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J’ai encore menti à ma mère en lui confiant Yoan. J’ai inventé une histoire de boulot, de week-end agence où la boîte partait pour une destination lointaine pour resserrer la cohésion du groupe. Ma mère a tout gobé, bien sûr, Yoan gardera le secret, je le sais. Et moi, je passe la première filant vers ma course folle.

***

Le run se passera en partie le jour et l’autre la nuit. L’endroit est magique, une grande plaine vide avec au loin une forêt. À des kilomètres de toute agglomération. Je me demande même si cette fois, le run n’est pas légal. Nous ne risquons pas de gêner pépé et mémé avec nos bruits de moteur ici. Pour le fun de cette course, le départ sera donné à 18 h. Le jour commencera à décliner et nous nous élancerons dans un merveilleux coucher de soleil. Nous finirons plein phare dans la nuit étoilée, loin des lumières artificielles.

La plupart des habitués sont là. Je les connais plus ou moins, mais serais incapable de les appeler par leur nom. Il y a deux autres femmes, mais l’activité reste très largement dominée par les hommes. Je ne fais pas ça pour gagner, mais pour me sentir vivre… je pense. C’est ce que je me dis depuis que j’ai commencé. Je cherche à m’accrocher à la vie. Celle d’avant la mort de Marcus. Je cherche, mais je sais que je ne pourrai jamais retrouver ces sensations. Il n’est plus là. Je veux alors du danger pour me punir. Me punir de quoi, je ne sais pas, mais me punir quand même.

***

Les vibrations de la moto remontent jusqu’à la racine de mes cheveux. Comme d’habitude, ils sont lâchés et dépassent largement de mon casque. Étrange contraste que leur couleur claire sur le noir de ma combinaison. Le casque intégral me met à l’abri, mais je sens, je vois le regard des autres. Je ne laisse personne indifférent, je le sais et sans en jouer, j’avoue que j’aime l’idée.

Nous sommes tous en ligne, le coup d’envoi va être donné. Les voitures des spectateurs font une immense haie de part et d’autre du circuit. À plusieurs centaines de mètres, elles se feront plus rares et nous serons livrées à nous-mêmes.

J’ai presque failli louper le départ, la moto bondit en avant, je perds un peu d’adhérence, mais retrouve vite le sol. Je fonce déjà à tombeau ouvert. Dans ce genre de run, il faut faire la différence dès les premiers mètres. Mais le terrain est terreux et rempli de cailloux. Nous sommes tous habitués à des courses de rues, ici, les spécialistes de l’enduro seront plus avantagés. De plus, aucune de nos motos n’est conçue pour ce type de sol. Pas grave, j’ouvre à fond. Je sens quand même la moto qui a du mal à attacher à la route. La poussière recouvre tout et la haie de voitures est à peine visible.

La première courbe arrive plus vite que prévu. Nous pénétrons déjà dans les bois. Je ne vois pas les autres. Je ne sais pas en quelle position je suis. Je fonce ; plein phare. Les arbres sont étranges, la route à peine visible. La forêt m’entoure et je sens son ambiance oppressante. La nuit n’est pas encore tout à fait tombée. Le crépuscule déforme les contours de la végétation et trouble mes sens. J’accélère quand même décidant de prendre tous les risques. Au final, je commence à me moquer de tout. De ce Marcus qui n’a pas voulu vivre plus longtemps que ça, me laissant avec ce morveux de 11 ans qui pense qu’il a déjà tout vu de la vie. Je me moque de moi et de mes cheveux qui volent derrière mon dos comme une flamme. Je me moque de Maggie et de son écran et de cette moto que je chevauche en espérant presque qu’elle m’envoie contre un arbre. Bizarrement, ces derniers s’écartent sur mon passage. Ils ne veulent pas de moi. Ils se détournent alors que je sens les vibrations de mon monstre qui s’intensifie. Je m’interdis de regarder le compteur, je file. Les arbres s’en vont, ils semblent me tourner le dos… comme mon fils qui s’en va ailleurs passer des week-ends avec d’autres. Comme Marcus qui s’en va mourir dans son coin me laissant avec toutes les responsabilités du monde. C’est indéniable, la forêt me repousse. Cent fois durant cette course ce soir-là, cent fois j’ai failli mourir. Cent fois j’ai voulu, mais cent fois la mort m’a rejetée. Et au bout d’un temps qui me paraît être une éternité, je sors enfin de cet enfer vert et sombre, rougeoyant dans ce crépuscule, je débouche sur la plaine, prête pour un 2e tour.

Et encore, alors que les tours s’enchaînent, je veux laisser partir la moto. Je veux qu’elle me conduise, où bon lui semble. Je ne veux plus de ce que je ressens au quotidien, je ne veux plus de ce Yoan au regard si dur, de sa maturité si précoce et de ses gestes d’adultes. Je veux revoir mon Marcus et je veux que les arbres m’aident. Mais les grondements rageurs de mon moteur les font fuir comme de petits animaux affolés par les phares des voitures. Je veux partir et j’ouvre les gaz à fond. J’ai l’impression de prendre tous les risques. La mort se moque de moi et de mes envies d’en finir. Rien n’y fait ; la route, malgré la médiocrité de son revêtement, est encore bien trop stable et je finis cette course sur deux roues. Épuisée, les mâchoires douloureuses d’avoir tant serrée les dents.

Quand j’enlève mon casque, les regards que je croise ne sont plus les regards lubriques de mâle en chaleur fantasmant sur mes courbes et mes longs cheveux blonds. Je lis la peur et le soulagement. Un organisateur s’approche. Il secoue doucement la tête. Il fait nuit maintenant, mais je vois ses yeux. Ils sont durs. Il a des reproches à me faire.

— T’es complètement folle Marion… malade, malade.

Je ne dis rien. J’ai conscience que cette course fut de loin la plus rapide que j’ai faite… la plus dangereuse aussi.

— Tu es interdite de run jusqu’à nouvel ordre, hurle-t-il. Je ne veux plus te voir ici, ni ailleurs. Tu as failli te tuer cent fois, et nous par la même occasion. T’as jamais piloté aussi mal et aussi vite… tu nous as fait une peur bleue. C’est terminé maintenant !

Je tente d’affronter son regard. Il ne plaisante pas, c’est vrai que j’ai conduit très vite… trop vite… Dois-je lui dire que j’ai voulu mourir cette nuit ? Je m’en abstiens, finalement il n’a pas à savoir.

***

Je finis le week-end à l’écart, personne ne veut de moi, ni me parler. Comme les arbres et la forêt. Je suis punie. Je rentre, doucement, en respectant toutes les limitations de vitesse. Une balade de santé. Je tremble un peu au moment où je pose la moto dans le grand garage. J’entends la télé, maman et Yoan sont là. Je franchis la porte. Le casque à la main, les cheveux défaits. Mon sac à dos sur une épaule. Mes grosses bottes font un sacré bruit sur le parquet. Ils arrivent vers moi. Ma mère se tord les mains. Elle semble sur le point de parler, mais se ravise, elle essaie encore. Je vois à sa manière de se comporter que quelque chose ne va pas. A-t-elle assisté à la course ? Impossible. Yoan, lui, a perdu son aura tout d’un coup. Il n’est plus aussi grand. C’est un petit garçon de 11 ans et il se jette soudain dans mes bras. Il m’enserre. Je sens à travers ma combinaison sa chaleur, son envie d’être au plus proche de moi. Je ne dis rien. Ils m’auraient suivi tous les deux ? Ils auraient pris la route pour assister à la course et auraient vu à quel point j’avais déconné, le nombre de fois où j’ai failli me planter ? C’est ça ? Et là, tout d’un coup, de me revoir en vie… ils n’en croient par leurs yeux.

— Il y a eu un accident, dit doucement Yoan en se détachant enfin de moi.

— Un accident ? je me remémore la course, non, je n’ai pas eu d’accident… pas faute d’avoir voulu… Qui ?

Il pose les yeux sur moi. Vraiment, il a perdu son regard dur. Je retrouve le Yoan d’avant.

— Lucie… Lucie et toute sa famille. Ils sont partis et ils ont eu un accident. Un grave accident, ce matin, c’était.

— Toute la famille est morte, croit bon d’ajouter ma mère.

Je la regarde. Elle est affolée, elle aperçoit enfin ma combinaison ; ce rend compte que j’ai fait un run. Elle est partagée entre l’envie de m’engueuler comme quand j’étais enfant et l’envie de se jeter, comme Yoan, dans mes bras en remerciant le ciel d’avoir gardé sa fille en vie.

— Maman, dit Yoan, ils sont tous morts. Lucie, sa sœur, ses parents, tous, maman.

J’enlève mon gant et lui caresse les cheveux. Je dépose un baiser sur sa tête. J’ai l’impression que ça fait des années que je n’ai plus fait un tel geste. Maman me serre l’épaule. Je sens à peine sa main à travers la combinaison. J’avale difficilement ma salive. C’est moi qui aurais dû mourir, pensais-je. J’ai envie de pleurer. Je plonge dans les yeux de Yoan.

— Jusqu’à quand la folie des adultes va-t-elle me priver des gens que j’aime ? demande-t-il.

Je me mets à sourire et respire enfin. À cet instant, je le sais, mon fils vient de m’être rendu.

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