La cage d'or

10 minutes de lecture

Je suis sa main, je suis son ombre. Je suis le frère qu'il n'a jamais eu, le valet qu'il ne peut délaisser. Je suis le feu de sa lame ; il est mon souffle. Je lui suis fidèle jusqu'à ma mort, et en fait, même la mort n'y pourra rien. Son sang est bien plus noble que le mien, il brûle d'une gloire souveraine. Moi, je suis le réceptacle macabre, celui qui le décharge de tous les sombres tracas. Celui qui lui permet de mieux briller, car il est notre roi. Je suis celui qui connaît tous ses désirs, celui qui connaît tous ses rêves. Je suis bien mieux qu'une vulgaire femme. Jamais personne ne pourra mieux le comprendre, mieux le servir. Je suis... Je suis celui qui le suivra par delà toutes les folies, qui mènera tous ses hommes à la plus horribles des morts. Car jamais nous ne perdrons, car toujours, dévoués corps et âmes, nous lutterons pour lui.

Me traînant péniblement jusqu'à la bâtisse des femmes, raccompagnée par la garde, je m'écroulai dans ma couche d'oreillers. Je me couvris la tête avec l'un d'eux, exaspérée, poussant un gémissement plaintif. J'avais lutté contre la peur de mon enlèvement, contre la tristesse, contre la colère... Mais rien, non rien ne m'était épargné. Entre la honte et la rancœur, je tournais inlassablement les dernières semaines de mon existence. A les tirer d'un côté comme de l'autre, la fin était toujours catastrophique : j'étais destinée à souffrir. Je ne savais pas si bien dire. Un poids m'étouffa soudain, pesant sur ma cage thoracique. Je me crispai puis poussai un cri strident. Un son étouffé en sortit, un coussin plaqué contre ma bouche. Je mâchai le tissu mouillé par ma salive, me débattis comme une diablesse en griffant à l'aveugle. Mon ongle rencontra quelque chose, et j'entendis un gloussement. On me lâcha, mes agresseurs prenant la fuite à toute vitesse. Laissée à moitié sonnée sur le duvet, je gardai mes bras en croix, puis j'enlevai lentement le traversin de mon visage. Le regard sombre des autres favorites dès mon retour aurait dû me prévenir : j'étais le mouton noir à abattre. Même les quelques filles avec qui j'avais sympathisé ne s'étaient pas approchées de moi, sans doute craignant les représailles.

J'appelai Lirith, mais elle ne vint pas. Je la cherchai, inquiète, quand je tombai sur l'intendante qui me toisa du regard.

"Que fais-tu encore à traîner là ? J'ai cru comprendre que cela s'était mal passé avec notre Empereur ?"

Je secouai la tête, un goût acre encore en bouche mêlé de salive et d'alcool. A se demander si elle ne l'avait pas fait exprès... Je soupirai : cela serait idiot de sa part.

"Sais-tu ce que je risque à chacune de tes incartades ?!"

Elle m'agrippa par les cheveux, me traîna jusque dans une salle annexe triste et terne. Elle me jeta au milieu, et je vis ce qui était la montagne la plus haute de linge que je n'avais jamais vu.

"Tu ne sais pas te tenir ! Alors je vais te traiter comme une servante. Lirith n'est plus à ton service, je te la retire. Et jusqu'à ce que j'en aie assez, tu travailleras ici à la réparation des nappes et des draps." Je glapis de protestation, mais elle claqua la porte, m'ignorant totalement. Je soupirai, à genoux, et me mordis la lèvre.

Des heures durant, je me piquais les doigts et taillais, mesurais, cousais. Je n'étais pas spécialement douée pour ça : déjà, chez moi, c'était des amies qui me confectionnaient mes habits de danse, composés de feuillage et de perles de corail. Mes amies... Leurs visages rieurs me revinrent en mémoire. Celui d'Haldan prit soudain le pas, et je pestai. Même dans mes souvenirs, il avait décidé de me gâcher la vie ! Je reniflai, l'aiguille à la main, agacée, puis je me grattai le nez. Décidément, rien n'allait. J'attrapai rageusement un autre drap, sursautai en voyant une tête velue sortir d'en dessous. Un chat ! Un de ces maudits félins qui adoraient se coller à moi ! J'éternuai d'un coup et grommelai.

L'animal ronronnait sous le linge, faisait ses griffes sur les soieries pour terminer de les achever. Je poussai un cri de dépit, mais la bête fit un bâillement, peu inquiétée par mes reproches, puis me sonda de ses grands yeux d'agathe. Enfin, il poussa un long miaulement suppliant et se frotta contre moi. J'éternuai encore, mais ne pus me retenir de le caresser. Ma main devint rouge, mais je m'en moquai : ainsi, les piqûres de mon labeur se perdraient dans les nouveaux picotements qui me parcouraient désormais les bras. Son corps élastique s'enroula autour de ma hanche, puis, d'un pas précieux, il se dirigea vers la fenêtre, se posa au bord de la rambarde. Inquiète, je me levai lentement.

"Hé ! Ne va pas par là !"

L'animal sauta, et je me précipitai vers la fenêtre. Je passai ma main à travers la grille, et regardai dehors : il était là, alangui sur le rebord, comme me narguant de sa liberté. Je respirai un grand coup, tout de même rassurée.

"Sale bête."

Le chat me répondit d'un miaulement presque moqueur. Je laissai perdre mon regard vers le ciel bleu, puis vers le portail de la villa. Elle était collée au palais impérial, et trois de ses couloirs intérieurs y menaient directement. Pourtant, il y avait une sortie extérieure qui donnait directement sur la cité, en passant par les jardins.

Je me redressai et fixai les aller-retour des chemins. J'avais du mal à bien voir, mais quelque chose m'intriguai et je voulus la vérifier. Un groupe de gardes passait par là, et ils sortirent en bavassant : c'était leur pause. Puis des servantes, minutieusement fouillées, sortirent à leur tour. Je continuai quelques minutes à observer ces étranges ballets, et je souris. Les hommes. Personne ne pensait jamais à vérifier les hommes, ni même à les regarder. Serviteurs, cuisiniers, surveillants, tous passaient sans problème devant les portes. Il faut dire qu'ils étaient rares, souvent éloignés du harem pour des raisons évidentes, mais pas totalement interdits. J'éclatai de rire, ravie. Je l'avais trouvée, ma porte de sortie !

Je m'élançai dans les couloirs, les mains remplies de linge à m'en cacher les yeux. Je penchai la tête, repérant ma victime, et avançai maladroitement vers lui. Je le cognai volontairement, feignant la maladresse, et m'étalai de tout mon long à ses pieds.

"Je... Je suis désolée !"

Le garde hésita, me jetant un œil, mal à l'aise. Puis il s'accroupit et m'aida à reprendre mes affaires.

"Que fait une concubine avec un travail de servante ?

— J'ai été punie... "

Je lançai un air malheureux, soupirant d'un air dépassé. Il laissa son regard traîner sur mon corps, attiré par mon habit chatoyant, puis fit un sourire timide.

"Ce n'est pas de chance... Une jolie fille comme vous !"

Il continua à rassembler les tissus tombés quand, discrètement, je plantai une aiguille dans l'une des coutures de sa manche. Je tirai d'un coup sec, tout en lui attrapant son autre main d'un air confus. Il ne sembla pas voir la manœuvre, sursautant au touché de mes doigts. Il me lança un regard intéressé.

"Par les dieux !" m'écriai-je.

Il fronça les sourcils, inquiet.

"Que se passe-t-il ?

— Votre manche ! Le fil est complètement sortit !"

L'homme ne comprit pas tout de suite, puis attrapa la couture déchirée sur une grande partie de l'avant bras. Je le vis presque anéanti, la sueur perlant son front.

"Cela a l'air grave..." lui murmurai-je, compatissante.

"C'est que... La grande fête est dans quelques jours, et tout doit être impeccable...!"

Je lui souris d'un air rassurant.

"Vous avez bien un uniforme de rechange, non?

— Un seul, et de moindre qualité... Je vais me faire..."

Je le coupai, lui repris la main d'un air inquiet.

"Je... Comme vous avez été gentil, je peux vous aider.

— Vous...?

— Je suis préposée de couture, il suffit que je vous le répare d'ici là!

— Mais...

— Je ne dirai rien à personne, promis. Personne ne s'en rendra compte."

Il déglutit, semblant réfléchir. Puis il hocha la tête, comme rassuré.

"Vous pouvez faire ça ?

— Demain, il sera comme neuf ! Donnez le moi.

— Je... Je vous l'amènerai à ma relève, le temps que je me change..."

J'hochai la tête d'un air entendu.

"Je serai dans la pièce du fond. Il n'y a personne, alors ne tardez pas !"

+++++++

Je n'eus à attendre qu'une petite heure, le soldat était rentré discrètement sans même frapper. Il me tendit l'habit, plein de gratitude, puis resta planté là sans un mot. Il avait enfilé un autre vêtement, certes moins beau que le premier et visiblement usé. Je le complimentai néanmoins, aimable. Je dus être patiente pour le décoller de moi, agglutiné sur ma main qu'il avait attrapée, bien convaincu qu'il pouvait passer sa pause à mes côtés. Après quelques excuses rondement menées, enfin débarrassée de lui, je scrutai son uniforme en souriant. Il ne m'avait laissée que la veste, brodée d'or et de pierres précieuses, mais cela me suffisait. La manche rapidement réparée, j'attrapai un tissu blanc et l'enroulai autour de mes cheveux, enfilai le long manteau par dessus un pantalon crème en soie trouvé dans ma garde-robe. Il était plus féminin que ceux des gardes et touchait presque le sol, certes, mais était à peine visible et donnait illusion. Je fis quelques mouvements d'épaule, gênée par les bouts de draps déchirés aplatissant ma poitrine, puis j'ajustai l'ensemble. Parfait.

J'avançai d'un pas dégagé à travers la bâtisse, me rappelant ma jeunesse. J'avais de nombreuses fois joué l'homme autrefois, me moquant d'un ami un peu lourdaud. Nous allions voir si ces entraînements avaient donné leurs fruits. Je traversai la pièce centrale, et aucune des femmes ne me reconnut. Les vigiles postés à sa sortie me jetèrent un œil, puis me saluèrent. J'hochai la tête en souriant en coin. Le pire était passé. Je continuai le long du hall, m'approchai tranquillement de la porte du jardin. J'étais aux anges : c'était encore plus simple que je ne le pensais ! Une fois dehors, il me suffisait d'attendre un groupe d'hommes venu des annexes et de passer avec eux.

Je tendis un bras nonchalant pour tourner la poignée, quand on m'attrapa le bras. Je fus happée derrière un paravent ouvragé, plaquée contre le mur.

"Il n'y a pas à dire, monsieur, vous êtes tout à fait à mon goût !

— Je.. Que faites vous ? Lâchez-moi !" m'insurgeai-je d'une voix grave."

L'homme me tenait à quelques millimètres de son visage sans que je ne puisse le voir vraiment, et je sentis son haleine sur mes lèvres. Il avait un turban noir, la peau laiteuse, et surtout une main de fer. Il m'attrapa soudain la bouche avec la sienne, et je sentis sa langue entre mes dents frémir avec délectation. Je voulus mordre, mais il s'échappa à temps.

"Je... je suis un homme !" m'écriai-je, déboussolée.

— Et alors ?"

Il sourit d'un air narquois. Un air qui me disait quelque chose. Je le repoussai et fit de grand yeux.

"Raor !"

Je n'avais pourtant pas reconnu de suite le second d'Haldan, avec ses grands yeux noirs et son allure d'assassin. Il pencha la tête et plissa le regard. Son sourire se transforma en satisfaction, passant son doigt sur ses lèvres.

"Ce joli minois me dirait-il quelque chose ? Je te trouve bien trop sucré pour être de ce sexe..."

Il attrapa ma coiffe et desserra mes cheveux.

"Quelle surprise !" continua-t-il d'un ton neutre.

Je fis la moue, m'essuyai la bouche du revers de la main.

"Je croyais que vous ne m'aimiez pas...

— Oh, tu n'as jamais fait un bon cadeau, oui... Pour le reste, cela va très bien.

— Je peux savoir ce que vous faites ici ?!

— Je peux te retourner la question ?

— C'est vous qui m'y avez mise !

— Non. Enfin oui. Un plaisir, d'ailleurs. Ton visage déboussolé, ta frayeur... Une jouissance infinie. Mais il me semble que tu m'étais plus attirante. Moins masculine en tout cas."

Il attrapa la veste, jeta un œil en dessous. Je tirai d'un air énervé.

"Cela ne vous regarde pas !

— Vraiment ?"

Il renifla mes cheveux, puis sourit à nouveau.

"Tu ne devrais pas sortir. Ils vont te repérer.

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Comme c'est mignon. Et en plus, elle me le demande. Ou "il" ? Je ne sais plus..."

Il mit sa main sur le front, comme dépassé. Il se foutait clairement de moi. Je secouai la tête et remis mon turban. Je n'étais pas prête à laisser ma chance s'échapper.

"Non, vraiment, petit colibri. Tu ne devrais pas." Il me sourit encore, puis fit mine de vouloir me mordre. Je regardai ses dents blanches claquer dans le vide. Ce garçon était complètement fou. Pourtant, c'était bien la première fois qu'il semblait sincère. Il me laissa enfin m'écarter, et je sentis son regard brûler mon dos.

Je retournai à la porte de sortie, et j'ouvris fermement, le cœur battant, m'attendant à une catastrophe. Pourvu que ce fourbe ne me porte pas malheur ! Rien ne se passa, mais j'étais bien dehors. Le soleil me caressa de ses rayons, et je m'engouffrai dans l'allée, rejoignant la petite queue qui se dirigeait vers le portail. Je soufflai enfin : une fois les gardes passés, je serai libre. Ils étaient justement en train de scruter un groupe de jeunes filles, de grands paniers sur leurs épaules. Je pressai le pas.

Quelques mètres encore, et je n'étais toujours pas prise. Je pris la mine la plus décontractée possible. Naturellement, je promenai mon regard autour de moi, comme attirée par les fleurs des bosquets. Soudain, je revis Raor. Il était juste à côté d'un surveillant à plusieurs mètres plus loin, et me lança un sourire sardonique. Il hocha du chef, et me désigna le garde. Je secouai la tête, paniquée. Allait-il vraiment me trahir ? Lentement, il tapota l'épaule de la sentinelle, et, me lançant un regard sadique, il me pointa du doigt en murmurant quelque chose. L'homme se tourna vers moi, alerté. Mon cœur fit un bond. Je partis en courant vers le mur d'enceinte, poussant les serviteurs de toutes mes forces. Puis, voyant les gardes du portail me foncer dessus, je fis un virage et plongeai dans les murs de feuilles du jardin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Alyciane Cendredeau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0