Au toit du monde

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Douze coups de fouet : c'était bien le minimum pour avoir désobéi au valet principal. Jyan poussa un hurlement quand le feu du cuir s'abattit sur son dos. Pourtant, ses hurlements étaient à peine audibles aux côtés des cris des autres suppliciés. Chaque matin, sur la place centrale de la Cité des Drakes, étaient punis les bandits, les réfractaires, les paresseux, tout ceux qui méritaient une punition, la torture ou, pire, la mort. Déjà les premiers condamnés se balançaient au bout de la corde -noire, comme tout ce qui venait de la ville- , et la servante lança un regard sur leur cadavre. Leur sort était bien pire que le sien, mais elle était entourée comme tous les autres par les spectateurs, ravis du spectacle. Elle servait elle aussi d'exemple, et la terreur qu'inspirait la forteresse noire par delà les monts enneigés était palpable. Ses habitants n'étaient jamais à l'abri ; ce sont les cris et les pleurs qui résonnaient en ces murs. Jyan soupirait  : c'était cette garce de Kathy qui l'avait balancée. Cette pourriture allait crever pour ça, elle y veillerait. Jeté par delà le rempart, son corps ira fleurir la neige, aux côtés des autres morts parsemant la montagne. Les Saarith étaient connus pour leur sauvagerie ; elle ne fera pas défaut à ses aïeux.

Plusieurs jours passèrent dans notre huis-clos. Doucement, l'homme s'était apaisé et me partageait des regards curieux, que je voulais presque tendres. Pourtant, impossible de connaître ses pensées ; il était toujours impassible et distant. Mais, dès la nuit tombée, son désir m'entourait, chauffait l'air et mon corps tout entier. Cela me flattait: il ne me considérait ni comme son esclave, ni même comme sa captive. Il semblait s'inquiéter de mon confort autant que du sien, comme si je lui étais précieuse. Parfois même, je surprenais quelques œillades qu'il me lançait discrètement, m'admirant presque d'un air pensif et sombre. Bien sûr, je n'étais pas dupe: sans doute évaluait-il le prix de sa rente. J'essayais toujours de lutter, de ne pas me laisser aller à ses élans impulsifs qui m'effrayaient autant qu'ils me plaisaient. Mais j'osais croire qu'il me prenait en affection autant que moi dans ces échanges silencieux. Et rien ne pouvait le contredire.

Je ne comptais déjà plus les lunes quand, un après-midi entre deux tempêtes hivernales, des hommes arrivèrent. De même allure que mon ravisseur bien que moins grands, ils portaient un blason noir à la figure reptilienne et cornue. Celui à leur tête s'agenouilla devant mon guerrier, le poing sur le cœur en signe de salut. J'étais à plusieurs mètres de là, cachée derrière un arbre, mais j'étais sûre qu'il m'avait vue. Ses cheveux noirs tombaient devant ses yeux, mais je devinais son sourire narquois, son regard qui me fixait désagréablement.

Ils s'échangèrent quelques paroles inconnues, mais je compris qu'ils nous avaient cherchés, qu'ils venaient pour nous ramener. A l'arrière, l'un d'eux tirait plusieurs créatures volantes, comme celle qui nous avait menée ici. Elles attendaient patiemment, s'ébrouant, dodelinant de la tête. La discussion terminée, le chef du groupe se redressa et fit quelques pas vers moi. Je restai, figée, quand il me salua avec respect. Peut-être m'étais-je trompée? Peut-être n'étaient-ils pas si barbares que cela ? D'ailleurs, ils étaient tous habillés avec soin, toujours de couleurs sombres mais portant fièrement plusieurs pièces d'armures ouvragées.

"Je me nomme Raor"

Il parlait sans un seul accent, d'un ton simple et éloquent. Plus jeune que mon ravisseur, il avait le teint pâle et les lèvres rosées. Pourtant, ils avaient quelques points communs, malgré la finesse de son visage: sa chevelure lisse et luisante sans doute. Il semblait plus agile que fort, athlétique et mince à la fois. Et il avait une aura dérangeante, tordue comme le sourire qu'il affichait sans sourciller.

"Quel est votre nom ?

— Pourquoi je suis ici ?!"

Voilà des jours que cette question me hantait. Puisque j'avais quelqu'un qui me comprenait sous la main, je n'allais pas me retenir ! Son sourire s'agrandit, comme se moquant de moi.

"Mon roi vous a choisie. Il cherchait la plus belle de votre pays. Savez-vous combien vous êtes appréciées par delà votre océan ?"

Je pouffai de rire, incrédule. Certes, je n'étais pas à vomir. Mais de plus belles, il y en avait, malgré mon corps fin et mes longues jambes. J'étais fière de ce que j'étais. Mais non, vraiment, pas de quoi ramener un roi. Un roi ! Je secouai la tête.

"Votre chevelure, ma Dame. Jamais personne n'avait vu de cheveux couleur de sang. Cela vaut bien toutes les grâces.

— Quoi? Vous voulez me tondre?!"

Je reculai, méfiante. Mon peuple avait longtemps été chassé pour leur différence, et si désormais rares étaient ces restes flamboyants, je savais ce qu'il pouvait m'en coûter. Déjà, plus jeune, on s'était largement moqué de moi.

"J'avoue, à sa place, j'en aurais choisie une autre. Mais mon Maître a décidé."

Je fronçai les sourcils, mais ne répondis pas. Il cherchait visiblement à me déplaire, mais je ne lui ferais pas le plaisir de jouer son jeu.

Je n'avais pas d'autre choix que de suivre. Montée sur ma nouvelle monture, j'étais devant mon ravisseur, à la même place que la dernière fois. Je frémis quand je me rappelai mon rapt et mon réveil inquiétant. Notre premier voyage... Je m'arrachai de ma pensée quand l'escouade s'envola. Filant à travers les nuages, je pouvais presque les toucher. Toujours enroulée dans la fourrure de sa cape, j'admirais les terres blanches défilant à nos pieds. Si ma mésaventure continuait inlassablement, m'amenant vers un avenir incertain, je pouvais quand même profiter de nombreuses découvertes que je n'avais jamais imaginées.

+++++++

Fort-Drake était logée en haut d'une chaîne de montagnes, accrochée à la falaise abrupte et coupante du sommet. Tache macabre dans la blancheur neigeuse, ses tourelles sculptées de gargouilles monstrueuses, ses murs de pierres gris-sombre faisaient peur à tout conquérant courageux capable de monter jusque là. Tout y était monochrome, avec quelques taches de rouge qui s'écoulaient le long des rues, comme des drapeaux flottants dans le vent. Etaient-ce vraiment des drapeaux ? Des bruits de métal résonnaient, mêlés à d'étranges cris inquiétants qui me hérissaient le dos. Notre monture planait jusqu'à la Citée, survolant les terrasses agencées en colimaçon jusqu'au château principal.

Notre animal se posa tout en haut, sur une place sans doute destinée à l'atterrissage des bêtes. Une haie d'honneur nous attendait, et je glissai jusqu'au sol pour tomber dans les bras de trois servantes aux mains rugueuses. La plus jeune me sourit, m'entoura les épaules d'une couverture épaisse. Elles me prirent le bras, me tirèrent vers l'intérieur. Je vis alors un long couloir de pierres brutes et froides, décoré par plusieurs lourdes statues de femmes aux yeux vides. Je tremblai devant leur beauté malgré les traces d'usure laissées par le temps.

"Bienvenue à la Citée des Drakes, capitale de Northem". Les femmes m'avaient traînée jusqu'à une grande chambre ornée d'un simple lit, de quelques tapisseries et d'une longue fenêtre au cadre ajouré. Deux d'entre elles étaient déjà reparties quand la troisième s'assit sur le sommier, un plateau de fruit séchés à la main. Je me le savais destiné, mais elle y picorait nonchalamment, me lança un autre sourire chaleureux. Elle continua.

"Comment tu t'appelles ?"

Contrairement au jeune homme qui nous avait ramenés, son accent résonnait à chaque intonation d'une mélodie posée et grave. J'hésitai à lui répondre, mais elle semblait engageante et prête à m'écouter. Elle me tendit le plateau, et je me servis volontiers.

"Eris. Et toi ?

— Jolün."

Je m'assis à ses cotés, et elle me pris tendrement les mains, comme pour me rassurer.

"Dis-moi Jolün... Qu'est-ce que je fais là?"

Elle secoua la tête d'un air désolé.

"Seul notre roi décidera.

— Ton roi ?"

Je retins ma respiration. Peut-être en saurais-je plus sur mon kidnappeur taciturne.

"Le roi Haldan...

— Haldan, hein ?

— C'est un guerrier exemplaire, il règne sur notre région et nous protège.

— Mais... Il décidera quoi ?"

Elle fit un sourire aimable, me serra les doigts.

"Tu n'es pas faite pour ce pays. Trop fragile... Ta peau est si douce! "

Elle regardait mon bras avec envie, comme me dévorant des yeux. Je fis la moue, vexée.

"Je sais me défendre tu sais..."

Elle me regarda, surprise, puis éclata d'un rire clair et franc.

"Je suis ta servante tant que tu resteras ici".

Je plongeai dans ses grands yeux et je la sus sincère. J'hochai la tête d'un air entendu.

+++++++

Plusieurs jours passèrent sans que je ne revis mon ravisseur. Haldan. J'avais encore du mal à lui donner un nom, tant la personne que j'avais connue était différente de ce qu'on me décrivait. Seigneur de guerre, roi intransigeant et brutal, il avait pris le trône et régnait d'une main de fer jusque là. Tous le craignaient, et tous fuyaient ses sautes d'humeur assassines. On me le décrivait toujours sur le qui-vive, rongé par un mal inconnu depuis quelques mois. Pour des raisons politiques, me disait Jolün, que je ne pouvais comprendre: le royaume était désormais sous le joug d'un autre, malgré la force des soldats de Northem. Je ne compris pas tout de suite le rapport.

J'avais du mal à trouver ma place, alors que personne ne m'expliquait vraiment ma présence ici. Le château était froid, grand et vide, et je traînais dans les couloirs avec désespoir quand ma compagne était obligée de me quitter. J'avais bien essayé de monter un plan de fuite, mais c'était inutile. J'étais bien incapable de diriger une de leurs montures inquiétantes, et, à pied, je ne ferais pas long feu dans la montagne escarpée et glaciale. J'ouvrais donc les portes au hasard, découvrant des servantes, des valets, des gardes parfois qui s'affairaient à leurs occupations.

J'étais arrivée dans une aile du château plus décorée, réchauffée par les lourds pans de tissus accrochés aux murs. Nul doute que j'étais proche des appartements royaux, ou des invités importants. Mon cœur se serra : sans doute n'étais-je pas assez importante moi-même pour y avoir droit. Ces nuits passées dans les bras l'un de l'autre ne devaient pas compter. Pourtant, on me laissa y vaquer sans crainte, furtivement surveillée par des dizaines d'yeux luisant dans l'ombre. On n'est jamais trop prudent avec une sauvageonne sortie de son foyer ! Je tirais sur ma robe grise qu'on m'avait laissée, gênée par le tissu grossier et la sensation désagréable d'être chassée. Je continuais à ouvrir les portes, les regards réprobateurs des serviteurs ne m'arrêtant pas. Je n'allais certainement pas abandonner le peu de distraction que j'avais !

Attirée par une étrange vapeur qui roulait devant moi, je suivis une odeur douce de miel et de chêne jusqu'à une large porte fermée. Je l'entrouvris discrètement, reniflant la moiteur humide de la pièce. Des bains ! Des quelques jours que j'avais passés ici, je n'en avais jamais vus, obligée de me laver dans des bassines de laiton dans le froid de ma chambre. Je frémis avec délice au souvenir de mes longues baignades, de l'eau chaude sur ma peau sous le soleil de mon pays. Nostalgique, je continuai à percer le nuage vaporeux recouvrant le bassin, et le vis enfin. Il était là, simplement assis dans l'eau, entouré de deux servantes totalement nues. Elles lui frottaient le dos, les bras, lui coulaient des huiles parfumées qui s'exhalaient jusqu'à moi. Mon ravisseur, toujours aussi contrarié, avait les yeux fermés. Ses longs cheveux tombaient sur ses épaules, des gouttes ruisselant sur son torse cuivré. Il était nu lui aussi, uniquement paré de sa fine couronne d'or, et je rougis au souvenir de sa peau entre mes doigts.

Un courant d'air se glissa devant moi, poussa le rideau blanc des vapeurs pour se faufiler jusqu'à lui. Je vis sa peau se hérisser, et il ouvrit les yeux. Je demeurai immobile dans le cadre de la porte, ravalant ma salive. Je ne comptais pas partir, bien décidée à ne pas en rester là. Il prit un air surpris, comme si mon apparition tombait à pic, et fronça les sourcils. Il soupira, se passa la main sur son visage et repoussa l'une des servantes. Il lança un mot incompréhensible ; je n'attendis pas son invitation pour rentrer. Un autre mot claqua dans les airs, et les servantes se retirèrent rapidement.

Il se leva, me fixa comme pour me sonder. Je continuai à avancer, m'assis sur le bord et y trempai la main. L'eau était chaude, presque brûlante, et me piquait délicieusement. Je relevai la tête et jetai un œil vers lui, une goutte de sueur coulant le long de ma tempe. Il s'approcha enfin de moi, après un long silence. Lentement, il attrapa une mèche de mes cheveux, l'enroula autour de ses doigts. Je lui lançai un sourire détendu, mais je sentais une sombre agitation intérieure me serrer le ventre. Son air sévère sembla se détendre et il me lâcha. Soudain, sans crier gare, il attrapa le revers de ma manche et me tira dans l'eau. Je poussai un cri strident, à moitié étranglée, buvant la tasse. Voulait-il me noyer ? Impossible ! J'avais vu son œil luisant, presque malicieux. L'eau avait un goût de savon et me piquait les yeux, mais je restai immergée, accrochée à ses jambes. Je voulu le tirer de toutes mes forces, mais il ne bougea pas d'un pouce. Sa main plongea jusqu'à ma tête, me caressa presque le front et m'attrapa fermement pour me tirer. Je me relevai en poussant un petit gémissement, puis le regardai, béate, la chevelure emmêlée et collante. Il fit un petit sourire amusé. Je répondis par un petit rire toussotant, honteuse. Une façon comme une autre de tenter un rapprochement ; les hommes adorent les ingénues... M'écartant légèrement, il laissa couler son regard sur mon habit mouillé. Je le sentis me plaquer contre le bord du bassin, son visage s'approchant dangereusement de moi.

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