Chapitre V - Monseigneur l'élévateur !

4 minutes de lecture

Notre petit groupe rejoint l'allée centrale en finissant de faire connaissance. Notre progression y est ralentie à cause des vêtements, sacs à dos, valises et sacs de courses qui jonchent le sol. Nous évitons de marcher sur les collines de tissu trop soyeux pour ne pas glisser dans la mauvaise direction. Nous devons beaucoup zigzaguer et parfois faire demi-tour, surtout dans les premiers tunnels que nous avions eu la magnifique idée d'emprunter en tirant au sort : on anticipe mal, avant de l'avoir vécu, ce qu'il y a au bout du chemin lorsqu'on traverse l'ouverture basse du short d'un tout jeune garçon qui apparemment n'était pas encore tout à fait propre…

À la verticale, les tissus à maille plus lâche, comme la dentelle, nous permettent parfois de grimper plus rapidement comme sur des sortes d'échelles de cordes mais ils sont souvent pénibles à l'horizontale. Nous mettons donc des plombes à avancer ! Je suis un peu intrigué par le fait que nous n'ayons encore rencontré personne sur notre route mais en même temps nous galérons déjà tellement à progresser que je n'ai pas envie de me prendre la tête avec ça maintenant.

Finalement, en nous hissant au sommet d'un des bonnets du second soutien-gorge que nous ayons escaladé, nous découvrons la "clairière" qui entoure la première lance divine qui se trouve sur le chemin de notre pèlerinage vers la Sainte-Clim'. Aucun vêtement ne jonche le sol à proximité de la barre métallique lumineuse. C'est certainement dû au fait que, au moment de la fonte, les passagers s'en sont écarté pour ne pas se brûler.

« Whaou ! Mais c'est la foire ici ! s'exclame Jeff surpris par la foule multicolore de lilliputiens qui s'étaient massés ici. »

Une soixantaine de personnes aussi miniatures que nous et aux mêmes corps d'apparence gélatineuse s'étaient regroupées en contrebas. Comme pour nous, la barre centrale, tel un phare dans la nuit, avait dû les attirer vers ce port retranché de l'océan de fringues abandonnées. Nous les entendons indistinctement s'affairer dans un constant brouhaha. Nous dévalons le bonnet, tous impatients de retrouver un semblant de civilisation.

En nous rapprochant, je distingue plus précisément les différents groupes qui se sont formés et je peux progressivement discerner certaines voix. Celle notamment d'un homme, j'imagine, qui s'était hissé sur un trognon de pomme abandonné et asséché par la canicule:

« Chers fidèles ! Je le répète ! Écoutez la voix du Seigneur ! L'heure du jugement dernier a sonnée ! Vos âmes ont été mises à nu et plongées dans ce purgatoire à mi-chemin entre le monde des vivants et l'au-delà ! Regardez vous ! Regardez moi ! Nous avons quitté nos enveloppes charnelles ! Mais Dieu Tout-Puissant nous réserve une ultime épreuve dont nous devons nous acquitter pour être totalement purifiés ! Il nous a miniaturisé pour que nous retrouvions l'humilité ! Il nous a miniaturisé mais dans sa grande miséricorde il ne nous a pas réduit à néant ! Il nous a laissé l'opportunité de nous montrer digne de Lui et de Le rejoindre enfin au firmament !

— Il s'arrête jamais l'illuminé ?! crie quelqu'un d'autre, une femme qui appartenait à un groupe qui s'affairait un peu plus loin. Tu nous saoules avec tes sermons à deux balles ! Descends plutôt et viens nous aider, on a besoin de bras ici ! »

Les personnes réunies autour du prédicateur poussent quelques "roohhh" d'indignation et certains se mettent même à se signer.

« Chers frères ! Chères sœurs ! Ne laissez pas les blasphémateurs troubler votre conscience ! Il y a apparemment des gens trop obstinés pour admettre l'évidence ! continue l'homoncule debout sur son perchoir rassis. Laissez-les persévérer dans leur voie, ils erreront vainement ici tandis que nous nous élèverons…

— Ouais bah pour le moment, t'es pas allé beaucoup plus haut que cette pomme, Monseigneur l'élévateur ! lance la femme dans l'hilarité totale du groupe de travailleurs auquel elle appartient. »

Je me retourne vers Chris, Jeff, Matt et Lyne qui jusque là observaient la scène comme moi :

« C'est quoi encore ce délire ? Il n'y a plus personne de sensé ici ou quoi ? »

Ils esquissent tous un haussement d'épaule signifiant à la fois "j'en sais rien" et "ta question n'a vraiment aucun intérêt". Étant maintenant arrivé assez près de tout ce beau monde, je constate que la femme, qui venait de se moquer de l'homme perché, discute avec quatre ou cinq personnes qui l'entourent. Par intermittence, certains membres du cercle s'éclipsent pour discuter avec le reste de la trentaine de travailleurs, puis reviennent faire leur rapport, comme dans une sorte de chorégraphie aléatoire et fluide. Ça ressemble à une ruche où chaque ouvrière confectionne ici une espèce de corde tressée à partir de fils de nylon, là des sortes de sacs découpés dans du tissu fin comme de la soie, ou encore là-bas un attelage fait d'autres matériaux de récupération et monté sur six roues-boutons-de-chemise. Au centre, la reine des abeilles orchestre le chantier avec efficacité et détermination.

« Ce sont sûrement des survivalistes ! nous partage Jeff. J'ai vu quelques vidéos sur YouTube où des mecs faisaient ce genre de choses. Ils se préparent à la survie en cas de coup dur, genre fin du monde ou d'autres trucs comme ça".

Annotations

Vous aimez lire Giuseppe Lippo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0