrique !

Alis ne sut pas ce qui la chagrina le plus : la réflexion cinglante de sa mère ou le mauvais état de son père. Elle étouffa un sanglot et détourna la tête pour ne plus croiser le regard accusateur d’Orianne. Sans même essayer de réchauffer ses mains glacées, elle préféra battre en retraite à l’extérieur : elle avait besoin de solitude pour digérer le triste sort qui l’attendait et qu’elle venait d’accepter malgré tout.

Lorsque Alis eut claqué la porte derrière elle, Gauvin leva un regard triste vers son épouse encore contrariée par l’attitude de sa fille.

- Ne sois pas trop dure avec elle.

- Il faut toujours que tu la protèges alors qu’elle n’en fait qu’à sa tête et refuse d’entendre raison !

- Elle a accepté, lâcha sombrement Gauvin en reportant son attention sur les flammes qui se trémoussaient avec exubérance au milieu du cercle de pierre délimitant l’âtre.

Orianne resta un moment sans voix, jusqu’à ce que les paroles de son époux atteignent sa raison, puis elle s’éclaircit la gorge avant de soupirer :

- Ne crois pas que ça m’enchante - nous en avons déjà parlé maintes fois - mais il fallait en arriver là : après l’été que nous venons de subir et le manque à gagner provoqué par ton absence, nous aurons déjà bien du mal à nourrir nos deux garçons. Et puis, je n’ai pas eu de mauvais présage concernant cette union… je n’en ai pas eu de bon non plus, rien. Mais ça ne veut rien dire, n’est-ce pas ? Mieux vaut pas de pressentiment qu’un mauvais, tu ne crois pas ? Avec un peu de chance, elle n’aura pas à subir la famine chez Johan le roux. Gautier m’a promis de veiller à ce qu’elle ne manque de rien et puis…

La gorge soudain nouée de sanglots, Orianne s’interrompit et essuya furtivement son visage dans son tablier. Elle se maudissait de faire subir à sa fille ce qu’elle-même avait tout fait pour éviter, mais elle n’avait pas d’autre choix. Devant Alis, la guérisseuse gardait une attitude ferme et assurée mais derrière, elle doutait et essayait de se persuader qu’elle avait raison. En outre, sa fille allait sur ses seize ans et il était plus que temps de l’unir. Plus elle attendrait, plus il serait difficile de trouver encore quelqu’un qui voudrait d’elle.

Comme s’il lisait dans ses pensées, Gauvin la conforta dans son opinion :

- Ne t’en fais pas, Alis a beaucoup mûri ces derniers temps : elle a très bien compris où était son intérêt. Elle saura se débrouiller et finalement je me demande si le plus à plaindre des deux n’est pas Gautier : il aura fort à faire pour dompter son sacré caractère et rester maître en sa demeure.

Légèrement réconfortée par la plaisanterie de son époux, Orianne esquissa un pâle sourire. Gauvin avait raison : bien malin celui qui pourrait se targuer d’avoir réussi à dompter leur fille, la si bien nommée « louve du Lévézou » !

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