5.X // La fin d'un monde

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Les warzeuls ne cessaient d’affluer et d’absorber la lumière qu’émettait le Berceau. Celui-ci, de plus en plus terne, n’était plus en mesure de repousser l’épais nuage de ténèbres qui commençait à envelopper les lieux. Les finils avaient beau se battre avec acharnement, ils ne parvenaient pas à endiguer le flot de monstres, et chaque descente pour se recharger auprès du Berceau les mettait à la merci de leurs ennemis, qui n’en faisaient bien souvent qu’une bouchée. Hugo, de son côté, affrontait avec courage les warzeuls non belliqueux focalisés sur la sphère de lumière, mais ses efforts vains effritaient de plus en plus son moral. Déjà à bout de force, il serait bien vite privé de toute sa combativité.

Ainsi, les finils s’étaient trompés. Leurs frères malades ne comptaient pas seulement exterminer la végétation et les humains ; ils avaient même préféré concentrer leurs attaques sur la source de toute vie, sur l’âme de la planète, persuadés que son extinction entraînerait celle de tout le reste sur Sagittari.

Alors qu’Hugo combattait avec le peu de bravoure qu’il lui restait, l’un des monstres chargés d’énergie du Berceau se téléporta face à lui et, en un éclair, lui asséna une frappe qui le fit chuter lourdement en arrière. Lorsque le soldat essaya de se relever pour faire face à son adversaire, celui-ci était déjà dressé à la verticale au-dessus de son corps et préparait une nouvelle attaque. Hugo n’eut pas le temps de l’esquiver, ni de la bloquer : les griffes du warzeul transpercèrent sans peine son épiderme pour aller lui perforer les entrailles. Un atroce goût de sang lui emplit immédiatement la bouche, et il laissa échapper son épée. Il regarda alors la mort en face : le monstre, dans son acharnement frénétique, s’apprêtait à lui asséner un troisième coup.

Mais non loin de là, ce fut le warzeul de trop. Le dernier qui se nourrirait de l’essence de la vie. Celui qui venait de dévorer le dernier rayon de lumière issu du Berceau. À ce moment précis, la brume verte s’estompa, laissant place à une obscurité menaçante. Seul le cristal lumineux qu’Hugo avait conservé lui permit d’observer la suite : les arbres se calcifièrent instantanément, et la zone devint une parfaite réplique du « Cercueil », dans lequel Edwige et ses compagnons s’étaient aventurés. Pire encore, tous les finils encore en l’air et qui étaient en train de combattre les warzeuls une seconde plus tôt tombèrent au sol, leurs yeux noirs, leurs corps sans vie. Et pour cause : chacun de ces êtres était connecté au Berceau. Celui-ci éteint, eux aussi s’éteignaient.

Plus étonnant, tous les warzeuls s’effondrèrent de la même façon, y compris celui qui venait de sceller le destin d’Hugo. Quelques secondes de plus, et il aurait échappé à ce monstre qui avait signé son arrêt de mort. À quoi bon, cela dit ? Qu’aurait-il pu faire de plus, s’il était resté en vie ? Non, il n’y avait rien à regretter.

Ainsi, aussi malades qu’elles fussent, ces créatures restaient des finils au plus profond d’elles-mêmes, et rien ne les avait jamais déconnectées du Berceau, même si leur relation avec ce dernier avait changé. Un peu comme les cannibales du hameau, elles s’étaient mises à dévorer la vie de leur propre espèce, se poussant elles-mêmes vers leur extinction dans leur appétit insatiable.

Que restait-il ? Rien, ou presque : un homme mourant dans les entrailles de la planète. Peut-être le dernier encore en vie, et plus pour longtemps. Hugo grimaça. Ses blessures lui faisaient atrocement mal. Le sang qui s’échappait de sa bouche lui laissait un goût aussi amer que le triste sort de l’humanité. Couché sur le dos, il était résigné, et prêt à ce que la mort vînt le cueillir. Oh, elle allait bien vite arriver, mais avait sans doute fort à faire en cette période tourmentée sur cette planète condamnée. Le soldat poussa un long soupir. Combinée à l’obscurité pesante, sa vue de plus en plus trouble l’empêchait de percevoir nettement son environnement. Pour ce qu’il restait à voir, de toute façon… Ah, si, des arbres morts, tout autour. Et une petite lumière verte, tout là-haut.

Une… lumière verte ? Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Hugo tenta de focaliser son attention dessus, mais la douleur dans ses entrailles mises à nu se faisait de plus en plus forte. Essayant de se redresser sur ses coudes pour mieux voir, il retomba lourdement et ferma les yeux. Pour la dernière fois.

Le finil posa une patte au sol tout près du soldat décédé, et observa son corps sans vie avec étonnement. Comment cet humain avait-il pu arriver ici ? Et où étaient les autres gardiens des lieux ? Et le Berceau ? Et… les warzeuls ? Il n’y avait plus rien. Seulement les ténèbres et une forêt pétrifiée, peuplée d’immenses géants autrefois faits d’écorce, de sève et de vie et désormais de pierre, de poussière et de mort. Il n’y avait plus de Berceau entre les quatre colonnes de pierre blanche, ni d’autres finils, puisqu’ils n’avaient pu faire autrement que de disparaître avec lui.

Le petit être regarda ses pattes avant. Mais alors… pourquoi était-il toujours là, lui ? Bien sûr ! Simplement parce qu’il était déconnecté. Il n’avait plus rien à voir avec tout ça. Cela dit, le fait d’être toujours en vie n’allait pas servir à grand-chose : que pourrait-il bien faire sur une planète entièrement morte ?

Après avoir reporté son attention sur son environnement, le finil fit quelques bonds amples pour confirmer l’état des lieux malgré l’obscurité. Comment pouvait-il ne plus rien y avoir ? Cet endroit millénaire s’était d’un coup retrouvé pétrifié, vidé de ses gardiens comme de ses prédateurs. Depuis combien de temps, au juste ? Quand est-ce que les warzeuls avaient fini par aspirer toute vie de ces lieux, achevant la planète ? Impossible à dire. C’était comme si rien de tout cela n’avait jamais existé. L’affrontement du Berceau et du Cercueil avait pris fin : le flux naturel de l’origine de la vie jusqu’à son terme était brisé. La mort avait vaincu ; seuls restaient désormais deux Cercueils.

Un écho sourd, étouffé, attira l’attention de l’esprit. Y avait-il encore quelque chose qui bougeait dans les environs ? Il l’entendit à nouveau. D’où venait-il ? Le petit être regarda tout autour de lui, essayant de percer les ténèbres de ses yeux verts. Pourtant, il ne distingua rien de mobile, rien qui fût en mesure de faire un tel bruit. Et encore une fois : plus fort, moins étouffé cette fois. Le finil releva la tête, persuadé que celui-ci était venu d’en haut. À cet instant précis, il vit une masse sombre s’écraser au sol. S’approchant après un instant d’hésitation, il découvrit non sans émoi qu’il s’agissait du corps sans vie de son amie humaine. C’était Edwige ! Ainsi, elle l’avait suivi. Pour rien, bien entendu. Son corps inerte, brisé et désarticulé, s’étendait dans une posture improbable entre les quatre colonnes de pierre blanche, exactement là où le Berceau s’était éteint. Un symbole ? Non, un simple hasard : elle était morte, il n’y avait rien de plus à dire. Pourtant, son compagnon resta là un long moment, non sans émotion, à regretter cette humaine avec qui il avait partagé tant de temps.

Après d’innombrables minutes sans bouger, le petit être posa finalement sa patte sur le torse de son amie et versa une larme vert sombre, la première de son existence. Tout à coup, de fines particules de lumière verdâtre s’élevèrent du corps d’Edwige. Sous le regard éberlué du finil, celles-ci se mirent à danser, illuminant les alentours plongés dans les ténèbres et créant d’étranges ombres sur les troncs pétrifiés. Alors, la chorégraphie de cette étonnante poussière lumineuse s’intensifia, jusqu’à créer une sorte de tourbillon. Celui-ci finit par émettre une puissante nova de lumière, laquelle se propagea dans les environs, redonnant leur couleur aux arbres, aux feuilles et aux fruits. Derrière elle, l’onde dissipait aussi le nuage de ténèbres, qu’elle remplaçait par une délicate brume vert pâle.

Ceci fait, le tourbillon s’apaisa et chacun des filaments de lumière qui le composaient redevint perceptible. Ensemble, ils quittèrent leur formation cylindrique pour en adopter une plus sphérique.

C’était… le Berceau ! L’énergie vitale d’Edwige s’était muée en un nouveau Berceau !

Son ami resta là, hors du temps, à se demander pourquoi et comment cela avait été possible. Était-ce grâce à la détermination de la jeune femme ? Grâce à sa sensibilité ? Son empathie pour la planète, peut-être ? Impossible à dire. Il était des choses qui, de toute façon, ne nécessitaient aucune justification et se devaient d’être appréciées comme telles. Le retour de la vie sur Sagittari était l’une d’entre elles.

Bien vite, deux filaments s’échappèrent du Berceau et vinrent s’écraser de part et d’autre du finil, laissant place à deux parfaits clones du petit être, qui le regardèrent avec un air imperturbable. Ils ne faisaient preuve d’aucune hostilité.

Suis-je donc… reconnecté ? tenta le compagnon d’Edwige.

Comment pourrais-tu ne pas l’être, gardien ? As-tu un jour douté de la connexion entre nous ? répondit la voix cristalline du Berceau, qui n’était pas sans rappeler celle de la jeune femme.

Il hocha la tête, ému, avant de se tourner vers ses deux nouveaux semblables et de leur adresser le même geste, tour à tour. La reconstruction de Sagittari pouvait commencer : ses destructeurs, humains comme warzeuls, n’étaient plus là pour se mettre en travers de son chemin vers la prospérité.

L’humanité avait peut-être fini par s’éteindre dans l’univers tout entier, mais la vie, elle, était restée. Nul n’aurait su se mettre en travers de son cycle de toute façon, et nul n’en serait jamais capable.

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