Une belle et longue chute

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 Le soir même, Luc, après avoir diné en compagnie de la Lune comme il en avait coutume, se décida à gagner son lit plus tôt que d’habitude. Il s’était un peu attardé chez Jean et sentait déjà flotter en lui les vapeurs du sommeil. Avant de plonger sous ses draps, Luc prit bien soin d’entrouvrir les persiennes de sa fenêtre. Il les fit glisser sur leur tringle, juste assez pour apercevoir la lune depuis son lit. Elle était toute ronde et blanche et versait des trainées d’argent qui coulaient comme de minces rivières dans le ciel nocturne. Luc avait l’impression que ce soir, plus que tout autre, elle l’appelait et lui tendait les bras.

 — Mais comment te rejoindre ? murmurait Luc. Si je sautais depuis ma fenêtre, me rattraperais-tu ? Si seulement je pouvais être à tes côtés…

 Luc sentit ses yeux frémir et ses paupières se fermer. L’astre là-haut, tressaillait toujours dans ses voiles d’argent. Un sommeil léger, mais sincère, s’emparait petit à petit de Luc. Mais alors, déchirant ce sommeil comme l’éclair déchire le ciel, une vive lueur blanche vint se mêler à ses songes. Luc, tant bien que mal, s’arracha à sa torpeur et se redressa sur son lit. Le cœur lourd d’une étrange angoisse, il lança aussitôt un regard par-delà sa fenêtre. La lune manquait aux cieux. Elle qui était encore là quelques minutes auparavant, avait tout bonnement disparu.

 Le ciel était parfaitement noir, pas une seule étoile ne se profilait sur son immensité. Seul un long trait d’argent, semblable à un gigantesque ressort, serpentait désormais le long de la voûte céleste. Luc entendit alors un bruit, comme celui d’une ampoule qui se brise. Ce son le fit bondir hors de son lit. Un pressentiment, à la fois terrible et merveilleux, s’empara de lui. Il s’approcha à toute vitesse de sa fenêtre et colla son visage contre le carreau, dont il essuyait au fur et à mesure la buée que produisait sa respiration trop saccadée. Là, sous ses yeux, dans la cour de son immeuble, au pied d’un grand marronnier où se trouvait jadis un petit carré d’herbe, il y avait un large trou, d’où fumait une fine vapeur argentée. Pour Luc il n’y avait aucune place au doute. La lune était bel et bien tombée des cieux.

 Sans prendre le temps de se changer, ni même d’enfiler le moindre chausson, Luc s’élança au travers de sa fenêtre. Mais son appartement était bien trop haut. En sautant de la sorte il se serait tué. Il se ravisa et courut à toute hâte jusqu’à sa porte d’entrée, puis descendit les marches des quatre étages sans même regarder où se posaient ses pieds nus. Par chance il arriva le premier sur les lieux. Il se laissa alors glisser le long du cratère où flottait toujours un nuage d’argent. Le trou, très large, n’avait qu’un mètre de profondeur. D’un geste calme, il chassa les vapeurs d’argent qui refluaient contre son visage. C’est alors qu’il la vit : aussi nettement qu’il la voyait quant elle appartenait encore au ciel, la lune était là, inconsciente dans ce petit creux de terre. Mais elle n’était plus astre, ou du moins en avait-elle perdu la forme. Car la lune qui se trouvait devant Luc était une femme aux cheveux d’argent, drapée d’une grande robe blanche. Sa beauté dépassait l’entendement.

 Les plus curieux de tous les résidents, c’est-à-dire la quasi-totalité des gens qui habitaient l’immeuble, se pressèrent dans la cour. Tous observaient Luc avec la plus grande stupéfaction. Luc, à genoux devant la lune, glissa les bras sous ses jambes, puis sous sa nuque et la souleva délicatement du sol.

 — Pourriez vous m’aider à la remonter je vous prie ? demanda Luc au cercle d’hommes et de femmes qui s’était formé autour du cratère.

 Mais personne n’osait s’avancer. Chacun avait aux yeux une lueur fébrile un peu stupide. Voyant Luc pris au piège dans le trou les bras tendus en avant, madame Myrtille, une femme aux bigoudis aussi épais que la moustache qui lui courrait sous le nez, clama alors d’une voix plus grinçante qu’une porte de cachot :

 — Je vous l’avais dit ! Je vous avais dit que cet enfant était fou ! Voilà qu’il creuse des trous dans le jardin maintenant ! Et pour enterrer lequel d’entre-nous ? Voilà la vraie question.

 — Appelons la police, il n’y a pas idée de faire un tel vacarme à cette heure-ci ! s’exclama monsieur Torto, un homme de vingt neuf ans, au crâne dégarni, qui chaque matin se lamentait en ramassant sur son oreiller les quelques cheveux qui l’avaient abandonné durant la nuit.

 — Il n’est même pas dix heures, Torto ! répondit sèchement monsieur Foyalet, un homme plus âgé, aux cheveux blancs et hirsutes qui semblaient dressés sur sa tête comme des poireaux. Aurons-nous un jour le privilège de vous entendre vous exprimer autrement qu’en doléances ?

 — Parlons-en de vacarme renchérit monsieur Grobolo, un père de famille qui s’était avancé dans le cercle en gesticulant. Nous n’en pouvons plus d’entendre votre télévision et vos documentaires sur les cheveux jusqu’à point d’heure, Torto ! Il y en a marre !

 — Et votre gamine qui pleure et réveille tout le monde chaque nuit, Grobolo ? Devrions nous considérer cela comme une bénédiction ? En plus elle louche ! Mais je comprends son œil, moi aussi si j’étais aussi proche de sa bouche je chercherais à fuir ! gronda madame Vauban, coiffeuse et voisine directe de monsieur Torto

— Oh vous, quand nous aurons besoin de conseils en matière de bigoudis nous vous sonnerons ! En attendant, laissez parler les gens responsables ! renchérit monsieur Grobolo qui fulminait comme une grosse machine à vapeur.

 Luc, qui quelques minutes auparavant était encore le centre d’attention de tous ces gens, n’avait plus aucun intérêt à leurs yeux. Tout le monde accusait son voisin, des noms d’oiseaux et des gros mots dont Luc ignorait jusqu’à la signification fusaient de toutes parts. Luc jugea le moment opportun pour tirer sa révérence. Il souleva la lune à bout de bras et la déposa délicatement sur le sol au bord du cratère. Elle était si légère. Sa chute l’avait sûrement fragilisée. Peut-être était-elle-même blessée ? Luc se hissa hors du trou et la porta jusqu’à son appartement. « Pourvu qu’elle n’ait pas entendu tous ces gens se quereller, quelle piètre première impression de notre terre cela serait » pensait Luc. Il déposa la lune sur son lit, porta la main à son front puis s’assura qu’elle respirait normalement. Elle était en vie et semblait simplement profondément endormie.

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