Retombée

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Liqueur d'Agasha
"L'opium des dames de compagnie"

-recette-

200 ml d'eau de vie
500 ml de lait d'ondée
8 larmes d'agashas
2 quartiers de cirus
3 cuillères de miel de fleurs
2 cuillères de myrrhe

-Mélanger tout le filtre dans un flacon cristallin se fermant bien. Laisser macérer pendant un mois en remuant chaque nuit, à l'abri de la lumière.
-Filtrer à l'alambic.
-Servir à ces dames pour plus de plaisir.

Effets primaires: Hausse de la température, excitation du pouls, sensation aphrodisiaque, anesthésie, soumission.

Effets secondaires: Hallucinations, vomissements, dépendance, anxiété, passivité, dépression.

Et voilà comment je m'étais retrouvée à danser à la cour d'un Empereur : à cause de ce démon aux yeux noirs ! Je serrais les dents de rage au souvenir de ses bras qui m'enlaçaient tendrement. Menteur ! Certes, il ne m'avait rien dit. Il ne le pouvait pas. Mais j'avais cru en ses caresses, en ses morsures assoiffées pleines de promesses. Quelle idiote d'avoir été si naïve...

Je fis quelques pas gracieux, en équilibre sur la lourde table aménagée pour moi au milieu de la salle. L'incident de la matinée, la fille mordue et ma joue brûlante, plus rien ne semblait avoir d'importance. Ces quelques semaines dans ce harem étouffant s'estompaient peu à peu. Ma ceinture cliqueta et je me penchai dans une profonde révérence devant les invités. Danser, c'est ce que je savais faire de mieux. Chaque mouvement, des pieds jusqu'au bout de mes doigts, me remontait le moral, m'aspirait à l'oubli réconfortant. Je vibrais au rythme de la musique lentement jouée par les musiciens, le son mélodieux s'écoulant jusqu'à moi. Certains invités me regardaient avec attention, mais j'entendais les rires imbibés d'alcool, les bavardages indolents qui se désintéressaient de ma performance. Tant pis pour eux.

Le voyage avait été long de Fort-Drake, mais j'avais arrêté de harceler Jolün. Arrachée du château glacé alors que je commençais à m'y habituer, nous étions repartis dans les cieux vers un pays plus ensoleillé. La servante était venue avec nous et s'occupait toujours de moi, évitant pourtant mes questions avec soin. J'attendais non sans crainte ma sentence, quand, un soir durant notre voyage, elle m'avait minutieusement maquillée, m'avait recouvert le corps d'une huile brillante et parfumée. Le climat s'était nettement réchauffé, et j'avais enfilé une robe plus légère, presque transparente, blanche et vaporeuse. J'étais arrivée ici le lendemain même, après avoir somnolé dans les bras de mon bourreau. Le traître.

Je tournai sur moi même, relevai la jambe avec élégance, fis jouer des clochettes autour de mes chevilles. Je me redressai soudain, levai les bras, concentrée. La salle retint son souffle...

Quand j'y pense, je ne savais pas ce que j'avais espéré. Je me doutais bien, au moment même où les toits de la ville impériale mêlés d'or et de poussière brillaient à l'horizon, que c'en était fini de moi. Et plus la lumière perçait les collines brunes, plus Haldan s'assombrissait à vue d'œil. Il détestait ce pays, il détestait tout ce qui pouvait s'y rapporter. Quelle fut ma surprise alors quand il baissa la tête devant le trône, quand il courba l'échine, le genou à terre, face au blondinet devant moi. Ce dernier avait un sourire triomphant, satisfait, et jouait nonchalamment avec une mèche de ses cheveux. L'Empereur.

Je m'élançai rapidement sur la pointe des pieds, fis un bond de cabri, basculant sur mes mains. J'attendis le son opportun, le bruit d'un petit tambourin pour accompagner mon acrobatie, puis jetai mon corps en arrière. Mes orteils ne touchèrent pourtant pas le sol, dans un équilibre chancelant...

Je me souvins alors qu'il n'avait pas dit un mot. C'était son bras droit qui avait pris la parole, toujours dans un ton parfaitement clair teinté d'ironie grinçante.

"Grand Empereur...

— Il est rare de voir mes fidèles vassaux du nord ! Un plaisir !" coupa le jeune homme assis d'une joie moqueuse.

"Mon maître vous présente ses hommages.

— Et sa dévotion ?" L'Empereur fit un petit sourire, peu convaincu. "Je sais combien il vous en coûte, vous autres hommes du nord, pour m'obéir" continua-t-il.

"Le traité signé, nous n'avons rien à redire. Vos armées ont su nous convaincre, et nous sommes vos obligés. Nous voici d'ailleurs, comme convenu, à propos de la cité d'Adelweis et de ses troupes."

Raor semblait sincère et ne sourcillait pas d'un pouce. Derrière pourtant, un des hommes murmurait ces paroles à l'oreille d'Haldan, qui serra le poing. L'Empereur se pencha pour mieux le voir, fit un rire amusé.

"Je vois, une petite réunion ne nous fera pas de mal ! Allons-y alors...

— De plus, et suivant vos traditions, nous avons pour vous un présent.

— Oh ! Je ne pensais pas que vous le feriez... Vous autres, vous êtes tellement..." Il ne finit pas sa phrase, regardant Haldan d'un air narquois. Ce dernier fixa le sol, puis s'avança, relevant les yeux.

"Auga reida eldr, mhein hjarta !"

Sa voix résonnait dans l'immense salle, résonnait encore tout au fond de moi. Et je faillis glisser quand les dernières paroles de Raor me revinrent. Je me rétablis aussitôt d'un mouvement de la main et continuai ma figure.

"C'est un présent unique, que notre roi est allé chercher lui-même, seul. Il est d'une grande rareté, et nous sommes sûrs que vous n'en avez pas de tel... Veuillez l'accepter comme gage de notre bonne foi."

Soudain, on m'avait poussée au milieu. Quoi ?! Moi, un cadeau ? Une vulgaire marchandise qu'on se refilait comme un souvenir de voyage ?!

"C'est une femme de Célie. Sa chevelure est aussi rare que ses lèvres sont délicieuses. Nous sommes certains qu'elle conviendra à votre collection.

— Vraiment ? Vous avez dû la chercher bien loin, Sire Haldan..."

Ainsi, j'étais la preuve d'une soumission totale, une preuve d'honneur d'un roi sans aucune fierté... Et je dansais désormais ici devant des hommes ; pas comme une artiste mais comme une simple prostituée.

Haldan et sa clic étaient repartis aussitôt sans que je ne puisse le revoir. Caché sans doute dans sa montagne, dans sa ville noire et morbide. Ils m'ont abandonnée là. Il m'a abandonnée.

Je m'arrachai de mes pensées, et mes talons s'agrippèrent aux bords de la table. J'étais prête à tomber, flirtant avec le vide. Les spectateurs frémirent, attendant la chute. Je me rétablis comme par miracle, me redressant fièrement, levant les bras dans une dernière pose.

Plusieurs se levèrent, bluffés, et applaudirent. Pourtant, l'un des invités s'approcha, m'attrapa la jupe échancrée qui serrait ma taille.

"Quoi, c'est tout ce que fait une catin impériale ?! Je ne suis pas là pour ce genre de galipettes ! Danse donc nue !"

Je le regardai, interdite, quand il tira violemment le tissu. Je poussai un cri, rattrapant l'habit de toutes mes forces, un morceau déjà à terre.

"Voilà qui est mieux !"

L'homme fit un petit rire pervers entrecoupé, essoufflé. Il était gras, dégoulinant de sueur et de bave. Je pris un air dégoûté et sautai de la table, la tête haute.

"Et bien alors ? Danse !"

Il me claqua la fesse de toutes ses forces de sa main boudinée. Je serrai les dents de colère, n'en pouvant plus, et attrapai un verre posé à côté. Je me réjouis de son air halluciné, de son hoquettement choqué quand le liquide lui recouvrit le visage, quand la coupe de métal lui tapa le crâne. Il ne saignait pas, et j'en étais désolée. Les gardes se ruèrent encore une fois sur moi, m'attrapèrent pour m'immobiliser. L'homme était prêt à se venger, quand un mot l'arrêta. C'était l'Empereur qui avait assisté à la scène.

"Je suis navré de cet accident, Seigneur Ogoth. Mais cette terreur fait la moitié de vous ! Je pense que vous pouvez aisément lui pardonner cet affront, après votre impolitesse..."

Le gros homme s'essuya, le visage plein de rage et de vin. Il se retint de crier à la rébellion, quand l'Empereur plissa le regard. Aussitôt, il se calma, et s'écarta en pestant. Je soupirai, essayant de me défaire les bras. Le monarque se tourna vers moi, amusé, et hocha la tête.

"Occupez-vous d'elle, qu'elle se remette de ses émotions. Et amenez-la moi !"

Il s'écarta à son tour, la rumeur grandissante des invités ponctuée du claquement de ses talons sur les dalles froides.

+++++++

On m'avait ramenée de force dans le sérail, entourée par une meute de femmes hystériques. Ce serait à celle qui me ferait le plus de remontrances, qui me hurlerait dessus, me tirerait, me pincerait. Deux agressions dans la même journée semblaient un peu trop pour elles. Je fermai les yeux et m'assis sur la chaise tendue par Lirith, soupirant. Cette dernière ne chercha pas à savoir ce qui s'était passé, se remit à me maquiller sans faire attention aux autres. Je levai les yeux au ciel, puis perdis mon regard un peu plus loin : d'autres concubines me jetaient des airs admiratifs, fébriles. Une intendante se mit devant moi avec un air sévère, les mains sur la taille.

"Tu veux vraiment te faire tuer ?! Si ce n'est pas par l'Empereur, ce sera par moi !"

Je ne répondis pas, faisant la moue. Elle m'attrapa les cheveux, et les coiffa férocement.

"Tu as de la chance, je n'ai pas le temps de te punir. Mais dès que tu reviens, crois-moi, ce ne sera pas une partie de plaisir !

— Car c'en est une ?"

Une servante me coupa, me mettant de force un verre dans la bouche. Mes dents choquèrent contre le cristal, et le liquide me remonta jusque dans le nez. Je toussai, m'étouffant à moitié.

"Arrête de me faire honte !" continua l'intendante.

Sans plus attendre, elle me releva et me poussa vers le couloir, chassant d'un ton sec les filles énervées. Je la suivis sans rien dire, accélérant le pas, le poignet douloureux. De retour dans le palais principal, je me retrouvai bientôt propulsée devant une chambre, et j'entrai.

L'Empereur était là, regardant par la fenêtre. Il se retourna et sembla heureux de me voir.

"Voici donc la terrible Eris !"

Je fis un petit rire gêné, piétinai sans rien dire. Je sentis un feu étrange me brûler la gorge, et je ne su quoi répondre.

"Ne vous inquiétez pas. J'ai trouvé votre spectacle fort intéressant."

Il pencha la tête et me tendit la main. Incontrôlable, je baissai la tête.

"Je ne voulais pas faire de problème... "

Il éclata de rire et me coupa.

"Il n'y a aucun problème. Cela faisait longtemps que je voulais faire pareil...! Et puis... Je m'ennuyais tellement."

Il prit un air tendre, presque rassurant. Mes joues s'échauffèrent, et je sentis mon cœur battre sans raison. Mon regard était happé, hypnotisé par ses gestes. Ce n'était pas normal... Je me mordis la langue jusqu'au sang pour reprendre mes esprits. Un peu de combativité, que diable !

"Oublions-ça. Vous êtes une superbe jeune femme, Eris... J'ai eu beaucoup de chance de vous avoir...

— Il faudra remercier les saariths alors... Un en particulier.

— Vous ne semblez pas vraiment ravie d'être ici. Pourtant, nombreuses sont celles qui se battent pour venir!

— Je leur laisse bien ce privilège, je vous remercie.

— Vraiment ? N'y a-t-il rien que l'on puisse faire pour vous plaire ?"

Je regardai l'Empereur fixement. Il s'adossa nonchalamment sur une colonne, un air engageant. Son corps mince apparaissait furtivement dans un savant nouage de tissus et de bijoux emmêlés, et ses yeux d'émeraude me fixaient avec ce que je crus être de l'envie. Mon sang ne fit qu'un tour.

"Laissez-moi rentrer chez moi, cela m'ira...

— Il va de soi que c'est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Un cadeau de ce barbare... Pris de sa main même ! Impossible de le renier, je ne suis pas si impoli."

Il s'approcha de moi, me caressa doucement la joue de son pouce, puis le laissa glisser jusqu'à mes lèvres. Je frémis.

"Et puis, je dois vous avouer, Eris... Je n'ai aucune envie de vous laisser m'échapper...

— Pour votre collection, c'est ça ?

— Ne soyez pas si vulgaire ! Ce n'est pas une histoire de collection, ni même de fierté. Une alizéenne telle que vous...

— Célienne, exactement."

Il s'était déjà écarté à grands pas, semblant chercher quelque chose, puis se retourna. Il marqua un silence puis sourit.

"Vos terres vous manquent tant que ça ?"

Je ne pris même pas la peine de répondre. La tête commença à me tourner, prise de nausée. Je ne savais pas si c'était l'atmosphère chaude de la pièce, ou le goût piquant de la boisson qu'on m'avait donnée, mais le rouge me monta jusqu'au front. Il me tendit un coffret d'un air presque enfantin, enjoué.

"Je l'ai depuis des années ! C'était mon père qui me l'avait offert.

— Qu'est-ce ?"

J'ouvris le coffret, faisant mine de m'y intéresser, puis je sursautai. J'attrapai alors le coquillage nacré recouvert de corail qui s'y trouvait.

"Une de vos merveilles, il me semble.

— C'est... Comment est-ce possible, il n'y en a plus depuis des lustres !"

Je posai la conque sur mon oreille, fermai les yeux. Aussitôt, je me sentis transportée sur la plage, bercée par le rythme de l'océan, le souffle du vent. La fraîcheur de la brise me reposa, calma mon cœur étrangement énervé et m'éclaircit l'esprit. Une main m'effleura l'épaule.

"Alors ?"

L'Empereur me regardait avec curiosité, enthousiaste.

"C'est... Comme chez moi.

— Vous voyez ? Je ne suis pas votre ennemi.

— Je vois..."

Il plongea son regard dans le mien, et ma tête se remit à tourner. Je reculai, mal à l'aise, et lui tendis la coquille. Il me la prit et s'avança encore. D'un coup, mes mollets butèrent sur quelque chose de dur, et je m'effondrai. C'était le lit de la pièce, savamment placé. Je voulu me rattraper aux draperies du baldaquin, mais le voile craqua. L'Empereur rit, puis se pencha sur moi.

"Vous êtes une femme étrange, Eris... Vous agressez un de mes vassaux, et maintenant vous vous effondrez dans mon lit."

Je le fixai, puis ma tête tourna à nouveau. Un éclat attira mon regard : c'était l'irisé du coquillage qui jouait de ses reflets, posé sur mon torse. Le jeune homme s'approcha encore, ses cheveux d'or m'effleurant le visage. Je frémis et caressai la conque. Comme ce mollusque, j'allais bientôt passer à la casserole.

Soudain, il se recula, gêné, et fronça le nez.

"Vous sentez l'alcool..."

Je fis de grands yeux, choquée.

"Heum... On m'a donné un verre et...". Je mis ma main sur le front, étourdie.

L'Empereur fit la moue, hésitant, mais n'eut pas le temps de continuer. Un homme entra et salua.

"Mon Seigneur, les nouveaux invités sont arrivés. Dois-je leur proposer d'attendre ?"

— Non... Cela ira"

Il se retourna vers moi, me sourit d'un air chaleureux. A moins qu'il fusse hypocrite.

"Je suis navré, les obligations impériales, malheureusement. Mais nous nous verrons plus tard, peut-être...?"

Je déglutis en hochant la tête. Une fois seule dans la pièce décorée, je repris mon souffle, la tête entre les mains. Je ne savais plus si je devais être contente ou carrément vexée. D'un coup, je m'attrapai la bouche, le cœur au bord des lèvres. Je toussai, me levant vers la fenêtre ouverte. Pas le temps de me pencher par la rambarde, je m'écroulai à genoux et vomis. Je regardai la bile qui se déversait autour de moi, suivant les rainures jusque dans le vide. Je baissai la tête, abattue : ce petit souvenir ne plaira pas beaucoup à sa Seigneurie.

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