Chapitre 5 (deuxième partie)

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La dernière journée de voyage se déroula sans souci. Les bavardages incessants d'Ed et Malcom dont j'étais depuis le matin l'objet agrémentaient les heures mornes que nous passions à cheval, et heures d'autant plus mornes que le ciel était gris, qu'il pleuvait par intermittence de cette petite pluie fine propre aux Highlands. Mais je ne les entendais guère : j'étais tout tourné vers les lieux que je redécouvrais, cherchant dans mes souvenirs lointains à reconnaître tel bosquet, telle colline, telle maisonnée. Enfin, il me sembla me rappeler quelque chose en voyant le loch Nevis émerger de la brume. Bientôt, je vis se dessiner les montagnes au-dessus de la baie. La bruine empêchait de voir la rive en face, mais je savais que le loch Nevis offrait, de par sa forme, un abri bienvenu face aux vents d'ouest et du nord. Les eaux étaient d'ailleurs, ce jour, fort calmes.

Enfin, nous descendîmes les flancs de la dernière colline et nous arrivâmes dans la petite plaine qui s'étendait au-delà de la presqu'île qui fermait la baie, au nord. Une longue plage nous mena jusqu'au village, puis, légèrement sur les hauteurs, au château.

C'était plus imposant encore que dans mon souvenir. Je restai figé en revoyant les lieux. L'atmosphère qui s'en dégageait était bien différente de celle de ce soir de septembre maudit. Le long du chemin qui y menait, les arbres avaient revêtu leur léger manteau de printemps, des petites feuilles fraîches s'agitaient autour de nous. Les talus étaient couverts de pâquerettes et de primevères. Et les oiseaux chantaient à s'en rompre les cordes vocales. C'était la saison des amours.

Comparé au château de Dunvegan, véritable place forte, celui d'Inverie n'était qu'un simple manoir. Tout en pierre grise, il comptait à cette époque un seul étage, en plus du rez-de-chaussée. Sur le devant s'ouvrait une large cour, à laquelle on accédait depuis le chemin, par la gauche du château. Un petit mur d'enceinte en faisait le tour, à peine plus haut que la moitié d'un homme. Il était plus là pour délimiter la cour que pour faire une véritable enceinte. S'il n'était pas haut, en revanche, il avait été construit tout en longueur.

Nous descendîmes de cheval avant d'entrer dans la cour. Les écuries étaient comme dans mon souvenir, sur le flanc gauche du manoir, tout de suite après l'entrée de l'enceinte, délimitée uniquement par deux hauts piliers surmontés d'une pierre taillée en forme de boule sur laquelle étaient gravées les armoiries du clan.

A peine avions-nous franchi la porte que mon regard se porta machinalement vers le grand chêne, sur ma gauche. La branche à laquelle mon frère Alec avait été pendu était toujours là. La corde en avait été retirée depuis fort longtemps, de même que la balançoire de nos jeux d'enfants. Je me fis le serment d'en remettre une, un jour, pour mes propres enfants.

Un homme grand, à la chevelure blanche soigneusement entretenue et à la barbe fleurie, nous attendait en haut des marches du perron. C'était Alex Gordon, l'intendant.

Hugues qui menait notre petite troupe s'avança aussitôt vers lui. Les deux hommes se sourirent et se saluèrent amicalement. Hugues m'avait parlé de lui, en chemin, trouvant cela plus intéressant que d'écouter les histoires d'Ed et de Malcom. Je savais que c'était un homme fiable et fidèle à mon oncle. Je ne doutais donc pas qu'il ait fait du bon travail ici, au cours des années passées.

- Alex, nous voici donc. Tu reconnais peut-être Edward et Malcom, ainsi que John et Humphrey. Et voici Kyrian MacLeod, le neveu de Craig et fils de Roy.

- Bienvenue ici, Kyrian, dit Alex. Je suis heureux de faire ta connaissance.

- Merci, moi aussi, je suis heureux de vous rencontrer et... finalement, de revenir ici.

Sa poignée de main était franche et chaleureuse et je me sentis en effet, pleinement en accord avec mes paroles, malgré les souvenirs pénibles que je gardais de mon dernier jour ici, des années plus tôt.

**

Le perron comptait cinq marches pour permettre l'accès à la porte principale qui ouvrait sur un vestibule donnant lui-même sur la grande salle commune. Nous le gravîmes rapidement et Alex nous conduisit dans la salle. Edward et John s'occupèrent des chevaux avec le palefrenier avant de nous rejoindre, mais bien vite, nous laissâmes les hommes dans la grande salle et Hugues, Alex et moi-même gagnâmes le petit salon qu'Alex avait transformé en bureau.

- Voilà tous les livres de comptes, dit-il, et divers autres documents. J'ai déjà préparé un certain nombre de choses à remettre à Craig MacLeod. Nous pourrons regarder tout cela en temps voulu. J'ai fait de mon mieux, ajouta-t-il.

- Mon oncle vous fait confiance, Alex, dis-je. En venant jusqu'ici, il ne m'est pas apparu que le domaine se portait mal. Nous avons traversé des villages en paix, vu des paysans aux champs, entendu les basses-cours et les cris des bêtes.

- C'est vrai. Cela n'a pas été facile les deux premières années. Sans pour autant parler de grande prospérité, je dirais cependant que les affaires tournent bien.

- Merci, dis-je avec un franc sourire.

Nous parlâmes encore un moment, sans entrer dans les détails. J'émis cependant le souhait de passer quelques jours ici avant d'entamer la visite de toutes les terres. Alex agréa volontiers et Hugues comprit cette envie. Nous regagnâmes alors la salle commune où un bon repas nous fut servi. Puis, le soir tombant, je sortis un moment.

La nuit était calme, un peu brumeuse. J'entendais monter jusqu'à moi le doux clapotis des vagues sur la grève, à un mile environ en contrebas. Par temps clair, on pouvait voir toute la baie et la presqu'île de Morrar, en face. Au-dessus du manoir s'étendaient les flancs du Sgurr Coire Choinnichean, la montagne qui nous protégeait des vents du nord.

La cour était déserte, tous les hommes étaient à l'intérieur. De l'écurie, je perçus le renâclement d'un cheval, c'était celui d'Hugues. L'instant d'après, sa main se posa sur mon épaule.

- Alors, petit ?

Il lui arrivait encore d'user de ce mot pour m'appeler. J'esquissai un sourire.

- Ca va. Je suis content d'être revenu.

Je marquai un temps de silence avant d'ajouter :

- Malgré tout. Sincèrement.

- Je sais. Et je comprends. Il faut s'occuper du présent. Et de l'avenir. Luxley paiera un jour pour ses crimes. Et ils sont nombreux. Jennie, Alec et toi, sans compter les domestiques, n'avez pas été les seuls à subir sa violence.

- J'espère un jour lui porter un coup fatal.

- Ils sont plusieurs à penser comme toi et à garder cette flamme dans leur cœur. Mais prends garde à ce qu'elle ne t'étouffe et ne t'empêche de voir tout ce qu'il y a à accomplir.

- Tu es sage de me le rappeler. Et j'espère que tu seras là encore longtemps, pour ce faire !

- Oh, gamin ! Je n'ai pas encore un pied dans la tombe ! répondit-il de ce ton bourru qui cachait bien souvent son humour et sa générosité.

Je bougeai lentement la tête et il me lâcha l'épaule, mais demeura auprès de moi, le visage tourné vers la baie. Nous restâmes silencieux un moment, plongés dans nos propres pensées, puis j'osai dire :

- Hugues, j'aurais une question à te poser. Enfin... peut-être plusieurs, et une en particulier.

Mon ton l'avait interpellé et il fut aussitôt toute ouïe, je le sentis d'instinct.

- Je t'écoute.

- Eh bien... Je me demandais...

J'hésitai encore un instant, puis me lançai :

- C'est quoi, l'amour ?

Je le sentis prendre une longue inspiration et s'il n'avait pas fait nuit noire, j'aurais pu voir ses sourcils épais se lever bien haut sur son front et son visage s'ouvrir d'étonnement.

- Humpf, ma foi... Je ne sais pas si je suis le mieux placé pour te répondre...

- Certainement mieux qu'Ed ou Malcom, non ?

Il eut un petit rire.

- Ce que je peux en dire, c'est que... Le jour où cela t'arrivera, tu le sauras. Je peux aussi te dire que c'est une flamme qui te brûle tant et plus que si elle ne trouve l'apaisement, elle te consume jusqu'à la moelle de tes os, jusqu'à la dernière goutte de ton sang. Mais elle est aussi ce qui te fait te sentir sacrément vivant. Oui, un sacré homme bien vivant. Et ce qui est certain... C'est que ce n'est pas du tout ce que tu as vécu la nuit dernière. Cela... Cela n'était qu'amusement plaisant.

Ce fut à moi d'émettre un petit rire :

- Merci de ta réponse. Je m'en souviendrai.

Et je ne croyais pas si bien dire.

Le silence nous enveloppa à nouveau au point que je me demandai à un moment si Hugues était encore avec moi ou si je ne l'avais pas entendu rentrer dans la maison. Il pouvait être parfois plus silencieux qu'un chat. Sa voix se fit entendre une dernière fois dans la nuit profonde :

- Cette terre est une belle terre. Tu auras à faire quand ton temps sera venu.

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