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Samedi finit par arriver et c’est une chape d’angoisse qui m’étreint. C’est un des rares samedis sans run et je n’ai pas d’excuses pour partir faire mes balades. Je décide de me lever plus tôt. Peut-être que si je prépare le petit-déjeuner de Yoan, je me retrouvais dans mon rôle de mère, comme avant, ce sera un de ces week-ends fantastiques… comme seul Marcus pouvait les générer.

Yoan sort de sa chambre, le petit-déj est prêt. J’ai l’impression de ne plus le connaître. Il a tellement grandi. C’est presque un homme. Mais tout se joue dans son regard. Il murmure un bonjour sans que je sache s’il m’en veut de ma dernière virée ou s’il est juste encore endormi. Je danse d’un pied sur l’autre.

— Tu ne prends pas ton p’tit déj ? interroge-t-il. Tu veux que je te serve le café ?

— Non, tu es gentil, j’en ai déjà un…

Je saute sur l’occasion pour lui demander s’il a prévu quelque chose ce week-end.

— Lucie vient me chercher tout à l’heure, avec ses parents. On va à une sorte de chalet au bord d’un lac. Je voulais t’en parler…

Il suspend sa phrase et j’avale ma salive. Je ne dis rien parce que sur le coup je n’ai rien à dire. Je déglutis et lui verse un peu de jus d’orange. Il murmure un merci et n’ose pas me regarder. Je suis en train de le perdre, c’est sûr. Il le sait. Yoan est un petit bonhomme qui a déjà trop de sagesse. À ses yeux fuyants, je sais qu’il se sent coupable de me laisser toute seule, mais je ne peux pas lui en vouloir. Combien de fois l’ai-je fait sans aucune vergogne ? Il finit son petit-déjeuner alors qu’un klaxon retentit dehors.

— C’est eux, dit-il simplement.

— Mais tes affaires ? Tu as tout préparé ?

Il me fait un signe en direction de l’entrée où l’attend son sac à dos. Il m’embrasse rapidement et sans ajouter un mot file rejoindre Lucie.

Bruit de portière que l’on ferme, première, son d’un moteur qui s’éloigne. Je reste comme une conne, mon mug de café à la main. Il n’a même pas eu le temps de refroidir.

Pendant une heure je range la maison. J’essaie de m’occuper. La tentation est forte de mettre ma combinaison et d’enfourcher ma moto… Partir faire une balade. Mais la culpabilité me rattrape. De temps en temps, alors que je fais une lessive ou que je passe l’aspirateur, j’ai des flashs. Des flashs de notre existence d’avant, quand Marcus était encore là. Nos week-ends dans le side-car, notre vie à trois. Nos semaines bien réglées… routinières comme je les aimais. J’ai des flashs bizarres comme durant les premiers jours après la mort de Marcus. Je me rends compte que j’ai perdu mon fils. Il est en week-end avec une autre famille… c’est la pire chose qu’une mère puisse supporter et je ne suis pas sûre de pouvoir assumer ça.

Une fois toute la maison rangée, je me retrouve à ne plus rien faire au milieu de ce petit pavillon tout propre. C’est presque insupportable. N’y tenant plus, je m’habille, la combinaison se moule parfaitement sur mon corps. Je mets le casque, laisse dépasser mes cheveux. Malgré ma gène et ce qui vient de se passer, je ne peux m’empêcher de sourire. J’ai encore cette envie de séduire et d’être ce cliché éculé de la femme motard au corps sublime qui va faire tomber tous les mecs.

Je me maudis d’avoir ce genre de pensées. Je n’oublie pas que cette manie des balades est en train de me faire perdre mon fils. Tant pis pour cette fois, j’enclenche la première… au bout de la rue, Yoan n’existe déjà plus.

***

Le lundi arrive et la routine avec lui. Yoan a fini par rentrer, bien sûr, il a cours aujourd’hui. Si nous avons échangé plus de dix mots, c’est déjà beaucoup. Par pur défi, je n’ai pas demandé comment il avait passé son week-end. Je n’ai rien dit, me contentant d’assurer mon pseudo-rôle de maman. Lui-même n’a pas voulu en parler. Ou peut-être que si, mais mon attitude l’en a dissuadé. En allant au boulot ce matin, je me mords les lèvres. À quoi sert ce petit jeu avec lui ? Je ne veux pas le perdre et tout dans mes gestes va dans ce sens. Je ne suis plus une si bonne mère. Je le fus, j’en suis sûre. Alors que Marcus était encore en vie, je savais qui j’étais. Je m’occupais de mes hommes comme le dit l’expression, et ils étaient heureux. J’ai tout lâché quand Marcus est mort. Peut-être que je ne vois pas le nouvel homme de la maison qui, sans le vouloir, a pris les rênes de sa destinée et me laisse avec mes folies de course à moto et leurs dangers perpétuels.

***

La semaine passe, nous menons presque chacun nos vies séparément, mais cohabitons dans la même maison. Lorsque je peux rentrer plus tôt, je prépare le dîner. Sans plus de regards que nécessaire, nous mangeons et nos soirées sont silencieuses. Il fait ses devoirs, me demande du bout des lèvres si je veux vérifier. Je le fais, plus pour me donner l’impression d’être une mère que pour vraiment voir si tous les exercices sont correctement faits. Il a grandi trop vite et avec lui l’envie de réussir à l’école. Bien sûr, son travail est bien fait. Bien sûr, je n’ai jamais rien à redire. De temps en temps je pense à Lucie. Cette fameuse Lucie qui me l’a enlevé un week-end entier. À 11 ans, elle me ravit déjà mon fils et me voilà presque consentante.

***

J’ai jeté un coup d’œil aux forums et un run se prépare non loin de notre ville. Un grand rassemblement, illégal bien sûr. Je connais les organisateurs, ils ne laisseront rien au hasard. Je postule. Deux jours plus tard, l’adresse que j’ai créée spécialement pour les runs reçoit une réponse positive. Mon inscription est validée. Les infos pratiques arriveront quelques jours après. Ça sera pour un week-end. Je dois en parler à Yoan, mais comment lui dire ?

— J’ai un run la semaine prochaine.

J’affronte son regard. Je le soutins. Je plonge dedans pour mieux m’y perdre et ainsi ne plus voir ce qui nous entoure. Je ne dois pas me faire distraire par autre chose. Ce que j’annonce est déjà tellement difficile que j’ai mis deux jours pour me lancer.

Yoan ne dit rien, je vois sa mâchoire se contracter. Peut-être est-il en train de se dire que je le punis d’avoir passé deux jours avec la famille de Lucie. Peut-être est-il en train de se dire qu’il me doit bien ça. Il finit par hocher la tête et je me libère de son regard. Je reste debout au milieu du salon alors qu’il tourne les talons et monte dans sa chambre. Son silence entérine notre conversation, j’aurai mon run ce week-end et j’irai faire une de ces folles balades en moto. Tout est déjà prêt, l’hôtel, l’itinéraire. Plus qu’a prendre mon sac, ma bécane… ma culpabilité.

Gilles, le mécano, a tout vérifié. Lui aussi ne parle pas. Décidément je suis entourée d’hommes muets. Ce que je fais est-il si terrible que ça ?

— Pas terrible, me murmure la voix de Maggie soudain si présente dans ma tête. Dangereux. Marion, tu ne comprends donc pas que les gens qui t’aiment n’ont pas envie de te voir morte dans un accident de moto.

— Et toi ? dis-je, de la colère dans la voix. Et toi qui me parles sans détourner tes yeux de ce putain d’écran ? Tu penses comme eux ? Tu crois que si je décide d’aller faire ces courses, c’est par pur plaisir ?

Son souvenir se tourne vers moi, abaisse ses lunettes sur son nez. Elle m’envoie un rictus en coin, de ces sourires narquois qui vous retournent et vous font vous sentir si petit.

— N’est-ce pas le cas ?

Je boude et ne réponds pas. Je n’ai rien à dire.

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