Chapitre 1

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Château de Lures, 16 Avril 1716

C'était un frais matin de printemps. Un matin couvert de rosée et de fleurs épanouies. Assis sagement dans l'un des petits salons de la belle demeure, un jeune garçon attendait. On se tenait tel une statue, immobile. Mais ses mains étaient moites, son cœur battait un peu vivement et le sang courait dans ses veines. Il s'efforçait de garder impassible son visage juvénile, qui conservait encore un peu les rondeurs de l'enfance. Ses yeux bleus se tournaient souvent vers la porte dont il fixait la poignée immobile avec inquiétude.

De cette pièce, il lui était impossible d'entendre les cris de sa mère à l'étage, ni de savoir ce qu'il en était de l'accouchement. La naissance était-elle proche ? Combien de temps cela durerait-il encore ? Son père n'avait pas l'air d'en savoir plus, il le devinait aussi tendu que lui-même. En plus soucieux, certainement.

François était trop jeune lorsque sa mère avait fait ses deux fausses couches précédentes. Mais il gardait un souvenir très vif du décès de sa jeune sœur, Amélie, deux ans plus tôt. Elle était née au terme d'une longue journée d'hiver, mais sa vie avait été courte : elle n'avait pas vu le printemps arriver. Et c'était un nouveau printemps qui, peut-être, allait lui apporter enfin le frère ou la sœur tant espérés.

Il était le premier né, l'héritier mâle d'un beau domaine appartenant à la vieille noblesse française, celle dont les ancêtres avaient brillamment fait parler d'eux au cours des siècles passés, servant le roi, combattant avec panache, qui l'Autrichien, qui l'Espagnol, tous l'Anglais. D'aucuns avaient fait les croisades, d'autres encore avaient pacifié l'Occitanie. Cela était loin, maintenant. Et, en ce début de Régence, la France était en paix ou presque.

D'ailleurs, François se préoccupait fort peu de politique, et encore moins de guerre. Ses pensées étaient toutes tournées vers sa mère, et l'enfant à venir.

Couché à ses pieds, un grand chien fauve dormait paisiblement. Ce spectacle le calma quelque peu : Canaille avait un bon instinct et si sa mère avait été en danger, il aurait été plus nerveux. De temps en temps, l'animal poussait un gros soupir, ses babines s'entrouvraient légèrement, alors que ses yeux demeuraient fermés.

François n'osait tendre la main pour le caresser, se contentant de le regarder à chaque bruit qu'il faisait, comme si cela pouvait le guider, lui donner une quelconque indication sur ce qui se passait à l'étage.

Il avait été réveillé dans la nuit, bien avant minuit, par une longue plainte de sa mère. Depuis quelques jours, elle avait les traits tirés, elle disait que le bébé était lourd. Il avait entendu une servante murmurer que Madame allait bientôt accoucher. Aussi n'avait-il pas été surpris par cette plainte, juste un peu inquiet.

Très vite, Madeleine, une des domestiques, était venue le chercher. Son père la suivait.

- Lève-toi, François, tu vas dormir en bas. Madeleine a préparé un lit sommaire sur les fauteuils de la bibliothèque. Elle va te servir un lait chaud.

- Bien, père, avait-il simplement répondu en enfilant la robe de chambre que lui tendait la domestique.

Puis il l'avait suivie au rez-de-chaussée et dans les couloirs menant à la bibliothèque. Là, en effet, un lit avait été préparé pour lui. Il s'assit sur le fauteuil où des couvertures et un drap l'attendaient. Il ne s'était pas couché tout de suite, il avait attendu le retour de Madeleine avec la tasse chaude, le lait fumant et le miel fondant.

- Madeleine..., avait-il murmuré avant de boire une gorgée.

- Oui, Monsieur ?

- Est-ce que... Est-ce que ça va être long ?

- Cela est difficile à dire, vous savez. Mais Madame votre mère est très courageuse. Ne soyez pas inquiet. Demain, vous la reverrez et vous verrez aussi votre petit frère.

- Vous pensez que je vais avoir un petit frère ? Cela pourrait bien être une petite sœur, non ?

- Ma foi, oui ! Cela se pourrait. Maintenant, buvez votre lait. Et dormez. Si vous avez besoin, appelez-moi, termina-t-elle avec un sourire.

Il lui répondit par un sourire semblable et s'empressa de boire avant de reposer la tasse sur un guéridon. Il était seul, désormais, avec ses inquiétudes de jeune garçon.

Avait-il dormi ? Il en doutait. Pourtant, Madeleine aurait pu assurer que oui, car elle était passée à deux reprises pour voir si son jeune maître ne manquait de rien. François n'avait pas bougé. Alors que les premiers rayons du soleil entraient dans la pièce, cependant, il lui avait semblé qu'il venait à peine de s'étendre. Il s'était rendu à la salle à manger : la table y était dressée comme à l'habitude. Mais ni son père, ni sa mère bien entendu n'étaient présents. Il avait déjeuné seul, Madeleine l'ayant juste rassuré.

Puis il avait vu son père, un moment. Avant d'être renvoyé au salon avec un livre qu'il n'avait pas ouvert. Depuis, il attendait.

**

J'ai donc vu le jour par un matin de printemps, au château de Lures. Il paraît que mon frère, François, était au moins aussi impatient que mon père de faire la connaissance de ce bébé inespéré. Il faut dire qu'après plusieurs fausses couches et le décès prématuré de ma sœur, je faisais figure de survivante. Cependant, alors que je poussais mes premiers cris, j'ignorais encore que cette première expérience allait marquer toute ma vie et m'être bien utile à plusieurs reprises.

On m'a raconté, plus tard, et jamais François n'a infirmé ces dires, qu'il avait fait la grimace en me voyant, car j'étais toute rouge, toute fripée et couverte d'une épaisse chevelure noire. Seule cette dernière était restée, car j'avais plutôt le teint pâle et les rides ne reviendraient qu'avec l'âge et les aléas de la vie. Mais cela n'allait rien changer à l'amour profond qui allait nous lier, mon frère et moi. Même si huit années nous séparaient, François veillait sur moi et me passait tous mes caprices. Je le suivais partout, dès que j'ai su marcher. Avec lui, j'allais découvrir le monde qui, pour mes premières années, allait se limiter au vaste parc et aux bois entourant notre demeure. C'était un terrain de jeux qui me semblait infini, or, depuis, j'ai parcouru plus vaste et plus étendu encore, à m'y perdre les yeux et l'âme, mais à m'y enrichir le cœur.

Ce matin-là donc, toute la famille se réjouissait de ce que ma mère ait pu mener une grossesse à son terme, que la naissance n'ait pas été trop difficile et que l'enfant comme la châtelaine se portaient bien. Je fus, comme tous les enfants de cette époque, baptisée très vite, des noms d'Héloïse, Marie, Madeleine. Héloïse était le prénom de ma grand-mère paternelle que j'eus la joie de connaître et qui vivait avec nous. Elle était la seule de nos aïeux encore vivante à ma naissance.

Mon plus lointain souvenir remonte à une expédition dans la cuisine, à cet âge où François, grandissant, avait toujours faim. Il s'y était glissé en l'absence de Madame Frémont qui veillait sur les lieux comme un garde surveillant le trésor d'un grand roi. Je devais faire le guet, ou quelque chose comme cela... Mais un petit chat gris était passé devant moi et je l'avais suivi dans le couloir. J'en avais laissé ce pauvre François assis à table, à dévorer une partie du repas prévu pour le soir. Il en avait été grondé. J'en avais été désolée. Il ne m'en avait pas voulu pour deux sous...

J'aurais pu devenir une enfant capricieuse et une jeune fille insupportable, si tout le monde dans la famille avait eu le même comportement que François. Certes, mon père avait facilement lui aussi tendance à se laisser attendrir par mes regards embués lorsque j'étais grondée, mais ma mère, elle, veillait. Mon père était grand, le visage un peu rond, les cheveux comme les yeux bruns, mais qu'il couvrait toujours de cette perruque blanche que portaient les hommes de cette époque. ll approchait de la quarantaine quand je vis le jour. Ma mère, elle, était une femme petite, au visage austère, éclairé seulement par de beaux yeux bleus dont j'avais hérité. Elle était dure et exigeante et manifestait peu de marques de tendresse, que ce soit vis-à-vis de moi-même ou de François. Mais elle avait à cœur de nous élever avec rigueur et intelligence. Avec elle, très tôt, j'appris à faire face à une personne au caractère trempé : cela m'en donna aussi, plutôt que de m'endormir sous de tendres gentillesses. Ainsi, je sus très vite déceler ce qui n'était qu'onctueuse flatterie et reconnaître également un esprit brillant d'un fade courtisan.

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