14. Il voulait juste partir

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C'est d'un pas traînant que ma carcasse parvient jusqu'à sa dépendance cachée derrière le feuillage de l’acacia élégant. Heureusement qu'il m'a commandé un Over. Je n'aurais pas eu la foi d'effectuer le trajet en vélo dans mon état. Mon dos hurle de douleur, mais tant qu'il peut bouger, je me dis que ce n'est que superficiel.

Je ne sais pas ce qu'Igor a encore l'intention de réclamer, mais je prie pour que ce soit bref.

L'un de ses sbires, Ahmed, m'ouvre avant que je n'aie le temps de sonner et m'emmène directement à l'étage. Le bureau d'Igor est inhabituellement saturé.

Trois hommes – je reconnais Marius, le portier habituel, parmi eux – sont alignés debout contre la bibliothèque, façon peloton d'exécution. À juste titre, puisqu'Ibrahim fait rouler un 9mm entre ces doigts, dans leur direction approximative. Un autre gus, dans un coin, croise les bras de manière féroce et Igor trône en appui sur son bureau, en maître des lieux.

Alors je comprends que ce cirque peut se dénouer rapidement ou traîner de manière insupportable.

Bao, mon homologue prostitué, s'est tiré. Hier soir, quelqu'un a fouiné dans le bureau d'Igor pour rendre au gamin son passeport. Or, les seuls qui auraient pu avoir accès au lieu à ce moment-là sont les trois gars alignés comme des criminels le long de cette étagère.

Je blêmis. Je sais qui a fait le coup, bien évidemment. Mais je ne peux pas dénoncer ça ! Dire que j'ai considéré – à tort – pendant des années, Bao comme un minable prêt à vendre son cul à n'importe quelle ordure pour faire plaisir à Papa Igor... Je ne savais pas qu'il était à ce point en souffrance, que sa situation ici le pesait, qu'il n'en pouvait plus de ce « job » et qu'il voulait juste rentrer revoir sa famille en Thaïlande. Ça me déchire, à présent, de lui avoir porté si peu d'attention, d'affection. On aurait pu se soutenir, s'entraider. Au lieu de ça, il est d'abord allé supplier Igor, qui a refusé de le laisser partir. Alors Bao est allé pleurer auprès de quelqu'un d'autre et ce quelqu'un, qui l'a aidé, va payer aujourd'hui.

C'est injuste. Profondément injuste. Je suis lessivé, je veux rentrer chez moi et la meilleure manière serait de parler. Mais je ne parlerai pas. Je ne suis pas encore vidé de tout honneur à ce point.

— Alors ? m'invective Igor, agacé par mon silence.

— Igor... C'est juste un gamin qui voulait rentrer chez lui. Ce n'est pas si important...

Il s'esclaffe d'un rire d’hyène et décroise ses bras pour avancer vers moi d'un pas menaçant. Par réflexe, je recule et me cogne contre le gars qui m'a fait monter.

— Est-ce à toi de décider ce qui est important ou non ? Je ne crois pas. Parle, je te file cinq cents balles et Mikhaïl te ramène chez toi. Vite fait, bien fait.

Au fond, Igor se fiche pas mal que Bao soit parti. C'est dommageable pour son business, mais des garçons dans le besoin, il en trouvera d'autres. Non, ce qui importe à Igor est de savoir qui, parmi ses hommes, est capable de le trahir à la première supplique d'un mioche.

— Je ne peux pas.

Ma voix tremble alors que j'entrevois sa réaction future à mon refus. Ça ne traîne pas. Il lui suffit d'un regard et le type patibulaire, qui stationnait dans le coin, engage les hostilités avec un aimable crochet dans l'estomac.

Je pense que, même dans mon état normal, je n'aurais pas encaissé. Endolori et meurtri après ma chute, le coup me plie en deux et je tombe à genoux.

— Tu tiens vraiment à jouer à ça, Ejay ?

— Tes hommes sont fidèles, Igor. Celui qui a fait ça a juste voulu rendre service. Ce n'était pas pour te trahir...

Sa serre de rapace tire mon oreille et l'autre main – celle qui a le plus de bagues – envoie un coup de poing à travers ma mâchoire.

— Ce n'est pas ce que je veux savoir ! braille-t-il. J'attends une réponse simple à une question simple. Qui a fait ça ?

Je reste muet, davantage parce que je suis tétanisé et terrorisé. Même si j'avais voulu parler, je ne suis pas certain que les mots auraient pu sortir de ma gorge. Igor soupire de lassitude. Quand il reprend la parole, c'est à ses hommes de main qu'il s'adresse.

— Prenez le relais. Sauf toi Lobster. J'ai besoin que tu me remplisses d'eau la grande bassine dans la remise à côté.

Le dénommé acquiesce, bien au fait de ce que son patron compte en faire. Moi, j'aimerais pouvoir hurler, griffer, me débattre, mais je n'ai plus d'énergie pour ça. Chaque nouveau coup m'assomme. J'aimerais pouvoir perdre connaissance, mais les deux brutes me relèvent entre chaque salve, tirant sur mes cheveux ou mon col, puis cinglant mon visage d'une gifle pour s'assurer que je suis toujours bien . Après quoi, c'est un nouveau coup de genou dans les côtes ou un nouvel uppercut qui renvoient valser des chandelles devant mes yeux.

Quand Lobster revient de la pièce d'à côté, avec un large bac d'eau entre les mains, je me sens comme un spectateur de cette mise en scène affligeante, dévisageant mon sort avec indifférence. Après tout, si les hommes d'Igor ont la main trop lourde et que je meurs ici, c'en sera fini de ces histoires d'Alters. Fini de cette traque, cette conspiration. Fini les jobs de merde pour ce patron clingé.

Mais je ne pourrais plus revoir Lucas. Ni Aedhan.

L'un des deux exécutants attache mes mains dans mon dos, tandis que l'autre attrape mes cheveux afin de faire ployer ma tête vers le bac d'eau. À la vue de cette surface sombre et inquiétante, je me réveille enfin. Je crie, je me débats et je supplie Igor. Les trois à la fois.

— Non Igor, non ! Pitié, ne fais pas ça !

— Tu vas te décider à parler ?

— Je peux pas !

— Dans ce cas...

Alors que je sens la pression contre ma nuque pour me faire basculer, le bourdonnement revient dans mon crâne. Le même que lorsque le policier tenait fermement mon poignet, que je me suis senti acculé et en danger. Il revient m'assaillir, fulgurant. Mais une voix stoppe tout.

— Arrête Igor ! C'est moi le responsable.

Le bourdonnement cesse. Je relève mes yeux de concert avec les mouvements de têtes qui se tournent vers l'individu qui a parlé. Au fond, c'était exactement ce qu'espérait Igor : que le cœur d'artichaut, suffisamment mou pour laisser Bao filer, intervienne pour sauver un autre gamin de la torture.

Marius venait de se dénoncer pour sauver ma pomme.

*

Recroquevillé en chien de fusil sous sa couette moelleuse, je savoure avec réconfort le fumet du chocolat chaud que m'apporte Lucas.

J'ai les yeux rougis et gonflés. J'ai réussi à pleurer tout à l'heure, blotti contre son corps chaud et tendre de grand échalas. Ça m'arrive rarement. Et ça m'a fait du bien.

Mon corps est dans un état épouvantable. Lucas m'a forcé à plaquer un sac de petits pois surgelés contre ma joue gauche, a désinfecté ma lèvre fendue et a nettoyé le filet de sang qui coulait de mon nez. En plus de ce dos qui me tiraille toujours après ma chute, j'ai désormais les côtes qui s'enflamment au moindre mouvement.

Lucas s'allonge dans mon dos et vient m'envelopper entre ses bras. Même en y allant le plus délicatement possible, j'ai mal lorsqu'il me serre contre lui. Mais je ne proteste pas. J'ai besoin de sa tendresse.

— Viens vivre chez moi, Ejay. Il n'est plus question que tu dépendes de ce type. Je ne veux plus que tu le revoies.

Après qu'Igor m'ait libéré et fichu dehors, j'ai traîné mon corps en miettes le long des murs, jusqu'à l'angle de la rue. Là, j'ai appelé Lucas. Je l'ai supplié de venir me chercher entre deux sanglots. Il n'a pas posé de question, il est arrivé en taxi dix minutes plus tard et m'a ramené chez lui. Au vu de mon état et connaissant l'endroit où il m'avait récupéré, je n'ai pas eu besoin de lui expliquer. Il a parfaitement compris qui m'avait fait ça.

Je lâche un rire pathétique qui outrage mes côtes blessées.

— Pour qu'il vienne me récupérer chez toi plutôt que chez moi ?

— Je me démerderai pour déménager...

— Et ton local ?

— Tant pis, j'en trouverai un autre.

— Et tu feras comment pour vendre ?

— Ejay...

— Bordel Lucas ! Je sais pas comment faire ! Il me tient en laisse ! Il a pété un câble parce que Bao est parti ! Bao, merde ! Et si moi je me casse ? Comment il va réagir ? Il va faire cramer la ville entière ?

Ok, je reconnais, je bascule certainement dans l'hystérie, là, tout de suite. Je le vois bien dans la tête de Lucas et aux « chuuut » avec lesquels il me berce. Mais rationaliser ne m'aide pas à voir autrement la situation : je suis pris dans une foutue impasse ! Une impasse de laquelle je pourrais me tirer en escaladant les murs ou en bousculant ceux qui bloquent l'unique sortie, mais j'ai pas les couilles de faire ça. Je suis juste Ejay, cette pute paumée et ce dealeur de misère qui voudrait juste s'en sortir. Je ne veux pas me battre, je ne veux pas m'attirer d'ennui, je ne veux pas avoir à galérer, encore... Je veux juste vivre ma putain de vie en paix.

— Je peux pas m'en sortir seul... J'ai pas la force pour ça.

— Tu n'es pas seul, bébé. Je suis avec toi, d'accord ?

— Mais tu ne peux pas m'aider, Lu !

Malgré mes blessures, il s'arrange pour me tourner et me faire rouler vers lui. De la sorte, je lui fais face. Il attrape mes joues entre ses mains géantes pour être sûr que je me voie dans ses yeux-lacs.

— On va trouver un moyen Jay. On va se casser de cette ville, toi et moi, et je me fous de devoir recommencer ailleurs. Tant que je suis avec toi, je me fous du reste.

— Tu dis ça, mais...

— Je le pense vraiment ! Parce que je t'aime, Jay.

Je cligne des yeux. Peut-être que je suis en train d'halluciner cette journée. Peut-être que je me suis simplement pris un LB60 en pleine tête à la manif et que je suis dans le coma. Je ne vois pas quelle autre explication il pourrait y avoir au phénomène paranormal d'entendre Lucas prononcer ces fameux trois mots.

— Qu'est-ce que t'as dit ?

— Tu as très bien entendu.

— Redis-le !

Il affiche ce sourire gêné de celui qui s'est senti dépassé par ses paroles. Bientôt je ne le vois plus, il a rapproché ses lèvres des miennes pour m'embrasser. Quand il répète ces mots, leurs souffles se heurtent à mes commissures.

— Je t'aime.

— Encore.

— Je t'aime, espèce d'éclopé.

— Moi aussi, espèce de drogué échevelé.

— Comment tu peux connaître des mots de la langue française aussi peu usités ?

— Je connais aussi anachorète, transhumance et vésicule biliaire.

Il se met à rire ; d'une exclamation franche et positive, alors par effet de contagion, j'éclate d'enjouement à mon tour, même si mes côtes m'en veulent pour ça. On recale nos lèvres l'une contre l'autre, puis elles se décollent lorsqu'on s'esclaffe à nouveau.

J'étais au fond du trou en arrivant ici et Lucas a déjà réussi à me faire remonter la pente. Mieux ! À insuffler en moi ce sentiment auquel je n'osais plus croire : l'espoir. Nous discutons, nous agençons. Dresser de nouveaux plans m'aide à voir la lumière au bout du tunnel. Dès demain, nous organiserons notre départ. Bien sûr, il ne s'agit pas de faire les choses dans la précipitation. Il s’agirait du meilleur moyen de foirer la tentative. Non, il allait falloir la jouer fine, discrètement, continuer la comédie avec Igor. Jusqu'à ce que l'on soit prêt et qu'il suffise d'un coup de baguette magique pour disparaître !

Qu'est-ce que nous ferons de notre avenir ? Je l'ignore et peu m'importe, tant que je peux être à ses côtés.

Pour l'instant, je veux encore profiter de ses caresses chastes. Pas de pirouettes sexuelles ce soir, je ne suis pas en état. Heureusement, de simples baisers tendres suffisent à nous combler et à raffermir notre décision.

Mon portable sonne. Encore. Comme je voudrais le maudire.

— Ne réponds pas, me souffle Lucas.

— Il le faut. J'ai dit à Aran de me rappeler s'il avait des news sur ce qu'il s'est passé à la manif, cet aprèm...

Lucas me jette un sourire compréhensif et s'éloigne de mon étreinte à contrecœur, afin de me rapporter mon téléphone. Il s'enquiert du nom sur mon écran cassé et fronce un sourcil.

— « A » pour Aran ? interroge-t-il.

Je ne le contrôle même pas. Le rouge me monte aux joues instantanément et je détourne le regard.
J'étais si heureux deux minutes plus tôt. Pourquoi a-t-il fallu que j'omette Aedhan dans l'équation ? Pourquoi aurais-je dû seulement l’y inclure, en fait ?

— N... non... C'est un client. Juste un client.

Par réflexe, je remonte la couette contre moi, comme si je pouvais me cacher dedans pour me soustraire à son regard. Je sais qu'il ne me croit pas. Pourquoi me croirait-il ? Tout dans mon attitude crie le mensonge éhonté. J'ai honte, putain. Honte de ne pas lui avoir parlé de lui avant. Je sais que, là tout de suite, il rêverait d'avoir mon pouvoir pour savoir ce que je lui cache.

Mais il ne dit rien, il ne moufte pas, il n'en demande même pas plus. Il me passe simplement mon Blackphone.

Aedhan a envoyé un message après son appel ignoré.

A : Désolé, je ne veux pas donner l'impression de te harceler. Je voudrais juste savoir si on pouvait se voir rapidement, stp.

Le « rapidement » me met mal à l'aise. Depuis que je le connais, Aedhan a toujours été extrêmement délicat, poli, jamais pressant. Ce « rapidement » sonne comme une injonction qui ne lui ressemble pas. Ou à de la peur ? Je repense à son inquiétude, plus tôt, au téléphone, à son soulagement lorsque je lui ai dit que j'étais rentré sans encombre de la manif. Il n'a pas dit vouloir me voir à ce moment-là. Qu'est-ce qui avait changé en quatre heures ? Peu importe. Ma réponse sera la même.

Je soupire et parviens enfin à regarder Lucas en face.

— Excuse-moi, il veut un rendez-vous. Je réponds juste que je ne peux pas et on se couche après.

Mes doigts pianotent sur l'écran fissuré.

Jay : Désolé, je ne vais pas pouvoir te voir pendant un moment. Prends soin de toi.

Ni plus jamais, en fait. Je ne serais probablement pas guéri de mes blessures avant notre départ pour l'inconnu, à Lucas et moi. Alors c'est le moment d'oublier Aedhan. Même si mon cœur se serre à cette pensée.

Il ne tarde pas à répondre.

A : Tout va bien, Jay ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Je peux t'appeler ?

Surtout pas devant Lucas, non !

Jay : Oui, tout va bien. J'ai juste fait une mauvaise chute dans les escaliers alors je mets les rendez-vous en pause pour le moment.

Mon explication ne le convainc vraisemblablement pas. Il m'appelle aussitôt. Je jette un œil à Lucas, puis au téléphone, puis à Lucas... Et puis merde.

Je fais craquer mes muscles endoloris et parviens à me lever avec autant de facilité que si j'avais été pris dans du ciment. Je décroche juste avant qu'il ne tombe sur messagerie, et me précipite – aussi vite que je le peux – dans la cuisine.

— Allô ?

— Une chute dans les escaliers ? Vraiment ? Même les femmes battues n'emploient plus ce genre d'excuses ! Qu'est-ce qui s'est passé, Ejay ?

Son ton est rapide, haletant. Cela ne lui ressemble pas. Qu'est-ce qui lui est arrivé, à lui ?

— Mais je dis la vérité ! (Je suis bel et bien tombé dans les escaliers... pas uniquement, certes, mais je ne mens pas.) Tout va bien, je t'assure. Pourquoi tu t'inquiètes ?

Un silence m'accueille de l'autre côté. Lui qui semblait si prompt à m'inonder de paroles, il y a une seconde...

— Aedhan ? Que se passe-t-il ?

— Je... euh... beaucoup de choses... (Je l'entends à nouveau soupirer, comme s'il réfléchissait.) Est-ce que c'est ton mac qui t'a frappé ? C'est pour ça que tu ne veux pas m'en parler ?

Je suis sidéré. Je ne lui ai évidemment jamais parlé de mes relations houleuses avec Igor. Cela aurait été totalement inapproprié de le faire. Et là, il me sort ça ? De but en blanc ?

— Quoi ? Mais d'où tu tiens une chose pareille ?

— Dis-moi où tu es et laisse-moi venir te chercher, s'il te plaît.

— Non ! Pourquoi tu ferais ça ?

— Parce que je suis inquiet et parce que je peux te protéger.

Je reste muet quelques instants. Je sais que je suis menacé. Par Igor, pour commencer. Mais pourquoi ai-je l'impression qu'il me parle d'un autre danger ?

Lucas se faufile dans mon dos. Il a entendu la conversation. Je devrais y mettre fin au plus vite, pressentant que c'est à mon petit ami que je vais devoir une explication. Pourquoi ai-je commis la bêtise de décrocher ?

— Tu n'as pas à me protéger de quoi que ce soit, Aedhan ! J'apprécie ta sollicitude, mais nous n'avons pas d'autre relation que celle de client à pute. Quoiqu'il se passe avec Igor, cela ne te regarde pas. Et en ce moment, je suis à l'abri, chez mon copain. Donc je vais raccrocher et on discutera à un autre moment, d'accord ?

J'essaye d'opter pour un ton péremptoire, mais mon état déplorable ne laisse entrevoir aucune assurance dans mes propos.

— Je suis loin de te considérer seulement comme une pute Jay. Je tiens à toi et même si tu es convalescent, je voudrais vraiment passer te voir. C'est important, s'il te plaît.

— Quoi ? Qu'est-ce qui est si important ?

Lucas se place carrément devant moi cette fois. Cette conversation qui s'éternise l'agace à peu près autant que moi. Pas pour les mêmes raisons.

— Je ne peux pas t'en parler au téléphone. Dis-moi juste quand tu seras dispo pour qu'on se voie. Soigne-toi et n'hésite pas à m'appeler si tu as des problèmes, disons... d'une autre nature.

Sur ce, il raccroche enfin. Je n'ai pas le loisir de m'interroger sur le sens de sa dernière phrase. Lucas me bondit déjà dessus.

— Juste un client, hein ?

— Pardon Lucas...

— Bordel Ejay ! Mais ce type est raide dingue amoureux de toi ! Il faut que tu coupes les ponts !

Lucas s'est toujours montré tolérant quant à mon activité de prostitué. Parce qu'il sait que c'est mon gagne-pain et que je n'y mêle pas les sentiments. Mais si la limite est franchie, c'est une autre histoire.

— Je sais...

— Fais-le. Maintenant !

Je n'ai pas le temps de sentir mon estomac se retourner à l'idée de rédiger un message d'adieu dans mon état. Lucas serre les dents et laisse échapper un gémissement de douleur d'entre ses lèvres. Il attrape sa tête entre ses mains et se recroqueville sur lui-même.

Je comprends tout de suite de quoi il s'agit pour avoir déjà connu cette situation un paquet de fois : une crise migraineuse.

Les réflexes se mettent vite en route. Je lui tire une chaise pour qu'il s'assoie, diminue l'éclairage avec le variateur – la luminosité lui est insupportable dans ces moments-là – et pars chercher son sachet d'aspirine-maison pour en dissoudre une cuillère dans un verre d'eau.

Par le passé, j'ai pu parfois m'exaspérer à tort de ces crises, trouvant qu'il en rajoutait potentiellement une couche. Depuis que j'ai ce pouvoir empathique, je me fustige d'avoir osé penser cela un jour. Car c'est réellement douloureux.

Je m'installe à côté de lui et tente de lui faire boire son médicament, tandis qu'il écrase sa tête en implosion entre ses bras. Quand la première vague s'est calmée, je le lève doucement – oubliant un instant que je suis censé être convalescent, moi aussi – et le borde dans son lit. Je me place en cuillère dans son dos. Inversion de nos rôles précédents.

J'attends longtemps ainsi. Je pourrais dormir, mais je n'y arrive malheureusement pas après tant de chamboulements. Puis, je veux m'assurer que la crise de Lucas passe, avant de sombrer dans le sommeil.

Je finis par sentir son esprit reprendre consistance, se redéployer doucement, alors je me risque à lui demander :

— Ça va mieux ?

Il hoche la tête. Je me sens obligé de reprendre la conversation là où elle a été interrompue plus tôt.

— Je suis désolé de ne pas t'avoir parlé d'Aedhan plus tôt. Je voulais croire que c'était juste un client, mais je voyais bien que ça devenait ambigu avec lui ces derniers temps. Je te jure que je n'ai jamais rien fait d'autre avec lui que coucher pour de l'argent.

— Tu lui as envoyé le message ? répond-il d'une voix faible et pâteuse.

Je soupire et reprends ce maudit téléphone pour rédiger ce message que je ne veux surtout pas rédiger.

Jay : Pardon Aedhan, mais je pense qu'on ferait mieux d'arrêter de se voir. Ce n'est sain ni pour moi ni pour toi. Tu mérites quelqu'un avec qui tu peux partager une vraie relation. Au revoir.

Je montre le message à Lucas. Il hoche la tête. Il est rassuré. Moi, je ramasse mon cœur en miette lorsque je me recroqueville contre ses omoplates. Puis tâche de trouver le sommeil avec lui. Mais n'y parviens pas.

Aedhan a répondu, bien évidemment.

A : Je comprends Jay, mais cela ne change pas le fait que je doive absolument te parler de quelque chose d'important. Aucun sexe, aucun contact, juste une discussion. Et après, je sors de ta vie.

Je reconnais bien là son respect usuel, pas cette insistance. Et elle me déroute. Qu'a-t-il de si important à dire ? Qu'il m'aime, comme le pense Lucas ? Non, Ejay, non, ne rentre pas là-dedans. Dans une semaine, peut-être deux, je pars avec mon petit ami, alors peu importe ce que peut bien me vouloir Aedhan, ce n'est plus mon problème.

J'efface son message et prends un somnifère avec un antidouleur pour réussir à dormir.

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