Chapitre 13 (deuxième partie)

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Château de Lures, 15 mai 1734

Cet après-midi là, je m'étais installée au salon, seule, avec un livre sur lequel j'allais avoir bien du mal à me concentrer. François avait convié Kyrian à une longue promenade à cheval, bien plus longue que celle que j'avais déjà effectuée avec lui, puisqu'il voulait lui montrer le château de Cheverny qui n'était pas très loin. J'aurais bien aimé les accompagner, mais ma mère avait fait remarquer, avec un léger pincement des lèvres, que cela aurait "gâté mon teint". Je fus donc contrainte de rester au château. Avant qu'ils ne partent, j'avais juste échangé un regard avec François et j'avais pu lire bien de la compréhension dans le sien.

Je vis donc mon frère et son ami quitter le domaine, à cheval. Je pouvais admirer leur aisance sur leurs montures. Kyrian nous avait raconté combien il était difficile de voyager dans les Highlands, autrement qu'à pied ou à cheval. Il n'y avait pour ainsi dire pas de routes au-delà de Fort William et de la vallée du Loch Ness, uniquement des chemins, parfois étroits, parfois inexistants. Je m'imaginais ce pays comme très sauvage, majestueux, avec dans chaque vallée, un loch ou une rivière, entouré par les montagnes.

Ils avaient disparu à ma vue, sous les arbres de l'allée, et mon esprit était déjà loin. L'Ecosse. Inverie. Dunvegan. Le Loch Nevis. L'île de Skye. Ces noms qui sonnaient si étrangement à nos oreilles françaises me faisaient rêver.

Cela faisait maintenant une dizaine de jours que François était rentré et que nous avions fait connaissance avec Kyrian. Depuis, ma vie avait changé. Des trouées de liberté s'ouvraient dans mon horizon, bien plus vastes et étendues que ce que les livres ou mes escapades hors du domaine avaient pu m'apporter. Je voyais loin. Je rêvais loin. Tout cela grâce à un beau jeune homme au regard vert et au sourire plein de charme.

Dès que je pensais à lui, mon cœur battait plus fort. Dès que j'entendais sa voix, le sang courait plus vite dans mes veines. Dès que son regard se posait sur moi, j'en frissonnais. Dès qu'il me souriait... Je me demandais bien comment je parvenais à ne pas perdre contenance. Les émotions ressenties le jour de son arrivée étaient toujours présentes, bien réelles. Je me sentais vivante. Mais je ne pouvais empêcher un pincement douloureux d'étreindre mon cœur lorsque je songeais aux lendemains. Il allait repartir, bientôt certainement. S'il semblait heureux de son séjour parmi nous, il ne pouvait pas non plus le prolonger. Il nous avait assez longuement expliqué ce qui l'attendait en Ecosse, les tâches qui allaient lui incomber, ses devoirs vis-à-vis des siens. Et je pouvais imaginer, même en étant sans doute un peu loin de la réalité, son désir de retrouver son pays et sa famille. Je m'étais tant languie de l'absence de François ! Je craignais alors ce jour où Kyrian nous quitterait. Malgré la présence de François, un mariage dans un délai proche, une famille qui s'agrandirait... mon horizon serait à nouveau étroit et morne. Une fois Kyrian parti, je savais que nous ne le reverrions jamais. Et que je n'aurais pas d'autre avenir que d'épouser un des prétendants figurant dans notre entourage.

Et que jamais non plus je n'aurais l'opportunité de me rendre au-delà des mers et de découvrir son pays.

Skye. Le Loch Nevis. Dunvegan. Inverie.

Surtout Inverie.

**

Château de Lures, 16 mai 1734

Deux jours après le bal, François fut contraint de s'absenter. Il accompagna ma mère pour rendre visite à une jeune fille avec laquelle il avait plus d'une fois dansé. Flore de Beaumont était la seconde fille d'une vieille et noble famille de Blois, très estimée par ma mère. Flore avait deux ans de moins que moi, elle était encore très jeune, mais sa délicatesse, sa gentillesse aussi qui me rappelait celle de ma cousine Sophie, avaient touché mon frère. Je comprenais donc son souhait de la revoir rapidement, ce qui ne pouvait se faire sans ma mère.

Si mariage il y avait, ce serait une alliance de poids entre nos deux familles. Je n'avais aucune raison d'accompagner François et ma mère, et, pour tout dire, j'étais bien contente de pouvoir profiter d'un nouvel après-midi en compagnie de Kyrian - peut-être un des derniers -, en espérant que mon père n'aurait pas quelques velléités de lui proposer je ne sais quelle occupation dont je serais éloignée. Mais mon père s'enferma dans son bureau dès la fin du repas et avant même que ma mère et mon frère n'aient quitté le château. Alors que ma mère finissait de se préparer, je proposai à Kyrian d'aller chercher la fraîcheur de l'ombre de la tonnelle, sur la droite des jardins.

- Ma mère va pousser des hauts cris si j'ose suggérer l'idée d'aller au-dehors... Attendons qu'ils partent, lui dis-je discrètement.

Il m'adressa simplement un sourire complice en réponse, agrémenté de cette si attirante fossette.

**

La tonnelle qui marquait la limite entre les jardins aménagés et la grande prairie était en fait toute une allée couverte. Y poussaient différentes plantes, de la vigne, mais aussi des glycines, des rosiers grimpants, des clématites, des jasmins. En cette saison, elle était un véritable écrin de verdure, de fraîcheur et de parfums. Elle présentait aussi l'avantage d'offrir un endroit discret par rapport au château. Certes, je n'étais pas très inquiète : ma mère était absente et le bureau de mon père donnait sur l'autre façade, au nord. Quant aux domestiques... je ne voyais pas l'un d'entre eux aller répéter à ma mère que je m'y étais promenée seule avec notre invité. De toute façon, ce n'était pas la première fois que nous le faisions et cela n'avait pas soulevé la moindre réprobation.

Je pouvais dire, sans trop me tromper, que Kyrian s'était habitué à ma démarche particulière et que cela ne semblait pas du tout le gêner. Il était prévenant aussi, sans être à la limite de l'obséquiosité de Jean de Richemond.

Je m'inquiétai qu'il ne commençât à s'ennuyer à Lures, même si nous avions déjà effectué plusieurs promenades et que François lui avait fait découvrir la vieille cité de Blois et quelques autres lieux particuliers de notre région, dont Cheverny. Il avait d'ailleurs trouvé le château très beau et le cadre enchanteur.

- Non, pas du tout, Mademoiselle. Je trouve le séjour ici très agréable et je ramènerai de bien beaux souvenirs en Ecosse. Je pourrai vraiment parler aux miens de la douceur du climat français ! Et de bien des beautés et agréments que l'on trouve dans votre pays. Vous savez, je pense que mes proches seront curieux de mon récit. Nous apprécions aussi ce que la France a fait pour nous, son soutien contre les Anglais et l'aide que le royaume de France apporte à celui que nous considérons comme notre roi légitime, Jacques Stuart.

Je prêtai vraiment attention à ce qu'il me disait : s'il m'arrivait d'entendre parler de politique, c'était vraiment par inadvertance. Mes parents n'abordaient jamais ces questions devant moi et je pensais d'ailleurs à juste titre qu'ils ne le faisaient pas entre eux, que mon père seul en traitait avec ses connaissances et relations. Les femmes étaient tenues à l'écart de ces choses-là, en ce temps, du moins en province. A la cour de Versailles, il en allait sans doute autrement.

C'était un sentiment nouveau pour moi : avec lui, je n'avais pas l'impression d'être considérée uniquement comme une dot, ni comme quantité négligeable, et encore moins comme une femme sans cervelle juste bonne à pondre des marmots et à les élever. Ses conversations étaient intéressantes, il aimait échanger avec moi, avoir mon avis ou mes connaissances sur certaines choses. Il s'était montré très curieux de ma culture littéraire et je me souvenais encore du regard amusé de François lorsque j'avais parlé de Ronsard ou de Du Bellay à Kyrian qui ignorait totalement de qui il s'agissait. Mais qui s'était montré vivement intéressé pour lire plusieurs de leurs poèmes.

Kyrian poursuivit, m'expliquant un peu les motivations des uns et des autres et les enjeux de cette restauration d'un roi catholique, un roi d'Ecosse qui plus est, sur le trône d'Angleterre. Je lui demandai, innocemment :

- Mais... Il n'y a jamais eu de révoltes ?

- Si, bien sûr. Tous les soulèvements précédents ont échoué. Et l'Ecosse a été contrainte de signer l'Acte d'Union avec l'Angleterre.

- Alors... un nouveau soulèvement n'abattrait-il pas ce qui reste ?

Il me fixa avec curiosité, puis se détourna et dit :

- Si soulèvement il y a, il faudra qu'il soit bien préparé, en effet. Mais il le sera. J'en suis certain.

J'admirai sa foi, sans pour autant me départir d'une certaine inquiétude : une révolte entraînerait forcément des risques pour ceux qui y participeraient.

- Est-ce aussi pour cela que vous êtes venus vous battre en France ? Pour vous préparer à la guerre chez vous ?

- Non, ce n'est pas la raison pour laquelle je suis venu me battre ici, mais ce que j'ai appris, oui, me servira pour le combat futur.

Je hochai la tête, l'air grave. Les choses m'apparaissaient soudain avec une autre vision : l'Ecosse n'était pas seulement un beau pays, c'était aussi un pays à sauver. Et je pouvais comprendre la volonté de Kyrian, son engagement.

Il eut un léger rire :

- Ma foi, voilà que nous parlons de choses très sérieuses pour un si bel après-midi !

- Oh, mais j'aime parler de choses graves et sérieuses de temps en temps, vous savez. Et pour tout avouer, les discussions de chiffons ou de couleur de robe m'ennuient profondément.

- Je crois l'avoir déjà remarqué..., sourit-il.

- Ah oui ?

- Et je crois aussi avoir remarqué...

Il s'arrêta, me regarda comme pour savoir s'il pouvait continuer.

- Qu'avez-vous donc remarqué ?

Il avait piqué là ma curiosité et je fonçai tête baissée.

- Je crois avoir aussi remarqué l'ennui que vous fait ressentir la présence de certaines personnes.

Je cessai soudain de marcher alors qu'il faisait encore un pas, ce qui nous décala légèrement l'un de l'autre. Je le fixai avec stupeur :

- Que voulez-vous dire ?

Ma voix était chargée de surprise, mais exempte de colère. J'étais seulement curieuse.

- Oui... Mademoiselle de la Valière par exemple est une compagnie des plus ennuyeuses pour vous...

- Certes oui. Elle est futile et sa conversation ne présente aucun attrait.

- ... ou ce Monsieur de Richemond..., poursuivit-il sans tenir compte de ma remarque sur Maud.

- Qu'est-ce qui vous fait croire... ?

- Je crois ce que mes yeux me montrent, répondit-il avec sérieux. Le bal que vos parents ont donné en l'honneur de votre frère n'était pas destiné uniquement à fêter son retour et à lui trouver une promise, non ?

Je mis un temps à répondre. J'étais en fait fascinée à la fois par ses déductions - il avait parfaitement raison - et par sa franchise. Je finis par faire quelques pas, seule, lui ayant lâché le bras, et par reconnaître :

- Vous avez raison. Mais...

Je restai silencieuse, fixant le bout de l'allée couverte de la tonnelle et une rose rouge qui se détachait sur le fond vert du feuillage.

- Je ne veux épouser aucun de ces prétendants. Je ne veux pas mourir d'ennui entre les quatre murs d'un château, aussi beau, riche et spacieux soit-il.

Le silence me répondit. Je restai debout, ne sachant plus que dire. Devais-je... ? Oui, devais-je parler de ce que je ressentais en sa présence ? De l'effet qu'il me faisait ? Mais qu'était-ce donc que tout cela ? Soudain, alors que j'étais parvenue jusqu'à présent à dompter un peu cette tempête qui m'avait emportée le soir de son arrivée, je sentis toute cette agitation me reprendre. Et elle me paralysait.

J'étais tout simplement bouleversée.

Kyrian se décida à faire quelques pas et à revenir à ma hauteur. Je ne bougeai pas, ne le regardai pas. Immobile. Tétanisée.

Il me prit simplement la main, caressant lentement de son pouce l'intérieur de mon poignet. Je finis par tourner la tête : il me fixait avec douceur.

Je plongeai alors dans son regard et j'eus le bouleversant et merveilleux sentiment de m'envoler, loin, très loin d'ici. De franchir des mers, des montagnes, des vallées pour arriver en un lieu inconnu, mais terriblement attirant. Un lieu que je ne voulais découvrir qu'avec lui, que je ne devais découvrir qu'avec lui, je m'en fis l'étrange serment.

Alors il se pencha vers moi et m'embrassa.

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