Chapitre 2 (première partie)

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Note aux lecteurs : ce chapitre est un des plus durs que j'ai eu à écrire. Il comporte des scènes violentes et tragiques. Si vous ne vous sentez pas de le lire, vous pouvez néanmoins me demander par messagerie un petit résumé ou quelques explications pour enchaîner avec la suite.

Château d'Inverie, 15 septembre 1716

J'aurais voulu me boucher les oreilles, fermer les yeux. Ne rien voir, ne rien entendre. Mais il était des choses qu'on ne pouvait ignorer, même quand on était un petit garçon de six ans.

Le corps rougi de mon frère n'était pas encore raidi par la mort, mais se balançait lentement au bout d'une corde, à la branche du grand chêne, dans la cour. Là-même où, au printemps précédent, il avait installé une planche retenue par deux cordes pour nous permettre à moi-même et à Jennie, notre sœur, de jouer.

Debout devant le supplicié, deux soldats anglais montaient la garde. Deux autres se trouvaient devant la porte du manoir, quatre encore sous le porche de pierre, gardant les chevaux et la petite voiture avec laquelle ils étaient venus pour collecter les taxes. C'était une des nouvelles dispositions de la Couronne d'Angleterre : tous les nobles d'Ecosse devaient payer une taxe de propriété que les Ecossais avaient surnommée "la taxe de soumission". Le refus de mon frère, Alec, l'avait conduit au bout de cette branche, après avoir été violemment fouetté. Quant à Jennie...

Dès que la petite troupe solidement armée était arrivée, Wendy et Mary, la cuisinière et femme de chambre, m'avaient ordonné d'aller me cacher dans ma chambre. Mary en avait fermement verrouillé la porte. Je ne pouvais sortir. Mais j'avais vu, en regardant par la fenêtre. Et entendu. Les aboiements des soldats, les coups portés sur le dos de mon frère. Les supplications des quatre domestiques. Les claquements des fusils. Et les cris de ma sœur...

Dans la chambre voisine, le lit craquait sous les coups de reins du capitaine John Luxley. Jennie avait crié dans la cour, mais, après, quand il l'avait entraînée dans la maison, elle s'était tue. Je me demandais, effrayé, si ma sœur était encore vivante. Si Mike le palefrenier, John l'homme à tout faire, et Wendy et Mary étaient encore de ce monde ou si j'étais le seul survivant.

Enfin, les bruits cessèrent. Mais j'eus l'horrible confirmation que ma sœur était encore en vie car j'entendis résonner les paroles du capitaine :

- Tu as de la chance, little bitch... beaucoup de chance que je manque de temps. Sinon, j'aurais laissé mes hommes s'amuser un peu avec toi. Mais nous avons à faire à Finiskaig avant le soir. Allez !

Je perçus encore quelques bruits sans pouvoir vraiment les identifier, puis les pas du soldat martelèrent le sol et je compris qu'il quittait alors la chambre de Jennie. Peu après, ce furent des ordres lancés en anglais, que j'eus du mal à saisir, puis, enfin, les sabots des chevaux qui s'éloignaient.

**

Je restais figé, toujours caché sous le lit comme me l'avait ordonné Mary. Je n'entendais plus rien, aucun bruit ne parvenait plus ni de la maison, ni du dehors. Mon visage était couvert de larmes. Après un temps indéterminé, je me décidai à quitter mon abri. Au-dehors, déjà, les ombres du soir s'avançaient. Mais il faisait encore suffisamment jour pour me permettre de distinguer le corps supplicié de mon frère, se balançant légèrement au bout de la corde, et ceux, étendus, des quatre domestiques. Un long frisson me secoua et, le regard dur, j'essuyai rageusement mes joues.

Je m'avançai vers la porte, mais je ne pouvais sortir de la pièce puisqu'elle était verrouillée de l'extérieur. Je réfléchis un moment, m'avançai à nouveau vers la fenêtre. Même si la demeure ne comptait qu'un seul étage, elle était quelque peu surélevée et il y avait trois bons mètres de hauteur entre le rebord de la fenêtre et le sol. Fort heureusement pour moi, de la paille avait été apportée pour les chevaux dans la matinée et, courageusement, j'enjambai le rebord et sautai. Après tout, ce n'était pas la première fois que je le faisais. Je me dirigeai vers la porte d'entrée, laissée grande ouverte par le capitaine Luxley. Mais avant de monter les quelques marches, je m'arrêtai devant les cadavres des domestiques. Aucun n'avait survécu au coup de fusil tiré dans son cou. Je les fixai un moment, incrédule, puis posai doucement une main affectueuse sur les joues de Mary, lui fermai les yeux. Je fis de même avec les trois autres et me signai. Alors seulement, j'entrai dans la maison en me demandant ce que je trouverais dans la chambre de ma sœur.

Le spectacle terrible me frappa encore plus que ce que j'avais vu au-dehors. Elle gisait, nue, sur son lit, ses vêtements en lambeaux éparpillés autour d'elle. Du sang s'écoulait d'entre ses cuisses, des traces rouges marquaient sa peau sur ses bras, sa poitrine, ses jambes. Je voyais ses petits seins se soulever doucement, au rythme de sa respiration et je fus alors certain qu'elle était vivante. Malgré tout, dans mon âme d'enfant, je me demandai s'il n'aurait pas mieux valu pour elle qu'elle mourût. Et cette pensée me fit un étrange effet.

- Jennie..., appelai-je doucement en m'approchant d'elle et il me sembla que ma voix résonnait bizarrement sur les murs de la chambre.

Elle ne bougea pas, alors j'insistai un peu plus et répétai :

- Jennie... Jennie ! Il ne faut pas rester là... Lève-toi !

Elle ouvrit les yeux, un rictus de douleur déforma son joli visage. Je tirai sur le drap et la recouvris en partie. Puis je répétai :

- Il ne faut pas qu'on reste là. On va aller voir Oncle Craig.

- Kyrian...

J'eus du mal à reconnaître la voix de ma sœur. Mais déjà, je m'activai, pris le broc d'eau, en versai dans la petite cuvette de faïence, préparai un linge propre.

- Essuie-toi... Je vais te chercher des vêtements. Il faut partir, dis-je encore.

Abattue, frissonnante, meurtrie, Jennie se redressa dans le lit. La tête lui tournait, la douleur la traversait encore, de part en part. Mais je la bousculai aussi. Elle prit son courage à deux mains pour se lever, tituba jusqu'à la table et se lava sommairement. Je l'aidai à se rhabiller, aussi bien que je le pus car je n'étais pas familier de cette tâche.

Quand elle fut prête, je lui pris la main et nous sortîmes de la pièce. Nous traversâmes la salle commune et j'entrai d'un pas décidé dans la chambre de notre frère dont la porte était grande ouverte. Je me dirigeai vers le coffre où je savais que ce dernier rangeait notre argent, mais il avait été vidé. Luxley ne nous laissait rien et je serrai durement les poings.

- Ils ont pris l'argent, dis-je simplement en revenant dans la pièce.

Ma sœur me regarda d'un air absent, puis elle se secoua et dit :

- Il y en a ailleurs.

Elle entra alors dans les parties communes, prit sur la grande cheminée un de ces pots de terre dans lesquels on conserve du sel, des épices. Elle en sortit quelques pièces. Nous n'irions pas loin avec, mais cela pourrait être suffisant pour atteindre Dunvegan.

Nous quittâmes alors la maison et Jennie s'arrêta, horrifiée, sur le seuil. Tout ce qu'elle avait subi lui semblait presque dérisoire face à ce qu'elle découvrait. L'horreur s'ajoutait à l'horreur.

- Alec..., souffla-t-elle en portant ses mains à son visage et en se couvrant les yeux.

- Il faut partir..., insistai-je encore. Nous n'avons plus le choix. Viens !

J'avais lâché ce dernier mot comme un ordre. Nous nous dirigeâmes vers l'écurie, mais une autre mauvaise surprise nous y attendait : les deux chevaux que nous possédions avaient été emmenés par les Anglais.

- Maudits ! sifflai-je, et ma vue devint rouge.

Je ressortis de l'écurie, levai les yeux vers le ciel : nous devions nous mettre en route, pour faire deux ou trois miles avant la nuit et trouver un premier abri.

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