La lune

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 Luc passa toute sa nuit à veiller sur dame lune. Il n’aurait, de toute manière, pas sû dormir tant son émerveillement était grand. De plus, ses voisins, qui avaient fini par rejoindre leurs appartements respectifs après une heure passée dans la cour à s’échanger grossièretés et insanités, avaient décidé de poursuivre les hostilités depuis leurs fenêtres. Ils s’égosillèrent ainsi jusqu’à six heures du matin avant de se fatiguer. Et c’est précisément à cette heure-ci, quand la dernière fenêtre fut refermée, que la lune ouvrit ses grands yeux clairs.

 Luc était profondément ému et malgré tous ses efforts, il ne put prononcer le moindre mot. A son réveil, dame lune battit des ciels à trois reprises, très lentement. Sa pupille était bleue et au centre, son iris était d’un superbe jaune, dont Luc ne pouvait détacher ses propres yeux. Par ce mouvement de paupière, dame lune projeta une lueur blanche et fantomatique à travers la chambre sombre et silencieuse. L’ombre de Luc grandit aussitôt sur les murs pâles. Grande et fine, son ombre se confondait avec celle de la Lune qui avait la forme d’un croissant couché à l’horizontale. Soudain, ses lèvres frissonnèrent et d’une voix douce et limpide, qui semblait provenir des quatre coins de la chambre, elle prononça ces quelques mots :

 — Tu es Luc n’est-ce pas ? Je ne pensais pas un jour te voir de si près. Pourtant je l’ai longtemps souhaité.

 La lune se tut brièvement, puis reprit avec une voix douce et claire qui semblait un murmure.

 — Ce n’est pas drôle là-haut tu sais, il fait très froid et l’on s’y sent si seul… je suis pourtant celle qui des hommes a su recevoir le plus de regards… mais quel intérêt à être observée, si jamais personne ne vient me parler ? Un jour pourtant, j’y ai cru. Entre deux étoiles, j’ai vu se détacher un gros vaisseau blanc. Je n’avais jamais rien vu de tel. Mais il s’est posé sur mes épaules et les hommes qui en sont sortis se sont contentés de me planter un grand drapeau dans le dos. Ils m’ont dénudé, puis sont repartis. C’est toujours comme ça. On m’a étudiée, épiée, déshabillée mais on n’a jamais vraiment su m’aimer. Et puis… tu es arrivé. Toi, tu me parlais. Tu me comprenais et me donnais de ton temps. Ce soir, j’ai voulu te montrer que je t’entendais, je voulais que tu saches à quel point ta présence m’était chère. Alors je me suis penchée. Puis je me suis penchée un peu plus encore, car j’étais toujours trop loin pour t’embrasser mais j’ai perdu l’équilibre… j’ai fait une telle roulade que je n’ai pas pu m’accrocher à la moindre étoile pour me rattraper.

 — Mais alors, dit Luc, tu es humaine ? depuis toujours ?

 — Comme toutes les autres planètes. Nous sommes ce que sur terre vous appelez « dieux ». Nous siégeons là-haut depuis la nuit des temps et voyons et entendons tout ce qui se passe sur terre… La lune marqua une pause. Elle semblait hésiter. Son visage s’assombrit l’espace d’un instant, puis elle leva à nouveau les yeux sur Luc. Mais les autres sont tellement violents, reprit-elle, souvent ils se battent entre eux et se lancent d’énormes rochers qui leur laissent de profondes cicatrices. Ce que sur terre vous appelez communément « cratères » ne sont que les marques de leurs bagarres incessantes. Au fil du temps, j’ai appris à canaliser leur colère, à apaiser ce feu qui dévore leurs cœurs. Et c’est un travail de tous les jours. Voilà pourquoi le soleil aux yeux de braise me relaie le jour durant. J’ai besoin de ce temps pour veiller sur eux. Car je ne peux pas m’occuper de tous les mondes à la fois. La terre est une planète tout à fait unique. Contrairement aux autres elle est accueillante. Ses grands océans et son atmosphère permettent la vie et sont une protection, un grand bouclier levé face au reste de l’univers.

 — Une protection ? s’étonna Luc. Contre quoi la terre voudrait-elle se protéger ?

 — Contre tout ce qui pourrait lui nuire, aussi bien à elle, qu’à vous, humains. Elle filtre même les rayons du soleil, par peur qu’ils ne vous fassent rôtir. Elle vous envoie ses compagnons de coton, qui glissent le long du ciel pour arroser vos terres et préserver vos cultures. Elle œuvre pour vous depuis si longtemps… c’est aussi pour cela que je suis apparue sous la forme d’une humaine. C’est l’apparence que m’a donnée la terre lorsque j’ai infiltré son atmosphère. Quand Jupiter voit l’ingratitude dont les hommes font preuve vis-à-vis de leur hôtesse, il entre dans une colère noire… combien de fois vous a-t-il lancé ses traits de foudre pour vous mettre en garde ?

 La Lune, qui s’était un peu redressée pour parler, se laissa retomber sur le lit, sans un bruit.

 — Mais toi tu es différent, dit-elle avec un sourire fébrile. Si différent.

 La lune ferma les yeux et glissa dans un sommeil d’étoile, qui ne pris fin que lorsque les rayons du soleil lui chauffèrent le visage. Il était onze heures passées. Lentement, elle se redressa sur le lit et adressant un regard au ciel que l’on entrevoyait par la fenêtre, fit un signe de la main au soleil flamboyant. Vu depuis la terre, il semblait si doux, si agréable, tellement différent de l’immense boule de feu ardente qu’elle connaissait pourtant si bien.

 La lune fit quelques pas dans la chambre. Ses jambes, légères comme la brise, bougeaient gracieusement et ses pieds se posaient sans un bruit sur le parquet. Elle poussa la porte de la chambre et une odeur, celle du pain chaud et du chocolat fondu, lui effleura les narines. Ce parfum, qui lui était parfaitement étranger, lui plut instantanément. Attablé devant une tasse de cacao encore fumant et de viennoiseries en tout genre, Luc mangeait et buvait avidement. Ses émotions de la veille avaient laissé un grand vide au fond de son estomac. Lorsqu’il aperçut dame lune qui le regardait, curieuse et amusée, il manqua de s’étouffer avec sa bouchée de croissant et renversa le contenu de la tasse qu’il portait à ses lèvres. Il essuya maladroitement le liquide brun qui lui coulait le long du cou et adressa à la lune un sourire gêné. La Lune eût un petit rire blanc presque inaudible et regarda autour d’elle.

 — Bonjour… j’espère que tu as pu te reposer, dit Luc en quittant sa chaise. J’ai pensé que tu aimerais peut-être te regarder, alors j’ai installé ce fauteuil face à un miroir. Ton apparence peut te paraitre surprenante mais tu es très belle. Ce que tu étais là-haut tu le restes ici. Seule l’enveloppe a changé mais tu n’en es pas moins radieuse.

 La lune s’approcha craintivement du miroir et prit place au creux du petit fauteuil. Elle ne montra aucun signe de surprise ou d’effroi et conserva le calme de l’astre. Curieuse et un peu étonnée tout de même, elle pencha finalement la tête sur le côté et tira vers elle ses longs cheveux qu’elle regardait avec insistance. Luc, qui apportait une grande et belle robe blanche, s’avança jusqu’à elle.

 — Que sont ces longs fils ? Que dois-je en faire ? s’étonna-t-elle

 — Il s’agit là de tes cheveux, répondit Luc. Les femmes sur terre les coiffent différemment, selon leurs envies, leurs humeurs.

 — Mais à quoi servent-ils ? demanda la lune en mordant la pointe d’une mèche

 — Ils n’ont pas grand intérêt mais ils sont beaux. C’est pour ça que les gens les aiment tant, dit Luc en ouvrant le tiroir du meuble.

 Luc s’empara d’une brosse à cheveux et la présenta à la lune.

 — Regarde, dit-il, c’est une brosse. C’est ce que nous utilisons pour nous coiffer, pour mettre un peu d’ordre dans nos cheveux.

 — J’ai vu un homme hier soir qui ne devait pas posséder de brosse dans ce cas. Peut-être faudrait-il lui en offrir ?

 — Ah oui, monsieur Foyalet. C’est un homme très pressé, il dit qu’il n’a pas de temps à perdre avec ses cheveux parce que le temps est synonyme d’argent. Ce qui est un peu idiot parce que les billets de banque ne poussent pas dans les horloges, répondit Luc en brossant délicatement la longue chevelure d’argent de la lune.

 La lune, tout en se laissant coiffer, promenait ses mains blanches sur le meuble d’ébène qui soutenait le miroir. En ouvrant un tiroir, ses doigts rencontrèrent un objet qui lui fit une bien étrange impression. Curieuse, elle l’amena à elle et appuya au hasard sur la surface. L’appareil s’illumina aussitôt et une musique lancinante s’en échappa. La lune eût un haut-le-cœur et fit un bond sur son siège.

 — Ce n’est rien, dit Luc d’un ton rassurant. Il s’agit seulement d’un appareil électronique. C’est très commun sur terre. Celui-ci permet de jouer à ce que l’on appelle des jeux vidéo.

 Aussi surprise qu’avide de comprendre, la lune laissa ses doigts filer le long de l’écran.

 — Tu vois ? Tu viens de lancer un jeu, dit Luc, amusé. Dans celui-ci, tu es un jeune guerrier amnésique qui doit délivrer ses terres du mal qui les ronge.

 — Mais cela ne se peut pas, dit la Lune en hochant doucement la tête. Je suis la Lune et je ne sais pas me battre…

 — Bien sûr, répondit Luc, j’en suis moi aussi incapable. Mais c’est là tout l’intérêt de ces jeux. Nous pouvons y incarner les héros que nous rêvons d’être et porter l’étendard des valeurs qui nous sont chères. C’est important pour les hommes.

 — Comment cela peut-il être important puisque ce n’est pas réel ? demanda la lune, curieuse. Là-haut, je versais chaque nuit la même lueur sur terre. Quand ma lumière éclairait les océans, les marins pouvaient manœuvrer leurs bateaux sans craindre d’aborder un gros rocher où de se perdre dans l’immensité de la nuit. J’étais la boussole des hommes de la mer. Cela, oui, c’est important.

 — Tu as raison. Mais j’imagine que la réalité ne nous suffit pas à nous autres, humains, dit Luc en souriant.

 La main de Luc glissait toujours dans les cheveux d’argent de la lune, plus longs et plus légers que l’aile de l’albatros, lorsque des pas précipités résonnèrent derrière la porte d’entrée.

 — Jeune homme ! tonna une voix de femme. Je veux et j’exige des explications ! Pourquoi avoir creusé un tel trou dans le jardin ? Ah ne faites pas le mort je vous prie ! Ou c’est la police qui viendra vous questionner ! cria la sinistre voisine derrière la porte.

 Effrayée, la lune fut prise de tremblements que seule la main rassurante de Luc sut calmer. Avec fracas, madame Myrtille, violette de colère, ouvrit la porte et fit un pas dans l’appartement. Son regard, aussitôt, se posa sur Luc, debout devant le miroir, une brosse à cheveux dans la main gauche et une grande robe blanche sur l’épaule. Pour ne pas que la lune s’effraie, Luc continuait machinalement à brosser ses cheveux, d’un geste lent et régulier. Madame Myrtille, bouche bée, fixait ses gros yeux de merlan sur Luc, qu’elle regardait comme s’il s’était changé en extra-terrestre. Puis ses yeux glissèrent sur le miroir, sur la brosse à cheveux, sur la robe puis, enfin, sur le fauteuil face au miroir. Le visage de madame Myrtille devint alors plus cramoisi qu’il ne l’était déjà, sa moustache frissonna et elle pointa un doigt sur Luc en fulminant :

 — Ah je le savais ! Vous êtes fou ! Vous êtes complétement marteau ! Complétement… Bizarre ! Mais ça ne se passera pas comme ça, ce n’est pas un asile ici ! scanda madame Myrtille en reculant lentement vers la porte qu’elle claqua derrière elle avant de s’enfuir.

 — Ne fais pas attention, dit Luc dans un soupir. Les gens sont tellement étranges…

 La première journée de la lune sur terre passa très vite. Sa curiosité semblait croître à mesure que le soleil faiblissait et Luc lui expliqua en détail l’utilité de la brosse à dent, du grille-pain, de la machine à laver et de la télévision, dont elle était très effrayée car elle ne supportait pas l’idée qu’un monde entier puisse tenir dans une si petite boite.

 Quand l’heure vint pour le soleil de tirer sa révérence, un frisson d’angoisse parcourut la ville toute entière. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la nuit était noire, noire comme le néant. Les gens qui jusqu’à présent n’avaient jamais levé les yeux au ciel, fixaient avec insistance la voûte céleste, où toute lumière semblait éteinte. Dans les campagnes reculées, dans les montagnes où ne brillaient aucun lampadaire ni aucune lumière artificielle, l’obscurité était totale. Pris de panique, les animaux sauvages hurlaient et les bergers, pour sauver leur troupeau prêt à s’enfuir, invitaient moutons, vaches et agneaux dans leurs maisons.

 Luc, assis à la fenêtre aux côtés de dame Lune, l’interrogea alors :

 — Où sont passées les étoiles ? Sont-elles sur terre elles aussi ?

 — Non, je pense qu’elles ont entamé une sorte de grève, ou plutôt, de deuil. Peut-être me croient-elles morte ? Oh Luc… j’ai un mauvais pressentiment. Quelque chose se trame là-haut. Les étoiles jamais ne disparaissent en vain. Et je ne crois pas que ma seule absence suffise à toutes les éteindre.

 — Que veux-tu dire par là, demanda Luc, inquiet face à l’air grave qu’avait si soudainement pris la lune.

 — Ils arrivent Luc… oh, je ne veux pas les voir ici… ils te tueraient, ils vous tueraient tous… sanglota la lune en enfouissant son visage dans les bras de Luc.

 Luc, tenant entre ses bras la lune si affaiblie et si tourmentée, n’eût pas le cœur à lui demander plus d’explications. Il la pressa seulement contre son cœur.

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