5.IX // Au bord du gouffre

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— J’avais un jour souhaité que la société entière s’effondre... juste pour ne pas m’effondrer toute seule. Et voilà où nous en sommes... Douce ironie, n’est-ce pas ?

Après avoir essuyé la larme qui coulait sur sa joue droite, Edwige observa les alentours. Toutes les conditions étaient réunies : la nuit étoilée, glaciale, assez lumineuse pour distinguer les formes alentour. Les troncs d’arbres morts, d’une maigreur épouvantable, qui lui rappelèrent un instant les malheureux du hameau transformés en monstres par la famine. Le sol aride, balafré de fissures plus ou moins larges, plus ou moins profondes. Si en fin de compte les rares attaques frontales des warzeuls avaient pu être suffisamment contenues pour sauver l’humanité de leur griffes, rien n’avait su résister à leur appétit gargantuesque. En bien peu de temps, ces choses avaient littéralement dévoré la planète, transformant l’écrin de verdure qu’elle était en désolation sans vie.

Redoutant la suite de sa vision, Edwige prit un moment pour repenser à tous les évènements qui avaient mené cette société utopique, dernier bastion de l’humanité, vers une déchéance sans précédent.

Les hommes ne savaient pas faire autrement que retomber dans leurs vices les plus ancrés : peut-être était-ce ça aussi, les racines du monde. Ils ne cessaient de se rendre victimes d’eux-mêmes. En espérant tout contrôler, ils finissaient toujours par créer des situations qui se retournaient contre eux. Cette fois, c’était une bête étincelle, ce carbonate de nihonium, ce « gluant », qui avait tout gâché. Et Gaël ? Peut-être pas, finalement : il n’avait été qu’une simple marionnette du destin, un pantin persuadé à tort de tout contrôler, alors qu’il n’avait fait que prendre le relai du poison qu’on lui avait confié.

La jeune femme posa son regard sur son épée, qu’elle avait laissé choir à côté d’elle. Elle ne l’aurait jamais plantée dans le cœur du tyran, au final : un warzeul se serait chargé d’exécuter sa vengeance à sa place. Toutefois, à la regarder, un doute lui vint. Elle ne se souvenait pas de cette arme posée là, dans sa vision. À moins qu’elle ne l’eût simplement pas relevée ? Peu importait, l’heure n’était plus à la remise en question.

Après avoir tenté, en vain, d’évaluer la profondeur du gouffre devant ses yeux, Edwige remonta sa peau de warzeul sur ses épaules. Pour une fois, elle la toucha sans être répugnée. Fallait-il haïr ces monstres ? Ils n’y pouvaient rien. Pire encore : ils n’étaient que des victimes, de pauvres finils rendus malades par les hommes. Finalement, ils n’avaient jamais été des ennemis, pas plus que Gaël. L’antagoniste de toute cette histoire ? L’humanité, et elle seule. C’était d’elle qu’il aurait fallu débarrasser ce monde au plus vite. Peut-être était-ce une fin heureuse que de l’imaginer prête à disparaître au bord de ce gouffre.

Se retournant vers son compagnon, elle le toisa un moment du regard sans prononcer le moindre mot. Ces pauvres êtres entretenaient leur planète depuis des millénaires, comme un vieillard aurait méticuleusement pris soin de son jardin jour après jour. Et d’un coup, ils avaient vu leurs efforts se faire anéantir sous leurs yeux impuissants. Leur seul espoir était de pouvoir reconstruire leur monde une fois cette apocalypse passée, mais seraient-ils en mesure de le faire ? La vie pourrait-elle reprendre son cours sur la magnifique planète qu’était autrefois Sagittari ? S’il y avait un unique objectif à atteindre, c’était finalement celui-là. Fi des humains et de leur survie, fi de la mise en avant des intérêts de sa propre espèce au détriment de ceux des autres. L’humanité était condamnée, et c’était probablement une excellente chose. Mais la vie devait perdurer, à tout prix.

S’extirpant de ses pensées, Edwige releva la tête et posa son regard sur le finil qui, lui aussi, scrutait le gouffre sans adresser le moindre mot à son amie.

— Tu devrais rentrer chez toi, dit-elle en se tournant vers lui. Pourquoi restes-tu à la surface ?

Oui, il devait retourner chez lui. Il devait retourner au Berceau, retrouver les siens en espérant qu’ils ne l’en chassent pas, et mener avec eux leur combat pour la vie. Rien n’était plus important que cela. Tout le reste était perdu depuis bien longtemps.

Sans lui répondre, son compagnon s’avança de quelques pas, et observa les profondeurs. Quelle pouvait bien être la situation là-dessous ? Les finils et les warzeuls étaient-ils en train de s’affronter ? Ces derniers avaient-ils fini par consommer chaque miette de racine, jusqu’à la dernière ? Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir…

Il essaya dans un premier temps de se téléporter, comme il le faisait à l’époque où il était connecté au Berceau, mais en vain. Était-ce parce qu’il ne faisait plus partie de l’intelligence collective ? Était-ce pour une autre raison ? Qu’avait-il pu se passer là-bas ? Il avait besoin de savoir, quitte à s’y rendre par ses propres moyens. Quitte à en être rejeté par ses semblables, quitte à ce qu’ils le condamnent à mort pour avoir été involontairement déconnecté. Il ne restait rien d’autre à faire, de toute façon.

Le petit être se retourna vers Edwige et hocha la tête sans dire quoi que ce fût. Il y avait de la tristesse dans son regard ; ce nouveau sentiment qu’il n’avait jamais éprouvé avant ce jour. La tristesse d’une amitié qui prenait fin, et ce bien malgré eux. Hélas, il ne pouvait pas rester là avec cette humaine, malgré tout ce qu’elle lui avait apporté. Peut-être était-il le dernier finil, à ce moment précis. Si tel était le cas, alors lui seul était en mesure de restaurer les racines du monde, lui seul était capable de faire revenir la vie sur Sagittari. Enfin, à condition que cela fût encore possible.

— Tu y vas, c’est ça ? Tu as bien raison, il y a sans doute fort à faire là-dessous pour toi et les tiens, dit-elle à l’attention de son compagnon resté muet.

Il avait fait son choix. Avant de risquer de revenir sur sa propre décision, il se tourna à nouveau vers l’abîme, puis, après avoir déployé ses courtes ailes, s’y laissa tomber.

Edwige eut la gorge nouée à l’instant même où elle vit son ami disparaître dans cette gueule béante. Le dernier compagnon qu’il lui restait venait de la quitter. Elle était seule. Définitivement et irrémédiablement seule. À quoi bon continuer à fouler le sol de cette planète désormais ? Elle n’avait plus rien à y faire.

S’approchant de l’abîme, elle espéra un instant y apercevoir son ami, comme s’il avait stoppé sa descente, comme s’il allait remonter vers elle. Bien entendu, ce ne fut pas le cas. Avait-il déjà atteint le fond du gouffre ? Était-il toujours en vie ? Et si oui, qu’avait-il découvert là-bas ? Elle avait envie de le suivre, envie de voir avec lui comment les choses avaient tourné. Malgré tout, elle était bien consciente du fait qu’elle ne survivrait jamais à une telle chute.

Pourtant, cela restait la meilleure chose à faire. En finir une bonne fois pour toutes avec la race humaine. Douce ironie que de savoir son sort entre les mains de celle qui n’avait jamais fait confiance à sa propre espèce ! Enfin, « entre les mains », plus vraiment… Son destin était tracé depuis bien longtemps, c’était même d’ailleurs plutôt étonnant de se dire que l’humanité avait survécu autant de siècles malgré ses innombrables erreurs.

Trêve de pensées inutiles : tout cela ne changeait plus rien désormais. La jeune femme fixa à nouveau son regard dans la gueule béante, et se demanda à quel point celle-ci avait hâte de la dévorer. Elle devait être ravie à l’idée d’engloutir la dernière humaine. Edwige était-elle vraiment la dernière ? Elle n’avait aucune preuve que oui, mais en était convaincue.

— À mon tour, murmura-t-elle.

D’une impulsion franche, elle s’élança dans le gouffre. La prise de vitesse lui donna l’impression que son estomac remontait jusqu’à sa gorge. D’un seul coup, elle se souvint avoir déjà ressenti cela lors de son échappée salvatrice du siège du gouvernement d’Antelma, un an plus tôt. Sauf que cette fois, nul finil ne volerait à son secours. Elle ferma les yeux. Un premier choc contre une paroi lui fit atrocement mal. Elle eut soudain la sensation que la moitié de son squelette venait de se briser. Le second choc, en revanche, ne lui laissa aucune impression : le peu de vie qui restait en elle l’avait quittée au même moment.

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